Mémoires olympiques/Chapitre XXII

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 198-204).
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Prague (1925)

L’invitation à tenir à Prague le congrès, ainsi que la session du C.I.O en 1925, nous était parvenue à Rome deux ans plus tôt et avait été aussitôt acceptée. Elle portait la signature du ministre des Affaires étrangères, M. Benès. Cette même année, j’avais rendu visite au président Masaryk en séjour à Montreux et constaté l’intérêt qu’il portait à l’olympisme rénové. Il n’était que justice d’ailleurs de rendre hommage à cette splendide ville de Prague, l’une des plus belles du monde à coup sûr, des plus prestigieuses aussi par tout ce qui s’y est accumulé d’histoire aux péripéties dramatiques et profondément humaines. Pour moi, qui dès l’origine du mouvement olympique y avais associé la Bohème et n’avais cessé de défendre ses droits, il me plaisait tout particulièrement d’y aller finir ma carrière d’activité présidentielle. Et c’était aussi le moyen de témoigner à mon fidèle collaborateur et ami Jiri Guth-Jarkovsky, seul représentant maintenant de l’équipe première, ma gratitude et mon attachement.

La session du C. I. O. s’ouvrit le 26 mai 1925 à l’Hôtel de Ville. Parmi les nouveaux venus se trouvaient le comte Bonacossa (Italie), le baron Schimmelpenninck (Hollande), le secrétaire d’État Lewald (Allemagne), M. Ivar Nyholm (Danemark) et le Dr Haudeck (Autriche). À la première séance, le capitaine Scharroo apporta des nouvelles satisfaisantes d’Amsterdam. À vrai dire, grâce à lui et à ses collaborateurs, tout s’y organisait d’une manière excellente, mais un moment la ixe Olympiade s’était trouvée en péril parce que… les piétistes s’étant insurgés contre le caractère « païen » de cette restitution avaient réussi à entraver le vote des crédits. Cette Olympiade allait-elle donc s’attribuer un record préalable, celui de la sottise ? Mais l’opinion s’étant rebellée devant les hésitations des gouvernants, une souscription publique avait indiqué à ces derniers qu’ils faisaient fausse route. Et tout était rentré dans l’ordre. Tout de même, au XXe siècle ! Quelle leçon de choses pour ceux qui croient en avoir fini avec les multiples aspects de l’obscurantisme et avoir « terrassé l’hydre de l’ignorance ». Ce qui ne cessait au contraire de m’inquiéter, c’était justement l’extension et l’aggravation de cette insuffisance intellectuelle du temps présent. Car le savoir n’est rien sans la compréhension ; et la connaissance spécialisée, à l’aide de laquelle, on s’imagine de nos jours mettre l’homme à même de saisir les ensembles, les lui déforme au contraire. Ayant depuis un quart de siècle étudié ce problème-là, ses conséquences probables et sa solution possible, j’étais impatient de pouvoir dorénavant m’y consacrer entièrement et c’est pourquoi les travaux olympiques à Prague me trouvaient parfois un peu inattentif et distrait. Je sentais à cet égard mon rôle achevé. J’avais conscience de laisser à mon successeur une situation privilégiée et hors d’atteinte.

Après les affaires de Hollande, on examina celles de Californie à échéance lointaine d’ailleurs et déjà plus avancées que cela n’avait jamais été le cas dans le passé. L’avenir de la conquête africaine, compromis par la défection algérienne, se consolidait depuis qu’Alexandrie avait accepté l’héritage et que A. C. Bolanachi s’y dévouait si complètement. Les Jeux d’hiver avaient victoire complète. Nos collègues Scandinaves convaincus et convertis s’étaient ralliés sans restriction. J’en étais heureux, ayant toujours souhaité voir cette annexe hivernale dûment légalisée, mais je me reproche d’avoir alors laissé pénétrer dans nos codes, sous le titre de Charte des Jeux d’hiver, un texte qui pourra créer des embarras. Il eût fallu au contraire interdire tout numérotage à part et donner à ces concours le numéro de l’Olympiade en cours.

Pour finir, on ouvrit l’armoire aux cadavres et on en sortit, pour l’étudier à nouveau, la momie amateuriste avec sa suite : manque à gagner, argent de poche, distinction entre professeur et professionnel, conséquences du contact de l’amateur et du professionnel etc. Tout cela allait être discuté une fois de plus par le congrès qui s’annonçait non pas orageux quant à son ordre du jour, mais exposé à des incidents du fait de certains agitateurs. D’autre part, une ingérence du dehors absolument inattendue s’était produite à propos de l’élection du nouveau président du C.I.O. Il s’agissait d’empêcher la présidence de passer entre des mains non françaises et pour cela d’obtenir que je consente à la conserver jusqu’à l’année suivante, ce qui donnerait à la manœuvre le temps de se développer. Il eût été tout à fait déloyal de ma part de me prêter à de pareils agissements. Les membres de la Commission exécutive consultés — et le révérend Laffan avec eux — se montrèrent catégoriques dans leur protestation. Au grand dîner suivi de réception donné le 27 mai par M. et Mme Benès, au Palais du Hradschin, dans la fameuse « salle blanche », le ministre me dit qu’il avait été prié d’intervenir à cet égard mais s’y était refusé, considérant qu’il eût été incorrect de sa part d’empiéter le moins du monde sur l’indépendance du C.I.O.

Le lendemain 28 mai, il fut procédé à l’élection. Le nombre des votants étant de 40, la majorité à atteindre était de 21. Au premier tour, des voix s’égarèrent encore sur mon nom malgré moi, par témoignage de sympathie ; au second tour, le comte de Baillet-Latour fut élu. Le calme et la satisfaction accueillirent cette élection qui témoignait de la force des rouages olympiques et donnait à tous le sentiment de la sécurité. La session proprement dite se termina de la sorte à la veille de l’ouverture du congrès. Des fêtes très brillantes avaient lieu presque quotidiennement : garden-party présidentielle, représentation de gala à l’Opéra, matinée au célèbre palais Wallenstein, dîners offerts par le conseiller et Mme Guth Jarkovski, par le ministre de l’Hygiène, le maire de Prague, l’Automobile-Club et le Comité olympique tchéco-slovaque, etc. À l’ouverture du Congrès, des chœurs magnifiques se firent entendre, dont les graves sonorités en ce lieu historique éveillaient la mémoire de Jean Huss et du roi Georges de Podiébrad.

Il avait été décidé que la transmission des pouvoirs se ferait à Lausanne et que l’autorité de mon successeur s’exercerait à dater du 1er septembre. De ce fait, j’étais encore président en fonctions et susceptible d’intervenir au congrès. Aussi bien, sur la proposition du général Sherrill, mes collègues m’avaient nommé « président d’honneur à vie des Jeux Olympiques » en spécifiant que cette dignité ne serait jamais conférée à personne après moi. Mais, comme je l’avais déjà fait en 1921, j’avais désigné J. S. Edström pour diriger les débats. Ce choix était toujours agréable aux fédérations, Edström étant à la fois membre du C.I.O. et président de la Fédération internationale d’athlétisme. Il apportait à remplir ce rôle délicat un zèle et une conscience admirables et les enveloppait d’une certaine rudesse mais tempérée de justice et de bonté et dont nul ne se formalisait. Cette fois, pourtant, il trouva l’assemblée difficile à manœuvrer et, les premiers jours, en éprouva quelque découragement. Cela provenait plutôt, à mon avis, de la nature quasi-insoluble du problème en face duquel on se retrouvait à nouveau que de l’état d’esprit de la majorité des congressistes. Ils voulaient sincèrement le bien des institutions sportives, mais se sentaient investis de mandats souvent contradictoires, selon la nationalité dont ils se réclamaient et le sport particulier qu’ils représentaient. Les passions nationalistes avaient été tellement exacerbées par la guerre que bien des points de vue s’en trouvaient faussés, alors que d’autre part on tendait plus que jamais, par ambiance générale et aussi par une sorte d’instinct secret de conservation sociale à se réclamer de l’internationalisme dans les domaines les plus variés : étrange contradiction de l’heure présente que bien de nos contemporains ont déjà eu occasion de signaler.

Un autre congrès se tenait à Prague conjointement avec le congrès technique. Il était d’ordre pédagogique et nous l’avions convoqué d’accord avec le gouvernement tchécoslovaque en ayant soin de spécifier que « ni le principe, ni les modalités de l’éducation physique n’étaient en cause » et que l’assemblée n’aurait « à aucun degré pour mission la recherche ou l’adaptation des meilleures méthodes », mais simplement « l’étude des voies à suivre pour améliorer sur différents points l’organisation sportive sans affaiblir ni modifier son caractère fondamental ». Ces points spéciaux étaient les suivants : excès d’exhibitions, combats de boxe, restrictions pendant l’adolescence, participation des femmes, renaissance du « gymnase antique », développement du franc-jeu et de l’esprit chevaleresque, collaboration des universités, cure de sport, lutte contre les faux sportifs. C’était, comme on le voit, un ensemble de questions en apparence désunies que reliait pourtant le fil résistant bien que ténu d’une commune préoccupation d’ordre psycho-physiologique. Chaque question était accompagnée d’un paragraphe explicatif et posée en termes semblant exclure la possibilité de s’écarter du terrain délimité. Le Congrès pédagogique pourtant versa assez vite dans l’une des ornières habituelles au « palabrisme » contemporain : à savoir, l’incapacité à traiter un sujet de façon à la fois objective et pratique sans s’en laisser détourner par le souci de mettre ici une opinion en relief ou de ménager là un intérêt particulier. Il en résulte en général une éloquence sans ossature qui ne laisse pas grand’chose derrière elle. Ce fut le cas cette fois. N’intervenant pas au congrès technique, j’avais eu scrupule à prendre une part trop active à celui-là. Cependant, les sujets inscrits au programme me tenaient à cœur et c’est sur mon désir qu’ils y figuraient. Mais j’eus l’occasion d’y revenir par la suite dans des circonstances plus favorables.

En conformité avec la décision prise, le comte de Baillet-Latour entra en possession de ses fonctions le 1er septembre suivant. Peu de jours après eut lieu sa visite officielle au Conseil d’État vaudois et à la municipalité de Lausanne. Le président du Conseil d’État et le syndic de la ville donnèrent un déjeuner en son honneur. Nous nous rendîmes ensuite à Berne où le président de la Confédération, alors M. Musy, nous reçut de même à déjeuner après la visite au palais fédéral et l’échange des compliments d’usage.