Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXX


CHAPITRE XXX.


Mort de madame Helvétius. Élections de mars 1802.

Le 24 thermidor an VIII (12 août 1800), Mme Helvétius mourut à Auteuil, âgée de 78 à 79 ans. Elle a été enterrée dans son jardin, selon ses intentions : quelques amis, et en particulier ses deux commensaux, Laroche et Cabanis, ont assisté à cette cérémonie. Il m’est douloureux de penser que je ne l’ai pas vue dans ses derniers momens, que je ne lui ai pas fermé les yeux, et qu’il ne m’est revenu d’elle aucune marque de souvenir, quoiqu’elle répétât sans cesse qu’elle m’aimait toujours.

La fin de l’année 1801, ou le commencement de l’an 10 de la république, a été marqué pour moi par un événement qui pouvait être de quelque importance, si l’ordre de choses qui l’avait amené eût pu être regardé lui-même comme ayant quelque stabilité. À cette époque, on a mis à exécution la forme décrétée par la constitution de l’an VIII, pour la nomination des notables communaux, départementaux et nationaux.

Cette opération a consisté à établir dans chaque municipalité une liste communale, à laquelle on a admis tout homme né et résidant en France, âgé de 21 ans, et inscrit sur le registre civique de son arrondissement, ce qui a pu donner, d’après la population actuelle, un nombre de cinq ou six millions d’individus ayant droit de concourir à la nomination des notables communaux. À n’en supposer que cinq millions, c’est-à-dire, en supprimant les vieillards et tous ceux qui ont négligé de se faire inscrire, ces cinq millions ont dû choisir un dixième d’entre eux pour former les notables communaux susceptibles des places appelées communales, telles que celles de maire, de juge de paix, etc.

Ces notables communaux, au nombre de 500 mille, ont dû indiquer, dans des listes déposées chez des officiers publics, chacun dans quelque lieu principal du canton, un dixième d’entre eux pour former la liste des notables départementaux, qu’on suppose avoir dû être au nombre de 50 mille, susceptibles des places et magistratures du département, préfectures, sous-préfectures, tribunaux de première instance, etc.

Enfin, les notables départementaux, choisissant un dixième de leur nombre, ont dû faire une liste nationale de notables nationaux, au nombre de cinq mille seulement, capables de remplir les places les plus relevées du gouvernement de leur patrie.

L’expérience a prouvé que cette combinaison qu’on attribue à l’abbé Sieyes pour le fonds, et à Rœderer pour les moyens d’exécution, est essentiellement vicieuse.

Les listes communales, par cela même qu’elles ont renfermé un très-grand nombre d’individus, ont présenté, en effet, à peu près tous les citoyens capables de quelque fonction publique ; mais les listes départementales, dressées par les notables communaux, ont été très-mal faites ; presque toutes, dans les campagnes, ont été l’ouvrage des maires de village, qui ont fourni à eux seuls la plus grande partie des bulletins, soit en jetant dans les capses tant de bulletins qu’ils ont voulu, au nom des absens, qui ont été partout en grand nombre, soit en suggérant les noms aux votans, et en leur fournissant des bulletins tout faits.

Pour la liste nationale, les abus et l’intrigue y ont encore eu plus de part. Ainsi, à Paris, les gens du bureau où l’on allait voter, se sont fait mettre sur la liste par tout venant. Il s’est formé aussi des coalitions : deux à trois cents personnes sont convenues de prendre chacune la liste réglée entre elles, et de se nommer exclusivement les unes les autres ; de sorte que chacune d’elles a eu nécessairement deux cents voix lorsque la coalition a été de deux cents personnes ; ajoutez les voix éparses hors de la coalition, et chacun des coalisés se trouve avoir un avantage immense sur quiconque n’a pas été membre de l’association.

Il y avait à Paris deux coalitions de ce genre : je n’ai été de l’une ni de l’autre, et beaucoup de personnes de qui j’étais connu, apprenant que j’avais donné mon bulletin dans les premiers jours, m’avaient déclaré que je ne serais pas dans le leur, puisque je n’étais pas de leur coalition. Cependant, à l’ouverture du scrutin, il s’est trouvé que je rassemblais plus de cinq cents voix, et que j’ai été au nombre des notables nationaux, susceptible par conséquent de toutes les places et dignités de la république.

Au moment où j’écris ceci (7 mars 1802), le Sénat est occupé de la nomination des vingt places vacantes au tribunal, et des soixante au Corps Législatif ; et je sais de deux sénateurs que je suis sur une liste de trois à quatre cents candidats. Sous le régime d’une constitution où les droits de la propriété ont été absolument oubliés, quoiqu’on prétendît former un gouvernement représentatif, j’ai bien quelques titres. Quarante ans de travaux et quelques connaissances dans les matières d’économie publique d’administration, de législation ; un caractère persévérant, des ouvrages accueillis avec indulgence et avec estime, sont, aux yeux de mes amis, de véritables droits. Mais je pense que le petit nombre de sénateurs qui croiraient pouvoir me nommer, trouveront une grande opposition dans la multitude d’entre eux, dont quelques-uns me réprouveront comme aristocrate ou comme économiste, etc., tandis que la plupart des autres ignorent parfaitement et ma personne et mes ouvrages.

Je n’ai rien tenté pour aider à la fortune ; je n’ai pas fait une visite, ni écrit une ligne à aucun de ces électeurs. Si j’étais nommé ou tribun ou législateur, ce serait vraiment un événement extraordinaire et inattendu, dont je pourrais à bon droit tirer quelque vanité. Sinon, je dirai comme Pédarète, mais non pas d’aussi bonne foi, ni aussi modestement que lui, que je suis ravi de voir que la patrie a trouvé quatre-vingts personnes qui ont plus d’instruction que moi dans des matières que j’ai étudiées cinquante ans de ma vie ; car j’ai commencé à m’occuper de cette étude à vingt-cinq ans, et j’entre aujourd’hui, 7 mars 1802, dans ma soixante-seizième année. — Ce 6 germinal an X, la liste des nouveaux membres du Corps-Législatif est publique, et formée, comme je le prévoyais, de noms presque inconnus ; et je n’y suis pas compris, non plus qu’un grand nombre de personnes que la voix publique y appelait ; et je dis : À la bonne heure.