Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXXI


CHAPITRE XXXI.


Nouveau plan pour le rétablissement de l’Académie française. Institut national.

Me voici arrivé à 1803, année dont le commencement se marque, pour moi, par une troisième espérance déçue du rétablissement de l’Académie française.

Ce projet avait été présenté à Bonaparte par plusieurs membres estimables de l’Institut, et par l’opinion publique, qui désapprouvait depuis long-temps l’organisation de ce corps, et qui paraissait universelle sur la nécessité de combattre la corruption de la langue et celle du goût, en rétablissant une compagnie qu’on croyait avoir rempli avec succès cette utile destination.

Le premier consul, amené par degrés à croire que l’Institut ne remplaçait pas à cet égard l’Académie, s’était laissé aller, malgré son attachement à l’Institut, à nommer une commission de cinq membres de cette même compagnie, pour former le plan d’une organisation nouvelle : ces commissaires étaient, MM. Laplace, Rœderer, Dacier, Vien ; j’ai oublié le cinquième.

Ils étaient convenus des dispositions suivantes : L’Institut serait partagé en quatre académies,

Une Académie des sciences,
Une Académie française,
Une Académie des inscriptions et belles-lettres,
Une Académie des beaux-arts.


Tous les anciens académiciens entraient de droit dans les compagnies auxquelles ils avaient appartenu ci-devant.

On pouvait être membre de plusieurs Académies.

Chaque compagnie reprenait ses statuts et ses réglemens.

Chaque membre avait 1,200 francs de traitement fixe, et 500 francs en droits de présence.

Pour l’Académie française en particulier, il y avait un secrétaire perpétuel, à 6,000 francs de traitement ; un pour l’Académie des inscriptions ; deux pour l’Académie des sciences ; un pour celle des arts.

Afin d’avoir un plus grand nombre de places à donner, sur quatorze académiciens français qui vivaient encore, cinq étaient déclarés vétérans, parce que leur âge ou leurs fonctions actuelles les empêchaient d’assister aux séances. Ces vétérans étaient Roquelaure, archevêque de Malines ; Cussé, archevêque de Tours, ci-devant d’Aix ; le comte de Bissy, âgé de quatre-vingt-trois ans ; Saint-Lambert, de quatre-vingt-cinq, et d’Aguesseau, ambassadeur en Danemarck.

La liste des membres de la nouvelle Académie, dressée par les commissaires, reportant dans l’Académie des inscriptions un assez bon nombre de membres insignifians de la classe de littérature, on épurait d’autant, quoique bien moins qu’il n’aurait fallu, la liste de la nouvelle Académie. On rattachait à celle-ci les neuf membres encore vivans et non compris parmi les vétérans, savoir : Gaillard, Suard, Laharpe, Delille, Ducis, Morellet, Choiseul-Gouffier, Target, Boufflers. Suard devait être secrétaire perpétuel, etc.

Parmi les nouveaux membres de la compagnie, on plaçait les trois consuls, le ministre de l’intérieur et celui des relations étrangères, Lucien Bonaparte, Fourcroy, Rœderer, François de Neufchâteau, de Vaisnes, Portalis, Laplace, Delambre, Volney, Garat, Cabanis, Bernardin de Saint-Pierre, Dacier, Ginguené, Andrieux, Chénier, Lebrun, Colin d’Harleville, Legouvé, Arnault, Sieyes, etc., c’étaient au moins là ceux qu’on proposait, sauf les corrections et changemens que pouvait faire à la liste le premier consul, dont je disais alors :


Mais quoi ! l’homme aux cent yeux n’a pas fait sa revue :
Jusques-là, pauvre cerf, ne te vante de rien.


Ce plan était bien défectueux ; on ne régénérait pas l’Académie française ; on ne lui rendait pas la considération et l’autorité dont l’ancienne avait joui ; on ne rétablissait pas cet heureux mélange des hommes de lettres avec les gens de la cour, ordre de la société que la révolution avait détruit ; mais on faisait ce que les circonstances laissaient possible. Les gens en place succédaient aux anciens grands seigneurs ; on ramenait les noms des compagnies littéraires, et chacune se remettait en possession, autant qu’il était permis d’y prétendre, de l’espèce de renommée et d’estime qui appartenait à l’ancienne. L’Académie des sciences et celle des inscriptions ne pouvaient que gagner à reprendre ces noms, connus de toute l’Europe savante, et illustrés par des hommes à qui s’adressaient avec respect toutes les Académies étrangères, avec qui les hommes instruits de tous les pays s’honoraient de correspondre. Mais la nouvelle classe, qui remplaçait l’Académie française, avait un plus grand avantage encore à reprendre son ancien nom. L’influence des mots sur les opinions est si puissante, que c’était manifestement avoir accompli plus d’à moitié l’ouvrage du rétablissement de l’Académie française que d’en avoir fait revivre le nom.

Mais c’était précisément là ce qui contrariait les préjugés de quelques hommes puissans, attachés à cette création nouvelle qu’on avait nommée l’Institut, et voulant à toute force en conserver au moins le nom, quoiqu’ils ne pussent pas se dissimuler les vices de son établissement. Ils pensaient avec raison que rien ne pouvait faire oublier ce nom d’institut, plus promptement et plus efficacement que le retour des noms des anciennes compagnies ; et ils n’ont voulu ni d’Académie des sciences, ni d’Académie des inscriptions, ni d’Académie française.

Leur plan, auquel ils ont gagné le premier consul, a différé beaucoup de celui qu’on avait proposé : 1° il bannit ces anciennes dénominations d’académies, et ne désigne les divisions nouvelles que par les noms de première, deuxième, troisième et quatrième classe ; 2° il conserve dans la deuxième classe, celle qu’on donne comme devant remplacer l’Académie française, bien des membres de l’Institut, qui ne sont connus par aucun talent d’écrire, tels que[1]..........; 3° Aucune classe n’a son existence à part des autres, ce qui met obstacle à l’établissement de tout esprit de corps, à toute émulation entre les classes, etc. ; 4° les règlemens de l’ancienne Académie, dont une expérience d’un siècle et demi prouvait assez l’utilité, ont été abandonnés en beaucoup d’articles importans. Il serait trop long de faire ici ce parallèle.

Le 3 pluviose an XI (24 janvier 1803), fut décrétée l’organisation nouvelle de l’institut national, tel qu’il est aujourd’hui, formé de quatre classes.

Il y a dans ce décret une chose bien remarquable, c’est l’exclusion, ou ce qui revient au même, l’omission préméditée et réfléchie de toutes les sciences morales et politiques, quoiqu’on prétende y faire l’énumération de tous les objets dont peut et doit s’occuper l’Institut. Cette disposition se montre encore très-clairement dans une autre opération du gouvernement de Bonaparte, je veux dire le décret d’Aix-la-Chapelle, du 24 fructidor an XII, qui, en donnant des prix considérables à différens travaux de tous les autres genres, n’en décerne à aucun ouvrage philosophique. Pour reconnaître dans les deux décrets l’uniformité des principes qui les ont dictés, il faut se rappeler que l’Institut, dans sa première organisation, du 3 brumaire de l’an IV, était divisé en trois classes, la première, des sciences physiques et mathématiques ; la seconde, des sciences morales et politiques ; la troisième, de la littérature et des beaux-arts. Les sciences morales et politiques, attribuées à la deuxième classe, comprenaient, selon le décret de fondation :

L’analyse des sensations et des idées,
La morale proprement dite,
La science sociale et la législation,
L’économie politique,
L’histoire et la géographie.

Et selon la nouvelle division, décrétée le 3 pluviose, en assignant à chacune des quatre classes les objets dont elle doit s’occuper, et en laissant à la première et à la quatrième leurs anciennes attributions, on retranche de celles de la deuxième et de la troisième presque tous les objets compris sous le nom de sciences morales et politiques ; on laisse seulement la géographie à la première, et l’histoire à la troisième.

Le décret fait à la vérité mention, pour la deuxième classe, de l’examen des ouvrages importans d’histoire et de sciences, dénomination sous laquelle on peut absolument entendre des ouvrages qui traiteraient de morale et de politique ; mais c’est avec la clause que cet examen ne se fera que sous le rapport de la langue. Quant à la troisième classe, on lui laisse aussi le droit de s’occuper des sciences morales et politiques, mais seulement dans leur rapport avec l’histoire. Et ces deux restrictions semblent défendre à l’une et à l’autre de traiter au fond et en elles-mêmes les grandes questions des sciences politiques.

Si nous examinons à présent le décret d’Aix-la-Chapelle, nous y verrons bien plus encore ce système annoncé par le gouvernement, d’interdire la discussion de tout ce qui regarde la constitution et l’administration de l’état. Des prix de 10 et de 5000 francs, pour des ouvrages de différens genres, seront distribués de dix ans en dix ans, le jour anniversaire du 18 brumaire, dans l’intention, est-il dit, d’encourager les sciences, les lettres et les arts, qui contribuent éminemment à l’illustration et à la gloire des nations.

La munificence d’un grand peuple se montre là dans tout son éclat : de tels prix sont un encouragement puissant pour les écrivains ; et cet encouragement me semble aussi réellement dû à la plupart des études qu’on veut récompenser. C’est l’intérêt de toute nation, et le devoir de tout gouvernement, d’animer et de favoriser les progrès des sciences physiques et mathématiques, l’art d’écrire l’histoire à la manière des Tacite, des Hume, des Bossuet ; l’invention des machines vraiment utiles ; tous les services rendus à l’agriculture et à l’industrie ; l’art dramatique, enfin les beaux-arts ; et l’encouragement de ces connaissances est, en effet, l’objet et le but expressément énoncé de l’établissement de ces prix.

Mais, en rendant justice à ces dispositions du décret, je ne puis m’empêcher d’y remarquer avec douleur l’omission volontaire des études qu’il importe le plus à l’homme d’approfondir et de perfectionner, les sciences morales et politiques, la recherche des vrais principes de l’ordre public, du gouvernement et de l’administration. Voilà manifestement les choses dont on ne veut pas qu’aucune classe de l’Institut s’occupe désormais.

Or, je demande de quel œil un homme, ami de la vérité et du bonheur de ses semblables, peut voir, non pas seulement exclue du nombre des sciences qu’on encourage par des prix, mais interdite au corps dépositaire et conservateur des connaissances humaines, celle de l’ordre social et des vrais principes du gouvernement. Quoi ! dira-t-il, Montesquieu avec l’Esprit des lois, Smith avec son traité de la Richesse des nations, n’auraient pu concourir dans la lice ouverte à tous les autres genres de travaux et de veilles ? Un bon ouvrage sur la meilleure forme de l’imposition, sur les rapports des colonies avec leur métropole, sur la liberté nécessaire au commerce et à l’industrie, etc., ne peut prétendre à un prix qu’on donne à un opéra, à une traduction de quelques manuscrits arabes, à trois poëmes ? C’est là, continuera-t-il, un renversement entier de l’ordre qui doit s’établir dans l’esprit du législateur sur l’importance relative et graduée de chaque genre de connaissance, ordre selon lequel on doit voir, avant tout, l’organisation sociale, et les moyens qui l’établissent et la perfectionnent.

Les observations précédentes font assez voir que les dispositions de Bonaparte ne sont pas favorables au genre d’études qu’on avait compris sous le nom de Sciences morales et politiques. Sans doute, on ne peut mettre parmi les connaissances qu’il n’aime pas, les sciences mathématiques, et la physique dans toutes ses parties, et les arts, tant mécaniques que libéraux ; mais il montre de l’éloignement pour toutes les discussions de cette philosophie spéculative et rationnelle, qui se donne le droit de rechercher les principes sur lesquels doivent reposer la constitution des sociétés politiques et leur administration ; c’est à ceux qui s’occupent de ces objets, qu’il donne le nom dénigrant d’idéologues et d’économistes.

  1. Les noms manquent dans le manuscrit.