Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXIX


CHAPITRE XXIX.


Projet de rétablir l’Académie française. Lettre de Lucien Bonaparte, ministre de l’intérieur.

Lucien Bonaparte, ministre de l’intérieur, songea au rétablissement de l’Académie française, en 1800, dans le cours du mois qu’on appelait alors prairial. Il nous fit pressentir, Suard et moi, par Duquesnoy, un de ses rapporteurs, avec qui j’avais eu déjà quelques relations dans lesquelles il s’était montré pour moi très-obligeant. Le rétablissement de l’Académie ne pouvait que m’être très-avantageux, ainsi qu’à ceux de nos confrères restés en France, ou qui pourraient y rentrer. On nous promettait merveilles : une indemnité, en forme de pension, pour les pertes que nous avait causées la suppression de l’Académie ; et pour assurer et accélérer les travaux, un traitement particulier à trois d’entre nous qui seraient occupés de la rédaction du Dictionnaire et de la Grammaire. Il y avait aussi une place de secrétaire perpétuel à l’instar de l’ancienne, et qui ne pouvait guère être donnée qu’à Suard ou qu’à moi.

Il ne nous convenait pas d’opposer de résistance aux bonnes intentions du ministre, mais nous ne pouvions nous empêcher de voir et de faire remarquer aux auteurs du projet les obstacles qui allaient le traverser.

Les principaux étaient l’opposition qu’y mettrait l’Institut, et l’attachement que le premier consul laissait voir pour cet établissement. L’Académie avait été supprimée par une loi ; comment la rétablir sans le concours du Corps législatif, qui ne se rassemblait que dans quatre ou cinq mois ? Comment la doter, puisqu’après tout il fallait de l’argent pour exécuter le projet tel qu’il nous était annoncé ? Ne valait-il pas mieux attendre le retour du Corps législatif, ou au moins celui de Bonaparte lui-même, occupé alors en Italie à préparer la victoire de Marengo, etc.

Voilà ce que nous disions, mais sans être assez bien écoutés. Le ministre aplanirait tout ; il était sûr du consentement de son frère, qui se ferait honneur d’être sur la liste ; le troisième consul, Lebrun, lui-même, le ministre de l’intérieur, et celui des relations étrangères, demandaient à être nommés. Ce seraient là des appuis suffisans pour cette nouvelle fondation d’un établissement si célèbre en Europe, Lucien voulait qu’on pût lui dire : Vous avez rétabli l’Académie française, et pouvoir répondre, Oui, j’ai rétabli l’Académie française. Laplace, un des membres les plus distingués de l’Institut, et quelques autres, une fois placés sur la liste de l’Académie, de leur propre consentement, l’opposition de ce grand corps perdait toute sa force, et ne pouvait nuire au succès.

Toutes ces assurances paraissant écarter les difficultés, on nous demanda une sorte de projet ou pétition, qui nous donnât l’air d’avoir nous-mêmes sollicité notre rétablissement, dont on a vu que nous ne nous étions pas avisés les premiers ; et nous nous prêtâmes à ce petit mensonge politique, pour ne pas contrarier le ministre.

Je me chargeai de rédiger cette pétition, et la voici :

« Les citoyens soussignés, membres de l’Académie française, dont les assemblées ont été interrompues depuis le mois de septembre 1793, et qui se trouvent à Paris, présentent au citoyen ministre de l’intérieur les observations suivantes, qui ont pour but de remettre en activité un corps littéraire dont l’existence a servi utilement les lettres et contribué à la gloire de la nation.

» Ils pensent que les événemens qui ont dissous l’Académie française comme une corporation ; quoique l’esprit de liberté et d’égalité fût le caractère de cette institution, ne peuvent avoir fait perdre aux individus qui la composaient le droit de se rassembler sous la surveillance des autorités constituées, pour se livrer aux travaux purement littéraires dont s’occupait l’Académie, et qu’une pareille réunion, si elle avait lieu, serait vue de bon œil par le public, et pourrait être encore utile aux lettres et à la conservation des principes du goût et de la pureté de la langue française, dont on ne peut se dissimuler l’altération rapide et bientôt générale, si quelque barrière ne s’oppose à ses progrès.

» Ils ne croient pas que cette barrière puisse se trouver dans l’Institut. Cette savante compagnie, qui a recueilli dans son sein les restes précieux de l’Académie des sciences et de celle des inscriptions, et qui conserve et accroît sans cesse le dépôt des connaissances les plus utiles aux hommes, ne remplace pas le corps qui veillait exclusivement à la conservation du goût et au perfectionnement de la langue, objets dignes à eux seuls d’occuper une société littéraire.

» La seule confection d’un bon dictionnaire, dont l’importance frappe tous les esprits, exige un travail immense et difficile, qu’une société littéraire bien organisée peut seule exécuter et munir de quelque autorité dans l’opinion publique.

» Les autres objets des travaux auxquels était destinée l’Académie française, la composition d’une grammaire, d’une rhétorique et d’une poétique, semblent réclamer aussi un corps qui en soit uniquement, ou, du moins, principalement occupé.

» Mais réduits à eux-mêmes, et sans les secours d’un gouvernement protecteur, leurs efforts seraient vains. Ils proposent donc aux autorités constituées, de rétablir l’Académie française, en rassemblant le petit nombre de ses membres échappés aux ravagés du temps et de la révolution, en les engageant à remplacer eux-mêmes ceux de leurs confrères qu’ils ont perdus, et à se donner un règlement nouveau qui se concilie avec l’ordre actuel.

» Ils se flattent qu’en régénérant ainsi l’Académie par elle-même, on pourra transmettre fidèlement à une autre génération les principes reçus des maîtres de l’art, et, en rattachant la construction nouvelle à ce qui reste de l’ancienne encore debout, relever le temple du goût, dont la barbarie a presque consommé la ruine.

» Ils demandent en conséquence un local où ils puissent se rassembler, et procéder d’abord à l’élection d’un nombre de membres qui, avec les anciens, forme la majorité sur celui de quarante.

» La compagnie, portée ainsi au nombre de vingt-un membres, s’occuperait, avant tout autre objet, de la nomination d’un président, d’un chancelier, et d’un secrétaire perpétuel, trois fonctions réglées d’après les anciens statuts, et auxquelles il serait pourvu selon l’ancien usage.

» On se permettra de tracer ici l’esquisse des principaux articles du règlement qui pourrait être proposé.

» L’Académie aurait quatre séances par décade. Les séances seraient d’une heure et demie à trois heures et demie ; et ceux-là seuls seraient estimés présens qui auraient assisté à toute la séance. Les élections se feraient par billets et au scrutin secret, suivant l’ancienne forme, sauf le scrutin des boules noires, qui n’aurait plus lieu. Le membre élu à la pluralité des suffrages le serait de plein droit, sans avoir besoin d’aucune confirmation.

» Les élections ne pourraient se faire que dans des assemblées composées d’une majorité des membres de l’Académie, c’est-à-dire de vingt-un académiciens.

» Il y aurait deux prix, l’un de prose, l’autre de vers, dont la distribution se ferait dans deux assemblées publiques, l’un le 1er germinal, et l’autre le 1er fructidor.

» L’Académie aurait deux mois de vacances du 15 fructidor au 15 brumaire.

» Les réceptions se feraient dans la forme ancienne, seraient publiques et accompagnées de discours du récipiendaire et du président, et de lectures des membres de la compagnie.

» La devise de l’Académie resterait la même (à l’immortalité) ; on ferait à l’autre face des jetons les changemens convenables.

» Il serait composé par l’Académie un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique.


» Pour donner à ces travaux plus de célérité et d’unité, il serait choisi par la compagnie, à la majorité des suffrages, et selon la forme des élections, quelques membres qui se chargeraient plus spécialement de telle ou telle partie du travail.

» P. -S. Le rédacteur de ce plan observe qu’il ne le propose au nom de personne, et qu’il n’a pas lui-même d’idées absolument arrêtées sur une matière si importante, qui demanderait un examen plus réfléchi que ne l’a permis le peu de temps qu’on lui a donné. »

Nous signâmes ce projet ou pétition, Suard et moi, et nous l’adressâmes au ministre de l’intérieur.

Quelques jours s’écoulèrent, après lesquels nous reçûmes une lettre du ministre, qui nous invitait à nous rassembler, ceux des anciens membres de l’Académie qui seraient à Paris, pour concerter ensemble les premières mesures. On travaillait, nous disait-on, à déblayer nos anciennes salles, qui étaient devenues un des dépôts des archives, et où l’on faisait le triage de cette immense quantité de titres enlevés aux communautés et aux particuliers, la plupart destinés à être la proie des flammes ; et on nous assigna, en attendant, une salle des amis des arts, petite société d’artistes et d’amateurs s’assemblant au Louvre. Je n’ai pas sous la main cette lettre qui nous invitait à nous rassembler, mais qui n’avait rien de fort remarquable en elle-même.

Nous nous rassemblâmes, en effet, au nombre de cinq seulement, Suard, Target, Ducis, le chevalier de Boufflers et moi ; Saint-Lambert était à la campagne ; Gaillard auprès de Chantilly, retenu par la goutte ; l’évêque de Senlis, par l’âge et par une indisposition. Là, nous rendîmes compte des vues du ministre à ceux d’entre nous qui n’en étaient pas instruits, car nous n’avions écrit à Target et à Ducis que pour les inviter à cette réunion ; et nous leur expliquâmes qu’on attendait de nous que, dans une autre assemblée, nous choisirions une quinzaine de nouveaux collègues qui remplaceraient un pareil nombre de ceux que nous avions perdus, sans nommer aux places des membres qui vivaient encore[1] ; que cette liste nous serait représentée dans la première assemblée ; que la plupart de ceux dont on nous avait déjà indiqué les noms étaient des hommes que la voix publique y appellerait, tels que le premier et le troisième consuls, le ministre des relations extérieures, dont les talens étaient connus ; le ministre restaurateur de l’Académie ; Laplace, de l’Institut ; Colin-d’Harleville, Fontanes, Portalis, Volney, Devalsnes, Rœderer, etc. Cette explication donnée et reçue, nous nous séparâmes en prenant un jour assez prochain pour une nouvelle séance.

Nous nous rassemblâmes en effet, le 12 messidor, dans la même salle, au nombre de sept : Saint-Lambert, Suard, Target, Ducis, d’Aguesseau, Boufflers et moi ; Gaillard ayant toujours la goutte, et MM. de Senlis et de Bissy étant toujours absens. Nous mîmes sur la table la liste ci-jointe : Colin, Lucien, Fontanes, Talleyrand, Dareau, Ségur, Bonaparte, premier consul ; Laplace, Lebrun, troisième consul ; Dacier, Rœderer, Portalis, Devaisnes, Lefèvre, Volney.

On commença par examiner la liste des membres proposés, le chevalier de Boufflers demandant les titres de Devaisnes, de Dacier, de Portalis, de Rœderer, de Lefèvre, et Suard et moi lui expliquant les motifs qui nous les faisaient regarder comme propres à être nos collègues : sur cela, lui, Target et Ducis mettent en avant, comme devant être ajouté à la liste, Arnault, l’auteur de Marius ; Ducis et Target ajoutent Garat et Bernardin de Saint-Pierre. Suard, Saint-Lambert et moi, nous montrons quelque opposition : contre Arnault parce qu’il était trop-jeune ; contre Bernardin, parce qu’il n’était pas sur la liste première, qu’on savait qu’il parlait sans cesse de l’Académie avec beaucoup d’amertume ; enfin, contre Garat, pour la couleur qu’il a prise dans la révolution. Suard, malgré ses anciennes liaisons avec Garat, crut qu’il était de son devoir de ne pas le défendre. On va aux voix ; Target, Ducis, Boufflers et d’Aguesseau, donnant leur voix aux trois nouveaux candidats, et se trouvant quatre contre trois, les font inscrire sur la liste. Alors, sans désemparer, on écrit au ministre en lui envoyant et cette liste et la lettre signées de nous tous, puisqu’il fallait bien que la délibération passée à la majorité fût regardée comme prise par l’assemblée entière.

Notre liste envoyée au ministre et accompagnée d’une lettre, nous avions à en recevoir une réponse, avant de faire aucune démarche ultérieure. Cependant les ennemis de l’Académie renaissante de ses cendres, l’Institut, les jacobins, les petits littérateurs, ne s’endormaient pas ; on travaillait auprès de Bonaparte, revenu d’Italie après la bataille de Marengo ; on lui rappelait son attachement à l’Institut ; on lui disait que cette restauration semblerait à beaucoup de gens annoncer celle de bien d’autres institutions monarchiques ; que l’Institut, faisant partie de la constitution républicaine, en serait ébranlé dans ses fondemens, etc., etc. Le consul Lebrun disait hautement qu’il ne mettait aucun intérêt à voir renaître l’Académie. Le ministre de l’intérieur, voyant son projet attaqué de tous les côtés, après avoir hésité et différé environ sept ou huit jours, écrivit la lettre suivante.


LIBERTÉ. ÉGALITÉ.

Paris, 28 messidor, an VIII de la république
française, une et indivisible.

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR, AUX CITOYENS RÉUNIS EN, SOCIÉTÉ LIBRE DE LITTÉRATURE.

« J’ai reçu, citoyens, la lettre que vous ayez bien voulu m’écrire le 12 de ce mois. Je suis sensible. aux témoignages d’estime qu’elle renferme ; je les mérite par mon amour pour les lettres et par mon attachement pour ceux qui les cultivent.

» Je vous répète ce que je vous mandais le 21 prairial. Le gouvernement verra avec plaisir se former une société littéraire dont les travaux seront dirigés uniquement vers la conservation du goût et la pureté du langage. Vous avez choisi pour associés plusieurs des hommes les plus recommandables par leurs talens et leur patriotisme. Tous réunis vous donnerez à vos travaux une direction utile. Vous conserverez le goût ; vous fixerez l’emploi des mots nouveaux introduits dans notre langue ; et, en donnant des éditions de nos meilleurs auteurs classiques, vous faciliterez l’instruction de la jeunesse.

» Tel est le but que vous vous êtes proposé ; il est honorable, il est utile. Mais, pour l’atteindre, il faut n’être pas arrêté dans la route ; il vous faut des collaborateurs qui, libres de leur temps et de leurs actions, puissent s’occuper avec vous de vos travaux. Les consuls sont chargés de si grands devoirs qu’ils ne pourraient vous donner aucun instant ; et moi, je suis tellement enchaîné par des obligations de tout genre, que j’éprouverais du regret d’occuper une place que je ne pourrais remplir.

» Que votre premier soin soit donc, citoyens, de rédiger votre règlement et de le publier. Les ennemis des lettres ont répandu avec affectation, que vous preniez le titre d’académiciens français ; que vous vouliez rétablir l’Académie française. Vous connaissez trop bien les lois de votre pays pour prendre un titre qu’elles ont supprimé. Mais la publication de vos statuts répondra à tout : vos travaux achèveront d’imposer silence à vos détracteurs.

» Le local que je vous ai destiné est prêt. J’apprendrai avec intérêt que vous êtes réunis, et je vous prie de m’instruire exactement de vos progrès.

» Je vous salue,

» Signé : L. Buonaparte. »

Cette lettre me soulagea d’une grande peine en me fournissant des motifs raisonnables et puissans de tirer mon épingle du jeu, et en me faisant voir, comme tout-à-fait avorté, un plan mal conçu et dont l’exécution avait été mal conduite. Suard partagea cette disposition, et nous écrivîmes, chacun de notre côté, au ministre, une réponse qui nous parut définitive. Nos deux lettres sont dans le même sens, et chacune à notre manière. Voici la mienne, que j’envoyai ouverte à Duquesnoy, en y joignant pour lui-même un autre lettre dont je conserverai quelques fragmens à la suite de la première.

Citoyen ministre,

» On m’a communiqué la lettre par laquelle vous invitez les membres de l’ancienne Académie française à se rassembler de nouveau, pour dresser le règlement de la société littéraire libre que-vous les engagez à former.

» Je ne concerte point ma réponse avec mes confrères ; je vous dois de vous exposer mon opinion avec une franchise qu’encourage votre bienveillance pour les lettres, qui se montre dans le projet même auquel je ne crois pas pouvoir accéder : ayez la bonté, citoyen ministre, de prendre connaissance par vous-même des motifs qui excusent et justifient ma résolution.

» Je ne connais pas encore quels sont, parmi les nouveaux membres proposés, ceux qui acceptent. Je vois par votre lettre que les deux consuls, et vous-même, citoyen ministre, ne croyez pas pouvoir concilier vos grandes occupations avec le titre et les devoirs de membre de la nouvelle société. J’ai des raisons de croire que, parmi ceux que nous avons inscrits sur notre liste, il en est plusieurs autres dans la même disposition. Or, cette réduction, et la perte que nous faisons de collègues les plus capables d’honorer et de soutenir le nouvel établissement ; ne peut manquer d’influer sur la résolution qui resté à prendre aux anciens membres pour s’attacher à la société littéraire qu’on veut substituer à l’Académie française. Pour moi-mème en particulier, je ne puis vous dissimuler, citoyen ministre, que le refus de votre illustre frère et celui du consul Lebrun, que ses talens et ses succès doivent intéresser à la gloire des lettres, et enfin celui d’un ministre tel que vous, occupé avec tant de chaleur et de bienveillance à les honorer et à les favoriser, affaiblit beaucoup les espérances que j’avais conçues de l’établissement dont vous avez eu la première idée.

» Ces refus me paraissaient avoir d’autant plus d’importance, et d’importance fâcheuse, qu’on ne peut se cacher que la nouvelle société littéraire, sous quelque nom qu’elle se présente, va être en butte à un grand nombre d’ennemis.

» C’est ce que vous nous annoncez vous-même, citoyen ministre, en nous donnant comme une défense suffisante, la publication de nos statuts, qui répondra, dites-vous, à tout, et nos travaux, qui imposeront silence à nos détracteurs.

» Pardonnez si je vous fais observer que les statuts de la nouvelle société littéraire, quels qu’ils soient, ne nous défendront pas contre les attaques d’une malveillance jalouse ; et que, pour les travaux de l’Académie, comme il est impossible qu’ils soient connus du public avant plusieurs années, ce serait renvoyer bien loin la défense de la nouvelle société et s’armer après le combat.

» Si les anciens académiciens ont consenti à se réunir de nouveau, c’est surtout d’après l’assurance qu’on leur a donnée de l’appui, des secours, de la protection déclarée du gouvernement, assurance que l’acceptation des consuls et du ministre eût affermie, et que leur refus ne peut manquer d’affaiblir.

» Ces premières observations, citoyen ministre, prouvent, ce me semble, avec évidence, que la situation des membres de l’ancienne Académie se trouve aujourd’hui toute différente de ce qu’elle a été, lorsqu’on a commencé à leur faire part du projet d’établissement proposé.

» Mais cette différence devient bien plus marquée et bien plus forte d’après ce que vous nous annoncez, citoyen ministre, « que les ennemis des lettres ont répandu avec affectation que nous prenions le titre d’académiciens ; que nous voulions rétablir l’Académie française. À quoi vous ajoutez : que nous connaissons trop bien les lois de notre pays, pour prendre un titre qu’elles ont supprimé.

» Je vous confesse, citoyen ministre, avec toute franchise, que j’ai cru fermement que c’était le rétablissement de l’Académie française qu’on nous proposait, et que c’est cela que m’ont paru entendre constamment tous mes confrères. Nous avions cru que c’était pour cela qu’on rassemblait les débris de l’ancienne Académie ; qu’on nous promettait nos anciennes salles du Louvre. C’est dans cette vue que nous avons annoncé, dans un premier Mémoire qui a dû passer sous vos yeux, le projet de garder la devise de l’Académie, à l’immortalité, et tous nos statuts, sauf les différences qu’y doit apporter la forme nouvelle de notre gouvernement. C’est ce motif que les membres de l’Académie française, résidant à Paris, ont fait valoir auprès de leurs confrères absens pour les ramener.

» Si nous n’eussions voulu former qu’une société littéraire occupée des travaux suivis que demande la composition d’un dictionnaire, d’une grammaire, etc., sans conserver l’organisation de l’ancienne Académie, en ce qu’elle a de compatible avec le nouvel ordre de choses, la liste que nous vous avons adressée pour nous associer de nouveaux membres eût été fort différente.

» Nous n’y aurions fait entrer ni les deux consuls, ni vous-même, citoyen ministre, puisque nous ne pouvons ignorer que vos importantes occupations ne vous permettent pas de concourir à un travail suivi, et d’être membre actif d’une société littéraire. Nous aurions pensé de même du ministre des relations extérieures et des conseillers d’état, bien que la voix publique les appelât à l’Académie française, rétablie sur ses anciens fondemens. Je ne crains pas même de dire que, dans cette hypothèse, quelques-uns de nos anciens confrères, tels que les citoyens Target et d’Agueseau, remplissant des places de magistrature qui demandent toute leur assiduité, nous eussent paru déplacés dans une société purement littéraire.

» En nous rassemblant sur votre invitation pour nous donner des collègues, nous avons donc cru rétablir l’Académie française. Mais nous avons dû surtout penser ainsi en considérant de quelle utilité pouvait être la conservation du nom d’Académie française pour atteindre au but que l’on se proposait si l’Académie nouvelle n’était pas entée sur l’ancienne, si on ne pouvait pas l’appeler l’Académie française, elle perdait en même temps beaucoup de l’autorité et de la considération dont elle ne peut se passer, ni en France, ni chez les nations étrangères. Un nouvel établissement privé de cet avantage, n’est plus qu’un lycée comme il y en a déjà sept ou huit dans la capitale, qui peuvent avoir sans doute différens genres d’utilités, mais qui ne peuvent avoir celle d’une Académie française.

» On ne peut se le dissimuler, et il faut bien le dire, les avantages apportés à la nation par l’institution de l’Académie française ont été dus à sa composition, et à la considération qu’elle a tirée de ce mélange heureux d’hommes de lettres, et d’hommes distingués que leurs rangs et leurs places n’empêchaient pas d’être amis des lettres. Et comment croire que la société littéraire substituée à l’Académie française obtiendrait cette considération, lorsqu’on voit tous les hommes en place qu’on nous avait proposé d’y faire entrer, et que nous y aurions appelés de nous-mêmes, se défendre de devenir nos collègues, et faire essuyer à la nouvelle société des refus dont l’Académie française s’était constamment et si heureusement garantie ?

» Vouloir faire un lycée, une société littéraire libre, comme vous nous y invitez, citoyen ministre, c’est renoncer au plus grand, au plus important des avantages de l’ancienne Académie.

» L’Académie avait deux caractères principaux : elle était dépositaire et conservatrice de la langue et des principes du goût ; et, en même temps, elle était la plus brillante des récompenses littéraires, l’encouragement le plus noble des talens, et surtout de celui d’écrire, si important aux progrès de l’esprit humain. C’est par la réunion de ces deux caractères qu’elle était distinguée de tous les autres établissemens littéraires, et qu’elle produisait les effets utiles que nous en avons vus. En formant un corps littéraire occupé de composer un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique, etc., on ne fera que la moitié de l’ancienne Académie ; que dis-je, la moitié ? on ne fera rien de ce qu’elle était, mais une toute autre chose.

» On allègue contre le rétablissement de l’Académie française qu’une loi a supprimé ce titre. Mais en supprimant la compagnie, la loi n’a pas pu effacer du dictionnaire les termes d’Académie française, ni défendu qu’à l’avenir un corps autorisé par le gouvernement ne s’appelât du même nom.

» Quand la loi qui a supprimé l’Académie eût étendu sa proscription jusqu’au nom même, en détruisant la chose, comme les anciens académiciens ne prétendaient se réunir de nouveau que sous les auspices, avec la protection et en vertu d’une loi nouvelle qui révoquerait l’ancienne, en prenant le nom d’Académie française, ils ne violeraient aucune loi.

» Telles sont, citoyen ministre, les idées que je m’étais faites du projet que votre amour pour les lettres vous a conduit à nous proposer ; j’ai pu croire, sans être coupable de légèreté, qu’elles étaient aussi les vôtres, et plusieurs de mes anciens confrères en ont ainsi jugé. Je comprends cependant fort bien comment divers obstacles ont pu traverser vos favorables intentions ; mais si l’opposition d’un corps savant, illustré par les talens les plus recommandables et les plus nécessaires à la chose publique ; celle des prétendus patriotes, qui voient une conspiration dans le rétablissement d’un ancien corps littéraire, conservateur de l’esprit de liberté et d’égalité au sein de la monarchie ; si l’opposition, enfin, de cette classe nombreuse de littérateurs qui désespéreraient de s’ouvrir les portes du nouveau temple ; si tous ces obstacles ont été assez puissans pour empêcher l’exécution d’un premier plan, manifestement le plus utile et le plus naturel, ne traverseront-ils pas celui auquel on s’est réduit ?

» Pourra-t-on lui donner quelque solidité, surtout en l’exécutant sans le concours du Corps législatif, qui peut seul le doter ? Et, dans cette incertitude, convient-il aux membres de l’ancienne Académie d’attacher leur sort et leur nom à un établissement dont ils ne peuvent prévoir la destinée ?

» Pour moi, citoyen ministre, malgré mon désir sincère de faire ce qui pouvait être agréable à un ministre ami des lettres et bienveillant pour ceux qui les cultivent, je ne crois pas pouvoir entrer dans la nouvelle société littéraire que vous vous proposez, sans doute, de rendre honorable et utile, mais qui n’est plus celle dont je connaissais l’institution, la composition et l’esprit, et à laquelle je comptais m’associer. »

Dans ma lettre à Duquesnoy, après quelques remercimens de l’intérêt qu’il avait pris à cette négociation, et l’analyse des principales raisons de mon refus, j’ajoutais : « Vous ne pouvez douter que ma résolution ne soit dictée par une conviction entière de l’inutilité et des vices de l’établissement qu’on propose à la place du premier. Vous savez, mieux que personne, que je fais en cela un assez grand sacrifice, vous qui connaissiez les intentions généreuses du ministre, et qui n’ignorez pas qu’à soixante-quatorze ans, après avoir perdu 30,000 livres de rente, ayant avec moi une sœur sans fortune, j’aurais trouvé dans les avantages qu’on nous faisait quelque assurance de garantir notre vieillesse du besoin, lorsque je ne pourrai plus fournir à un travail assidu qui me devient tous les jours plus difficile et plus pénible. Mais je ne veux pas, selon l’expression de Juvénal :


Propter vitam vivendi perdere causas, »


Depuis cette époque, Lucien Bonaparte ayant quitté le ministère de l’intérieur, et Duquesnoy ayant donné sa démission de la place de rapporteur ou chef de division à ce ministère, tout projet de rétablir l’Académie française fut abandonné pendant quelque temps. Mais, bientôt après, Suard et moi nous imaginâmes qu’on pouvait proposer un autre plan plus restreint et de quelque utilité pour la conservation de la langue et des principes du goût. Je vais le joindre ici, tel que je le présentai à Chaptal, successeur de Lucien.


PROJET D’ÉTABLISSEMENT
D’UNE SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE,

Pour la composition d’un nouveau Dictionnaire de la langue française, d’une Grammaire, d’une Rhétorique et d’une Poétique française.

« Lorsqu’un gouvernement éclairé s’occupe de réparer nos ruines, de rétablir l’ordre, le crédit, le commerce, les arts ; l’instruction publique, il ne peut regarder comme un objet étranger à ses soins les intérêts et la gloire de la littérature française, menacée d’une prochaine décadence par un néologisme barbare qui gagne tous les genres d’écrits, et par des compositions monstrueuses qui se multiplient tous les jours.

» On ne craint pas de dire que l’Institut, cette savante compagnie, qui a recueilli dans son sein les restes précieux de l’Académie des sciences et de celle des inscriptions, d’après son organisation même, ne remplace pas à cet égard le corps qui veillait particulièrement à la pureté de la langue et à la conservation du goût, l’ancienne Académie française.

» Persuadé, sans doute, de cette vérité, un ministre ami des lettres avait tenté de relever l’ancien établissement. Son projet ayant échoué, on croit pouvoir proposer à son successeur, qui, dans un ministère à peine commencé, a déjà tant fait pour l’instruction publique et pour les lettres, un plan moins étendu, plus simple et moins dispendieux que celui qu’on voulait exécuter ; un plan à l’aide duquel on obtiendrait en grande partie les bons effets que produisait l’Académie, en remettant en activité tous les travaux utiles dont elle était chargée.

» On achèverait ces travaux utiles plus promptement et plus sûrement que ne pouvait faire une compagnie nombreuse qui avait d’autres occupations, si l’on établissait une société littéraire plus restreinte, qui ne serait point une académie, mais une association de travailleurs pour un objet déterminé, sous la protection du gouvernement. On réunirait, dans cette vue, quelques-uns des anciens membres de l’Académie française parmi ceux qui se sont le plus livrés à ce genre d’étude, et ils s’associeraient les hommes de lettres les plus propres à concourir à ce travail.

» En formant le premier fonds de la société de quelques anciens académiciens, on conserverait et on perpétuerait l’esprit dans lequel se faisait le travail de l’Académie, et une tradition précieuse prête à se perdre, si l’on n’en recueille pas les débris ; et en y ajoutant de nouveaux coopérateurs, on aurait l’espérance d’améliorer l’ouvrage, d’en perfectionner et d’en hâter l’exécution.

» On ne pourrait cependant y admettre tous les anciens académiciens, parce qu’une telle société ne peut pas être nombreuse, si l’on veut qu’elle soit vraiment active ; parce qu’on ne peut y appeler, même parmi des hommes de lettres estimables, que ceux que le genre de leurs études et de leurs connaissances rendent propres au travail qu’on se propose ; parce qu’il s’agit d’un travail à faire, et non d’une récompense accordée au talent ; enfin, parce qu’il est question de former une entreprise, et non de créer une Académie.

» Les membres ne pourraient être que des hommes libres de toutes fonctions publiques, journalières et permanentes ; l’objet de cette société étant un travail suivi, avec lequel des fonctions de ce genre sont incompatibles.

» Un travail en commun, régulier, assidu, ne pouvant être bien fait que par des gens qui se conviennent, il faudrait, ce me semble, que le ministre, qui ne veut que le bien de la chose, agréât l’association, telle qu’elle se forme elle-même de ceux dont les noms seront mis ci-après sous les yeux, et qu’on leur laissât le droit de remplir dans la suite les places vacantes, à la pluralité des suffrages.

» Pour exécuter le travail en un temps limité, il est nécessaire d’y exciter les associés par un intérêt, et, pour cela, de mettre la moitié des honoraires de chaque membre en droits de présence, ceux des absens tournant au profit des présens.

» Il serait surtout important, toujours dans la vue de hâter le travail, de choisir dans la compagnie un secrétaire et deux rédacteurs, qui seraient plus particulièrement et plus assidûment occupés de la rédaction, de l’impression, etc., et dont le traitement serait supérieur à celui des autres membres.

» Les hommes de lettres dont on croit pouvoir former avec avantage la nouvelle société, seraient les citoyens Gaillard, Suard, Laharpe, Morellet, Boufflers, Pastoret, Fontanes, Esménard, Dureau, Ségur.

» On ne se permet pas d’ajouter à cette liste deux anciens académiciens absens, dont les talens honorent les lettres françaises, et dont on peut espérer le retour, Delille et Boisgeslin de Cussé ; mais si cet espoir se réalisait, nous croyons que la société obtiendrait aisément du ministre la création de deux places de plus.

» Le gouvernement donnerait sans doute une salle, quelques meubles, et un certain nombre de livres nécessaires au travail, et qu’on trouverait aisément dans les dépôts déjà formés, ou une somme, qui ne pourrait être que modique, pour les acheter.

» On ne craint pas d’annoncer que l’exécution de ce plan mettrait en état de publier, dans le moins de temps possible, une nouvelle et plus parfaite édition, depuis long-temps souhaitée, du dictionnaire de la langue française, et que le gouvernement et le ministre qui auront rendu ce service aux lettres et à la nation, en seront récompensés par la reconnaissance publique.

» On ajoutera ici une observation et un rapprochement qui, dans les circonstances où la France se trouve aujourd’hui, mérite quelque attention.

» Richelieu s’occupa de la conservation et du perfectionnement de la langue, après avoir remédié aux désordres des guerres civiles, lorsque la tranquillité publique eut fait oublier aux Français leurs misères passées, que la confusion eut cédé au bon ordre, et qu’on eut reconnu en France qu’il fallait que les lettres y fussent en honneur ainsi que les armes, parce qu’elles sont un des principaux instrumens de la vertu. Termes des lettres-patentes de Louis XIII, pour la fondation de l’Académie française.

Nous n’obtîmes point réponse.

Je crus, dès-lors, avortés pour jamais tous les plans conçus pour le rétablissement de l’Académie, et je me résignai, comme Piron, à n’être rien, pas même académicien.

  1. Savoir, outre ceux qui sont nommés dans ce chapitre : La Harpe, Boisgelin, Choiseul-Gouffier, d’Harcourt, Maury, Rohan, Delille