Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XII


CHAPITRE XII.


Traduction (inédite) de la Richesse des nations. Marmontel. Épître de Marmontel à sa femme. Piccini, Arnaud, Suard. Mort de madame Geoffrin.

J’étais parvenu à placer dans les domaines mon frère qui, avec des intérêts dans des affaires de finance, avait onze à douze mille livres de rente. Ma gratification sur la caisse du commerce venait de prendre quelque consistance ; et, y compris les deux mille francs pour récompense de mes mémoires sur la compagnie des Indes, j’avais six mille francs, et cent pistoles de pension sur l’abbaye de Tholey que je tenais du roi de Pologne, payant en cela la dette des la Galaizière ; enfin, je retirais de temps en temps quelque chose de mes petits travaux littéraires. Avec ces moyens, nous fîmes venir de Lyon une de nos sœurs, veuve d’un sieur Leyrin de Montigny ; elle et sa fille vinrent vivre auprès de nous.

Mes femmes établies chez moi avec mon frère, j’allai passer l’automne de 1776 à Brienne en Champagne, chez M. de Brienne.

Là, je m’occupai très-assidûment à traduire l’excellent ouvrage de Smith, sur la Richesse des nations, qu’on peut regarder en ce genre comme un livre vraiment classique.

J’avais connu Smith dans un voyage qu’il avait fait en France, vers 1762 ; il parlait fort mal notre langue ; mais sa Théorie des sentimens moraux, publiée en 1758, m’avait donné une grande idée de sa sagacité et de sa profondeur. Et véritablement je le regarde encore aujourd’hui comme un des hommes qui a fait les observations et les analyses les plus complètes dans toutes les questions qu’il a traitées. M. Turgot, qui aimait ainsi que moi la métaphysique, estimait beaucoup son talent. Nous le vîmes plusieurs fois ; il fut présenté chez Helvétius : nous parlâmes théorie commerciale, banque, crédit public, et de plusieurs points du grand ouvrage qu’il méditait. Il me fit présent d’un fort joli portefeuille anglais de poche, qui était à son usage, et dont je me suis servi vingt ans.

Lorsque son ouvrage parut, il m’en adressa un exemplaire par milord Shelburne ; je l’emportai avec moi à Brienne, et je me mis à le traduire. Mais un ex-bénédictin, appelé l’abbé Blavet, mauvais traducteur de la Théorie des sentimens moraux, s’était emparé du nouveau traité de Smith, et envoyait toutes les semaines, au journal du Commerce, ce qu’il en avait broché ; tout était bon pour le journal qui remplissait son volume, et le pauvre Smith était trahi plutôt que traduit, suivant le proverbe italien, tradottore traditore. La version de Blavet, éparse dans les journaux, fut bientôt recueillie par un libraire, et devint un obstacle à la publication de la mienne. Je la proposai d’abord pour cent louis, et puis pour rien ; mais la concurrence la fit refuser. Long-temps après j’ai demandé à l’archevêque de Sens, pendant son ministère, cent louis pour risquer de l’imprimer à mes frais ; il me les a refusés comme les libraires. Je puis dire pourtant que c’eût été cent louis assez bien employés. Ma traduction est faite soigneusement ; et tout ce qui est un peu abstrait dans la théorie de Smith, inintelligible dans Blavet et dans une traduction plus moderne de Roucher, l’un et l’autre ignorant la matière, peut se lire dans la mienne avec plus d’utilité[1].

Tandis que j’étais en Champagne, M. Marmontel, mon ami depuis vingt ans, et qui avait fait connaissance avec mes deux provinciales, avait trouvé ma nièce très-aimable, comme elle était, et capable de faire le bonheur d’un honnête homme. Elle était, en effet, d’une très-jolie figure, fort bien faite, d’un bon caractère, d’un esprit piquant, d’une âme vive et sensible.

Ma nièce, de son côté, trouvait M. Marmontel fort à son gré. Tout cela s’étant expliqué sous les yeux de ma sœur et de mon frère, on me manda où en étaient les choses. Je revins à Paris ; et les affaires d’intérêt ayant été bientôt réglées, comme notre fortune, un peu précaire, nous le permettait à mon frère et à moi, le mariage fut conclu et célébré (1777). Mon frère donnait 20 mille francs, et j’assurais par le contrat, à ma sœur et à sa fille, tout mon bien après moi. Nous nous réunissions tous cinq en un seul ménage, payant par tête un cinquième de la dépense commune. Et nous avons ainsi vécu sous le même toit sept années, jusqu’à ce que le nombre des enfans venant à s’accroître, mon logement des Feuillans, rue Saint-Honoré, devint insuffisant : Marmontel nous quitta, mais pour aller demeurer près de nous.

C’est ici le lieu de dire quelque chose de M. Marmontel ; j’entends de son caractère et de ses qualités sociales, car il est trop connu comme homme de lettres pour avoir besoin en cela de mes éloges[2]. Je ne puis parler que du bon mari, du bon père, du bon parent, du bon ami, vertus qu’il a possédées à un très-haut degré.

Jamais il n’y eut de femme plus heureuse, plus constamment heureuse que la sienne ; en quoi je ne dois pas dissimuler que le caractère et l’esprit de ma nièce sont entrés pour beaucoup : car il n’était pas impossible qu’une femme de M. Marmontel fût malheureuse par quelques légers défauts du caractère de son mari, et surtout par sa très-grande irritabilité. Mais, outre qu’une extrême justice et une raison supérieure le ramenaient bien vite et bien sûrement, sa femme, ayant elle-même de l’esprit, du tact, et sachant céder et résister à propos, n’a jamais souffert véritablement de ces mouvemens passagers, qu’elle lui pardonnait d’autant plus aisément qu’elle-même en avait de pareils, que son mari supportait à son tour avec bonté. Mais de toutes les impatiences de l’un et de l’autre, on n’aurait pas fait une journée par an ; et dans cette journée on eût trouvé qu’ils s’aimaient encore beaucoup.

Jamais on n’a rempli plus religieusement que M. Marmontel et sa femme les devoirs de père et de mère. Ma nièce a eu cinq garçons, et en a nourri quatre : il lui en reste trois[3]. Marmontel a eu chez lui un instituteur tiré de l’école de Sainte-Barbe, établissement admirable que l’assemblée législative a détruit de fond en comble comme tant d’autres, et qui ne sera jamais remplacé. Aux soins de M. Charpentier, c’est le nom de cet excellent instituteur, Marmontel a joint les siens pendant plusieurs années, ne passant pas un seul jour sans demander compte à ses enfans de leur travail ; suivant leurs progrès, pour ainsi dire, d’heure en heure ; revoyant leurs compositions ; entretenant toujours parmi eux l’émulation et le zèle ; veillant surtout à la partie morale de leur éducation, et cultivant en eux toutes les vertus dont le jeune âge est susceptible, l’amour filial, le respect envers leurs parens, la soumission envers leurs maîtres, la véracité, la douceur, le sentiment de la justice et de l’humanité.

Je crois devoir à la mémoire de Marmontel de conserver ici un monument de famille, qui exprime d’une manière touchante et vraie, son estime et sa tendre affection pour sa femme, et qui est une preuve non équivoque du mérite de sa compagne. Si ces Mémoires deviennent publics, la modestie de ma nièce pourra en être blessée ; mais elle me pardonnera de compter, parmi mes plus doux souvenirs, des sentimens dont elle était digne, et qui honorent son mari. Cette pièce est une préface à l’édition de ses œuvres, faite par Née de la Rochelle.


ÉPÎTRE DÉDICATOIRE

DES ŒUVRES DE M. MARMONTEL,

À Mme MARMONTEL, SA FEMME.

Ne vous alarmez pas, ma chère amie, de l’hommage que je vous rends : il n’aura point le faste de la publicité. La modestie est en vous un sentiment si naturel, si délicat, si pur, que rien qui ressemble à de l’ostentation ne peut vous plaire. Je suis d’ailleurs si accoutumé à vous regarder comme un autre moi-même, que je me sens obligé d’être aussi discret en parlant de vous, que réservé en parlant de moi. Enfin, nous savons être heureux dans le silence et l’obscurité, sans avoir besoin d’exciter l’envie ; et dans le cercle où nous vivons, vos qualités aimables disent à votre insu ce que j’aurais à révéler.

Ce témoignage de ma tendresse et de mon estime pour vous, ma chère amie, ne sera donc pas publié, mais seulement déposé dans vos mains et dans celles de nos amis, à la tête du recueil de mes œuvres, afin que mes enfans puissent m’entendre encore parler de vous, quand je ne serai plus, et apprendre de moi ce qu’ils vous doivent de reconnaissance, de vénération et d’amour.

Je veux qu’ils sachent que, dès leur naissance, vous avez rempli envers eux, avec une piété rare, les saints devoirs de la maternité ; qu’au milieu des dissipations qui environnaient votre jeunesse vous avez fait tous vos plaisirs du soin de les nourrir et de les élever ; que vos amusemens, vos fêtes, vos délices étaient leurs jeux et leurs caresses ; que vous avez suivi avec des yeux de mère les premiers développemens de leur âme et de leur esprit ; que pour vous le goût de l’étude ne fut que le désir d’être en état de les instruire, et de partager avec moi l’ouvrage intéressant de leur éducation.

Je veux qu’ils sachent que leur père vous a dû la sérénité répandue sur ses vieux ans ; qu’en daignant vous unir à moi sur le déclin de mon âge et à la fleur du vôtre, vous vous êtes fait une gloire de me rendre meilleur en me rendant heureux ; que, pour adoucir et calmer un caractère que j’avais de la peine à modérer moi-même, vous avez su donner à la raison tout le charme du sentiment, tout l’empire de l’amitié.

Je veux qu’ils sachent que, dans leur excellente mère, j’ai trouvé une excellente femme et un modèle si accompli de toutes les vertus que j’aime, qu’il m’eût été impossible de demander au Ciel de faire mieux pour mon bonheur. Une âme élevée et sensible, un esprit sage et naturel ; la sévérité des principes, l’indulgence de la bonté ; l’oubli de tous ses avantages, l’attention la plus délicate à faire valoir ceux des autres, cette fierté douce et timide qui ne demande qu’à n’être pas blessée, et n’a jamais rien d’offensant ; cette candeur, cette simplicité dans les mœurs et dans le langage, qui éloigne toute défiance et qui concilie à la fois la bienveillance et le respect ; nul sentiment d’orgueil, nul mouvement d’envie ; le désir d’être aimable pour être intéressante ; et pour unique ambition, celle d’avoir des amis vertueux ; un plaisir naïf à trouver les dons de plaire dans ses pareilles, et, à l’égard de celles qui abusaient de ces dons, un art charmant pour adoucir ce qu’elle aurait voulu inutilement excuser ; enfin, le plus tendre respect pour le malheur, la libéralité la plus noble dans une humble fortune, et le cœur qu’on souhaiterait à toutes les reines du monde pour répandre autour d’elles la joie et la félicité : telle est la femme que le Ciel m’a donnée, telle est la mère qu’il a donnée à mes enfans.

Il est donc bien intéressant pour eux, ma chère amie, d’avoir devant les yeux ce portrait faiblement tracé, mais cependant assez fidèle pour faire passer dans leur âme et pour y ramener sans cesse les sentimens respectueux et tendres dont je suis pénétré pour vous. Ces sentimens seront l’héritage le plus précieux d’un bon père ; il emploiera le reste de sa vie à le faire fructifier dans l’âme de vos enfans ; et ils achèveront de le recueillir sur ses lèvres à son dernier soupir.

Marmontel.

Je ne puis m’empêcher d’ajouter qu’en établissant ma nièce si heureusement, je fis cependant à M. Marmontel un véritable sacrifice. J’avais une société de femmes et d’hommes de lettres qui m’était précieuse, et que je cultivais depuis plus de douze ans. Mme Suard, Mme Saurin, Mme Pourat, Mme Broutin, Saurin, Suard, l’abbé Arnaud, d’Alembert, le chevalier de Chastellux, Marmontel, La Harpe, Delille, se rassemblaient chez moi le dimanche[4], où je leur donnais à déjeuner avec quelque soin ; on causait agréablement, on lisait de la prose ou des vers, on faisait de la musique ; et plusieurs artistes, Grétry, Hullmandell, Capperon, Traversa, Caillot, Duport, etc., se faisaient un plaisir de se réunir à nous. Mon appartement donnait au midi sur les Tuileries, et cette belle vue, le calme, la tranquillité au milieu d’une grande bibliothèque, prêtaient un nouveau charme à nos entretiens et à nos concerts.

Or, peu de temps auparavant s’était élevée la fameuse querelle entre les piccinistes et les gluckistes. Marmontel, le chevalier de Chastellux, d’Alembert et moi, nous avions pris chaudement le parti de Piccini ; mais Marmontel y mettait un peu plus que de la chaleur ; il s’était, pour ainsi dire, associé à Piccini, lui avait donné un poëme, et son premier choix était tombé sur le Roland, de Quinault ; il voulait l’adapter à la musique nouvelle, y ajouter des airs dont l’ouvrage manque, en abréger le récitatif, et augmenter par-là le mouvement et l’intérêt dramatique : c’est ce qu’il a fait, à mon gré, le plus heureusement du monde. Piccini savait fort peu de français. À son arrivée, Marmontel et moi, nous l’avions, en quelque sorte, reçu des mains du marquis de Caraccioli, ambassadeur de Naples, qui l’avait fait venir. Je lui rendais, ainsi que mon frère, les services dont il avait besoin dans un pays nouveau, avec son ignorance de tous les détails de la vie. Marmontel prenait la peine d’aller chez lui le matin pour l’arracher de son lit, où il serait resté jusqu’à midi, fidèle au goût des Italiens pour ce qu’ils appellent il sacrosanto far niente. Là, il lui donnait et lui expliquait ses paroles, lui faisait essayer des chants, et observait les fautes de l’étranger contre la prosodie, tant dans le récitatif que dans les airs. Souvent il se faisait bien inculquer par le musicien le rhythme que celui-ci croyait convenable à exprimer tel et tel sentiment ; et, remportant dans sa tête ce modèle, qu’il avait aussi quelquefois tracé lui-même au musicien, il lui donnait le lendemain des paroles disposées à recevoir le chant, et qui l’appelaient, pour ainsi dire, toutes seules.

De temps en temps j’entrai pour quelque chose dans le travail. Nous prenions des opéra de Piccini ; nous y cherchions des situations de Métastase analogues à celle du poëme français ; et, moi chantant, nous faisions les paroles françaises sans altérer le rhythme ; ou bien encore, nous nous contentions de parodier l’air italien. J’ai parodié ainsi le grand duo d’Atys, pris d’un opéra italien de Piccini, et d’autres airs célèbres.

Il était naturel qu’à tant de peines et de soins pris par M. Marmontel pour donner un opéra à Piccini, se joignit un vif intérêt à son succès. Mais les partisans de Gluck avaient des vues contraires, et ils décriaient d’avance le travail de l’Italien. L’abbé Arnaud, le grand introducteur, le grand prôneur de l’Allemand, s’avisa d’imprimer dans son Journal de Paris que Piccini faisait un Orlandino, et que Gluck ferait l’Orlando. L’épigramme blessa profondément Marmontel, qui en était lui-même atteint. Il trouva que c’était manquer aux égards qu’on devait à un étranger qui venait de si loin nous donner du plaisir, et à l’homme de lettres qui travaillait avec lui ; que l’abbé Arnaud, et M. Suard, ami et complice de l’abbé, accoutumés à le voir presque tous les jours chez Mme Geoffrin et chez Mme Necker, et le dernier encore, chez le baron d’Holbach, chez Helvétius, chez moi, n’auraient pas du mettre ainsi de côté l’intérêt de Marmontel au succès de Piccini, qui devenait aussi le sien. Et il sentit tout cela beaucoup plus vivement que je ne le dis, et sans doute aussi un peu plus vivement qu’il n’eût fallu pour son repos.

Il venait d’apprendre l’épigramme dont il était blessé, un jour où nous nous rassemblions chez Mme Necker. Nous arrivons, et nous trouvons Suard. Marmontel n’en fait pas à deux fois, et s’adressant à Mme Necker : Que dites-vous, madame, de la sotte et mauvaise plaisanterie qu’on a eu la lâcheté de répandre contre Piccini ; contre un homme dont on décrie l’ouvrage sans le connaître, à qui on cherche à nuire lorsqu’il fait tout pour nous plaire ; contre un étranger, père de famille, qui a besoin de son travail pour nourrir ses enfans ? Il n’y a que des marauds qui puissent… Mme Necker, qui connaissait les coupables, et moi-même, nous cherchâmes en vain à le calmer ; il ne s’en échauffa que mieux, et répéta d’autant le mot de maraud, que personne ne témoigna prendre pour lui. M. Suard, seulement, voulut dire quelques paroles ; il attisa la flamme. Enfin, le dîner fit diversion ; mais la guerre était dès-lors déclarée, et ce fut une guerre à outrance.

On conçoit que Marmontel ne se trouva plus à nos parties du matin, qui ne cessèrent pas pour cela, parce que je n’ai jamais cru que l’amitié imposât l’obligation de haïr ceux que vos amis n’aiment point, et que je me croirais plutôt obligé d’aimer tous ceux qu’ils aiment. Ce commerce demeura possible tant que je n’étais pas réuni avec Marmontel ; mais, lorsqu’en 1776 il épousa ma nièce, et que nous demeurâmes sous le même toit, je cessai de rassembler des gens dont il fuyait la société, et ce nombre n’était pas petit : car toutes les femmes que j’ai nommées avaient épousé la querelle de l’abbé Arnaud ; et tout ce qu’elles purent faire fut de me pardonner de demeurer neutre.

Je répète, et on doit le sentir facilement, qu’en cédant sur ce point à l’aversion de Marmontel, je fis un sacrifice qui me coûta beaucoup, quoique j’en sentisse la convenance et la nécessité.

C’est cette querelle qui lui inspira un petit poëme sur la musique, plein d’esprit et de talent, comme tout ce qu’il a fait. L’épigramme y est aussi mordante qu’ingénieuse, et il y traite fort mal Gluck, l’abbé Arnaud et Suard. L’abbé Arnaud, qu’il a fait plus noir qu’il n’était, ne valait pourtant pas grand’chose, et je l’abandonne. Mais il a été souverainement injuste envers M. Suard, si délicat en procédés, si doux de caractère ; un des hommes en qui j’ai connu le plus d’esprit, de goût et de les raison, et dont j’ai toujours apprécié les vertus, talens et l’amitié.

Ma nièce, qui savait mes dispositions sur ce point difficile, et mon attachement pour l’adversaire de Marmontel, lui demanda, en se mariant, de ne point publier son ouvrage[5] ; il le lui promit, et il a tenu parole, sorte de sacrifice qui avait aussi son prix, et dont je dois faire honneur à sa mémoire.

Cette année même je perdis Mme Geoffrin, dont je ne puis prononcer le nom sans attendrissement, et sans y joindre l’expression si naturelle et si vraie de ma reconnaissance.

J’entrai, par sa mort, en jouissance d’une rente viagère de 1275 liv., sur le duc d’Orléans, qu’elle avait placée sur sa tête et sur la mienne, en même temps qu’elle en établissait une semblable pour Thomas et pour d’Alembert, nous distinguant tous trois parmi les gens de lettres qui formaient sa société, tous trois, à différens degrés, et moi, sans doute, au troisième rang. Mais son amitié ne laissait voir aucun intervalle entre nous ; et je ne puis oublier, en parlant de cette rente, la grâce qu’elle mit à son présent, et les circonstances qui donnèrent plus de prix encore à cette noble générosité.

M. d’Invaux avait quitté le contrôle général sans me récompenser des mémoires que j’avais écrits sur la compagnie des Indes, et dans lesquels j’avais soutenu, sur la liberté de commerce et les priviléges exclusifs, une doctrine que Mme Geoffrin ne pouvait goûter, elle qui jouissait, avec un très-petit nombre d’actionnaires, du privilège de la manufacture des glaces, dont les profits étaient considérables et formaient presque toute sa fortune.

C’est dans ces circonstances que je la vois arriver un matin chez moi, s’asseoir au coin de mon feu, s’enveloppant de sa robe grise, et après quelques questions, qui me faisaient apercevoir en elle de l’hésitation et de l’embarras, me dire enfin : « Je ne veux pas voir votre sort entre les mains de ces gens en place, qui n’ont encore rien fait pour vous de solide, et qui, d’un moment à l’autre, peuvent vous retirer ce qu’ils vous donnent. Dites-moi votre nom de baptême, et passez demain chez Dosne, notaire, rue du Roule ; vous y signerez un contrat de rente viagère de 1200 et quelques livres que je place sur votre tête et sur la mienne. Avec cela, vous serez, au moins, sûr de vivre à l’abri du besoin. » Je la remerciai, comme on peut croire, en lui disant cent fois moins que je ne sentais. Elle s’attendrit, et me quitta brusquement, comme elle faisait toujours quand on lui parlait de reconnaissance.

Il est curieux d’observer que ce danger qu’elle craignait pour moi, de me voir, un jour, réduit au plus étroit nécessaire, s’est depuis réalisé à la lettre, après que la fortune m’a eu favorisé jusqu’à me donner près de trente mille livres de rente en bénéfices et en pensions, opulence passagère, emportée par nos troubles civils ; et qu’alors il ne m’est resté, en effet, que le présent de ma bienfaitrice, cette rente de douze cents livres, bientôt réduite au tiers, comme toutes les autres, par les belles opérations de finance qui ont déclaré propriété de la nation le capital qui, sur la fortune du duc d’Orléans, était hypothéqué à ses créanciers, et, par conséquent, n’appartenait pas à la nation selon les plus simples règles de justice et de propriété.

Mme Geoffrin fut frappée du coup qui l’a conduite au tombeau après sept à huit mois de souffrance et de langueur, à la suite de l’imprudence qu’elle fit de vouloir suivre un jubilé, publié vers cette époque. Elle se laissa pénétrer de froid dans l’église de Notre-Dame ; et, revenue chez elle et restée seule dans sa chambre, elle tomba évanouie sur son parquet : on ne sut pas combien de temps elle était restée ainsi presque inanimée ; mais, en la réchauffant, on la trouva atteinte d’une paralysie partielle ; un érésypèle se déclara ensuite, et sa maladie prit un caractère très-grave. Tel fut l’effet d’une imprudence, funeste à elle-même, douloureuse pour tous ses amis ; et il semble que la pauvre et excellente femme ait confirmé, par son propre exemple, l’adage qu’elle avait souvent à la bouche, qu’on ne mourait jamais que de bêtise.

Pendant les premiers temps qui avaient suivi ce triste accident, ses amis lui rendirent les soins qu’elle méritait d’eux ; mais bientôt Mme de la Ferté Imbault, sa fille, jugea convenable, dans l’état où elle voyait sa mère, d’écarter d’elle ce qu’elle appelait les philosophes, qui pouvaient la détourner et la détourneraient sans doute, disait-elle, des sentimens pieux convenables à sa situation et à son danger.

D’après cette belle vue, elle ferma la porte de Mme Geoffrin à ses principaux amis, à d’Alembert, à Thomas et à moi ; de sorte que nous avons eu la douleur de ne pas adoucir les peines de la bonne femme par les soins et les distractions qu’elle eût pu trouver dans la société des amis fidèles qui, depuis si long-temps, lui avaient consacré une partie de leur vie, et qu’elle aimait toujours à revoir.

D’Alembert écrivit, à cette occasion, à Mme de la Ferté Imbault, une lettre extrêmement piquante, quoique mesurée, et dont je suis fâché de ne lui avoir pas demandé une copie ; car, il me semble qu’elle n’a pas été publiée. Il ne serait pas sans intérêt de voir une telle question traitée par un tel écrivain.

Le souvenir des bienfaits de celle que nous avions perdue, et plus encore celui des charmes que j’avais goûtés dans sa société, me portèrent à lui rendre un hommage public dans un petit écrit intitulé : Portrait de madame Geoffrin ; tandis qu’en même temps d’Alembert et Thomas, sans s’être concertés entre eux ni avec moi, mais pressés par le même sentiment, remplissaient le même devoir. Notre reconnaissance, fondée sur les mêmes raisons, éclata, en même temps, sous des formes différentes. On peut trouver quelque plaisir à comparer ces trois ouvrages[6].

  1. Depuis, une traduction bien supérieure à celles de Blavet et de Roucher a été publiée par M. le marquis Garnier, ami de l’abbé Morellet ; et l’abbé Morellet n’a plus parlé de la sienne.
  2. Voyez l’Éloge de Marmontel, prononcé en 1805 a l’Institut, tome I des Mélanges, page 57.
  3. Il ne reste plus qu’un fils de Marmontel. Les deux aînés sont morts avant trente ans.
  4. Sur ces réunions du premier dimanche de chaque mois voyez les Essais de Mémoires, écrits par Mme Suard, en 1830, page 97.
  5. Le poëme de Polymnie, dont on avait fait, en 1818, une édition subreptice, fautive et incomplète, n’a été réellement publiée qu’en 1820, plus de vingt ans après la mort de Marmontel. Les raisons qui avaient fait supprimer cet ouvrage ne subsistaient plus.
  6. Réimprimés ensemble en 1812, in-8°, chez Nicolle.