Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XI


CHAPITRE XI.


Linguet. Réfutation de M. Necker. Voyage à Ferney.

1775. Je me laissai encore détourner de ce but de mes études, au commencement de 1775, par deux écrits polémiques contre Linguet. Je ne l’ignore pas, quelques personnes m’ont blâmé de mon goût pour la guerre littéraire ; d’autres, plus injustes, m’ont regardé comme un faiseur de libelles ; mais je ne suis point du tout disposé à passer condamnation sur ces reproches, et je crois, au contraire, pouvoir compter parmi mes bonnes œuvres la justice que j’ai faite, en plusieurs rencontres, de quelques ennemis de la raison.

Certainement on a dû mettre au nombre des ennemis de la raison, et le sieur Pompignan, et le sieur Moreau, et le sieur Palissot, s’affichant comme ennemis des hommes de lettres et des philosophes les plus distingués, tels que Buffon, d’Alembert, Diderot, Dumarsais, et de tous les coopérateurs de l’Encyclopédie, qu’ils étaient parvenus à faire persécuter ; et on ne plaindra pas non plus le sieur Linguet, attaquant l’administration dans ce qu’elle faisait de plus raisonnable et de plus nécessaire pour établir la liberté du commerce des grains : on n’est pas méchant pour être âpre aux méchans. Quoique révolté, avec tous les gens sensés, de l’enthousiasme de Linguet pour le despotisme asiatique, de ses principes bizarres sur les gouvernemens, de ses notions absurdes de liberté, et de sa haine pour les gens de lettres, je l’avais laissé, lui et ses admirateurs, jouir de leur propre sottise ; mais une circonstance importante se présenta, où je crus qu’il fallait essayer de mettre ce personnage à sa place dans l’opinion publique.

M. Turgot, ministre, et M. Trudaine étaient fort occupés d’établir la liberté du commerce des grains ; Linguet, qui voyait dans cette opération un des principes des économistes qu’il poursuivait avec acharnement dans tous ses écrits, se mit en mouvement, et publia un livre sur le pain et le blé. Il y prouve, à sa manière, que le blé est un poison ; que le commerce libre du blé est un monopole ; qu’il faut vivre de pommes de terre et de poissons, etc. M. Turgot et M. Trudaine furent indignés avec raison de cette extravagance, qui pouvait avoir de fâcheux effets sur quelques esprits ; mais ils ne voulaient ni l’un ni l’autre supprimer le livre ni faire punir l’auteur, mesure injuste et contraire à leurs maximes. Je leur dis que je leur ferais justice du sieur Linguet ; je tins parole.

J’envoyai acheter tous ses ouvrages, dont la plupart ne m’étaient connus que par les journaux ; je m’enfermai chez moi ; je les lus, tout en marquant d’un coup de crayon toutes les extravagances que j’y trouvai, et que je faisais transcrire en même temps sur des papiers séparés.

Ce travail fini, je cherchai un cadre où tout vînt se placer naturellement, et je trouvai la Théorie du Paradoxe. Je ne fus embarrassé que du choix des absurdités auxquelles je donnerais la préférence ; et je puis dire que j’en ai rejeté trois et quatre fois autant que j’en ai rassemblé. Je ne lui disais, au reste, aucune injure personnelle ; je ne l’attaquais que comme écrivain et sous le voile d’une ironie louangeuse.

Dès que mon manuscrit fut en état, c’est-à-dire au bout d’environ quinze jours, je le lus chez madame Trudaine, à MM. de Malesherbes, Turgot et Trudaine de Montigny. Cette lecture réussit, excepté auprès de M. de Malesherbes, qui, avec tant de lumières et de vertus, n’était pas ennemi des opinions singulières, et qui surtout n’approuvait pas que j’attaquasse si vertement ce pauvre Linguet, poursuivi alors vivement par ses confrères les avocats, tout disposés à le rayer du tableau. Le bon M. de Malesherbes craignait que ma critique n’influât sur leur décision. Il eut pourtant lieu de se rassurer : car je m’engageai à différer la publication de ma brochure jusqu’à ce que l’affaire de Linguet avec les avocats fût terminée bien ou mal pour lui ; et j’attendis le dénoûment.

Mais, pour me tenir prêt, je fis toujours imprimer l’ouvrage, et j’avais mon livre tanquam gladium in vaginâ. Enfin arriva le jour fatal pour Linguet : il fut rayé du tableau. Le lendemain, dès l’audience de sept heures, on mit en vente au Palais, et chez différens libraires, la Théorie du Paradoxe. Les amateurs, et surtout les gens de palais, s’en pourvurent avec un tel empressement, que, huit jours après, je fus obligé d’en faire une nouvelle édition à deux mille exemplaires : ce qui ne fut pas long ; cinq ou six feuilles avaient été gardées toutes composées. Et bien me prit de m’être pressé pour la publication ; car M. Trudaine de Montigny, étant allé à Versailles le jour même qui suivit le jugement de Linguet, m’envoya en grande hâte de Versailles un exprès, qui m’arriva vers deux heures, pour me dire que le garde des sceaux voulait qu’on différât la publication de ma critique. J’avais, je l’avoue, pressenti quelque défense de ce genre ; et comme j’avais travaillé à la rendre inutile, ma réponse au courrier de M. Trudaine fut que l’ouvrage était publié.

Linguet fit une mauvaise réponse, intitulée la Théorie du Libelle. J’y répliquai par une nouvelle brochure, sous le titre de Réponse sérieuse à M. Linguet, où je lui applique le mot du Berni, parlant du Sarrasin qui


Andava combattendo, ed era morto.


Et je puis dire en effet, que ma Théorie du paradoxe l’a vraiment blessé à mort, et a contribué, auprès de tous les gens raisonnables, à faire mettre à sa place un esprit faux, un mauvais écrivain, qui n’aurait jamais été connu sans l’usage qu’il a fait d’un puissant moyen de célébrité, l’impudence, moyen dont il a mieux connu que personne toute l’énergie.

On trouvera dans mes papiers une autre petite pièce, Observation sur un article du journal du sieur Linguet. Elle est demeurée manuscrite.

Dans cette même année, et peu de temps après mon combat avec Linguet, je me trouvai une seconde fois aux prises avec un rival bien plus honorable pour moi.

Le livre publié par M. Necker, de la Législation et du commerce des grains, avait fait une grande sensation. Une doctrine populaire contre les monopoleurs et les riches et les propriétaires, une opinion en apparence mitoyenne et modérée, des déclamations contre l’esprit de système, c’était là tout l’ouvrage ; du reste, aucune vue ou objection nouvelle, ni aucun résultat pratique qui pût guider l’administration.

Comme la publication de ce livre concourut avec un mouvement du peuple, et de quelques provinces voisines de la capitale, et servant à ses approvisionnemens ; des amis de la liberté se laissant aller un peu à l’esprit de parti, dirent et se persuadèrent que M. Necker avait eu le projet d’exciter cette fermentation pour déplacer M. Turgot ; qu’il avait tramé ce plan avec le prince de Conti, quelques gens du parlement, et autres ennemis du ministre. J’ai toujours regardé comme calomnieuses ces imputations faites à M. Necker ; je les crois injustes même pour le parlement et le prince : l’insurrection était une suite des circonstances du moment. Si le livre avait pu contribuer à exciter le mouvement qui fit piller les boulangers, l’effet en eût été bien rapide ; car les premiers exemplaires n’en furent mis en vente que le jour même de la sédition.

Ensuite, si l’insurrection eût été l’effet du livre, M. Turgot ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même ; et voici, à ce sujet, deux anecdotes sur lesquelles on peut compter. D’abord, M. Necker avait offert à M. Turgot de lire son ouvrage manuscrit, et de juger si on pouvait en permettre l’impression. M. Turgot répondit un peu sèchement à l’auteur, parlant à sa personne, qu’il pouvait imprimer ce qu’il voulait, qu’on ne craignait rien, que le public jugerait, refusant d’ailleurs la communication de l’ouvrage ; le tout, avec cette tournure dédaigneuse qu’il avait trop souvent en combattant les idées contraires aux siennes. Et ce que je rapporte là, je ne le tiens point d’un autre, car je l’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles ; j’étais alors chez M. Turgot : M. Necker y vint avec son cahier ; j’entendis les réponses que l’on fit à ses offres, et je le vis s’en allant avec l’air d’un homme blessé sans être abattu.

Le second fait, que je voulais citer, c’est que les feuilles de l’ouvrage furent soumises, à mesure qu’elles s’imprimaient, à la censure de Cadet de Seneville, avocat au parlement, censeur royal, attaché à M. Trudaine de tout temps, et dévoué à M. Turgot. Seneville, un peu méticuleux de caractère et d’opinion, crut devoir les avertir que le livre de M. Necker pouvait nuire à l’établissement de la liberté du commerce des grains (car il ne pensait pas qu’il pût exciter une sédition), et qu’il n’y donnerait son approbation que de leur consentement.

M. Turgot, qui ne voulait pas faire reculer le principe, comme on a dit depuis si souvent, et bien plus mal à propos, dans nos assemblées nationales, et qui, d’ailleurs, était très-attaché à un autre principe, la liberté de la presse, dit au censeur qu’il pouvait approuver.

D’après ces deux faits, on voit qu’il n’y a pas de prétexte pour reprocher à M. Necker une publication que ceux qui s’en plaignirent avaient pu si facilement empêcher.

Le mal, une fois permis, il fallut y apporter quelque remède ; j’essayai de combattre le terrible adversaire de nos opinions, et de prouver que son livre n’avait point de résultat ; j’intitulai ma réfutation : Analyse de l’ouvrage de la Législation et du Commerce des blés.

C’était, en effet, une chose remarquable qu’un gros livre, où l’on prétendait avoir traité à fond cette importante question, ne fournit pas à un homme d’état une seule maxime administrative. C’est là le défaut du livre de M. Necker, et on le reconnaîtra sans peine si je dis qu’après tous ses raisonnemens il enseigne, enfin, comme l’abbé Galliani, qu’il faut mettre quarante sous par sac de farine à l’exportation, et que c’est à ce petit moyen qu’il attache la sûreté de la subsistance d’un grand peuple, sur laquelle il a travaillé, dans le cours de son livre, à alarmer le gouvernement.

Un nouveau voyage, dans les premiers jours de juin, vint encore interrompre mes travaux. Voici l’occasion qui me fit partir pour l’Alsace.

Un avocat de mes amis connaissait un abbé Dufour, bien voulu de M. de Sartines et de M. d’Aiguillon ; cet abbé ayant obtenu d’un moine bénédictin, sans les formes canoniques, la résignation d’un bénéfice de son ordre, situé en Alsace, et réuni à un collège de jésuites, l’avait demandé en cour de Rome, et, avec la protection des ministres, en était devenu paisible possesseur. Le moine en avait deux autres de même genre ; il m’en résigna un, dont jouissait le collège de Colmar, appelé le prieuré de Saint-Valentin de Ruffac. Je l’obtins de même en cour de Rome ; mais il fallait s’en mettre en possession, et j’avais, pour antagoniste, le collège de Colmar et le cardinal de Rohan d’alors, le prince Constantin. Je fis un Mémoire ; j’eus des lettres d’attache et des lettres de recommandation de M. Turgot pour les gens du conseil souverain de Colmar.

Je me rendis à Strasbourg, et de là à Colmar, où je ne trouvai point d’obstacle à remplir les formes ; je pris possession du prieuré. Mais, quelques semaines après, il y eut une opposition que je n’ai jamais pu faire lever, même quand le dernier cardinal de Rohan eut succédé à son oncle, et qu’il me fut permis d’espérer moins de rigueur. J’en ai donc été pour mes frais de bulle et de voyage.

De Colmar, je traversai la Suisse par Bâle, Berne, Neufchâtel, Lausanne, etc. Je vis à Berne le célèbre Haller, qui n’était plus bon à voir que le matin. Ferney, où j’arrivai enfin, m’intéressait plus que tout le reste. Je passai huit à dix jours chez cet homme extraordinaire qui, à la différence de la plupart des hommes célèbres, a toujours paru à ceux qui l’ont vu de près plus extraordinaire encore et plus grand que sa renommée. J’étais recommandé à lui par le souvenir qu’il avait de quelques-uns de mes petits ouvrages, et par une lettre de d’Alembert. Il connaissait d’ailleurs mes liaisons avec M. Turgot et avec M. Trudaine, et il était bien aise de m’intéresser à son projet d’affranchir son pays de Gex du joug de la ferme générale.

Il me reçut fort bien, et j’eus tout le loisir de le voir, comme on dit, en robe de chambre ; mais son déshabillé valait mieux que la toilette de tout autre. Je n’ai rien à dire d’un homme si connu.

J’écrivis de chez lui à MM. Trudaine et Turgot en faveur du pays de Gex, et, à mon retour, je suivis cette affaire auprès d’eux, recevant, de temps en temps, des lettres de Ferney, où Voltaire m’appelait son défenseur, son patron. Déjà même, avant cette époque, il avait plusieurs fois répondu très-obligeamment à l’envoi que je lui faisais de mes ouvrages. J’ai donné ces lettres aux éditeurs de la collection de ses œuvres, entreprises par Beaumarchais. On en a retranché quelques-unes un peu fortes, sur certains sujets, dans un temps où l’on connaissait encore quelques limites, qui n’arrêteraient pas des éditeurs aujourd’hui.

Je ne puis me refuser à la petite vanité de rappeler une de celles qui ont été recueillies, en date du 19 novembre 1760, où il écrit à Thiriot. « Embrassez pour moi l’abbé Mords-les. Je ne connais personne qui soit plus capable de rendre service à la raison. »

Voilà certes un éloge dont je puis être vain ; et je le conserve pour que mes amis et ma famille en fassent honneur à ma mémoire quand je ne serai plus.

Je crois bien que j’avais surtout gagné son cœur par quelque malice dont la nature m’a pourvu, et qu’il aimait dans les autres parce qu’il y excellait ; mais il fallait aussi, peut-être, qu’il eût vu chez moi cet esprit critique accompagné d’un fonds de raison, dont il faisait encore plus d’estime.