Mémoires inédits de l’abbé Morellet/X


CHAPITRE X.


Bruit du rappel des Jésuites. Chanson. Mort de Louis XV. Ministère de Turgot.

1773. J’ai peu de choses à dire de mes occupations littéraires de 1773 ; la principale était toujours le Dictionnaire du commerce. Seulement, pendant un séjour de quelques semaines à Montigny, je traduisis pour M. Trudaine de Montigny, A father’s Legacy, le Legs d’un père à ses filles, par le docteur Grégory, fort joli petit ouvrage d’une morale douce et vraie, dont je crois avoir bien conservé le caractère, et que je ne crains pas d’indiquer comme très-bon à faire lire aux jeunes personnes.

Je le publiai à mon retour à Paris, en 1774, et depuis on en a fait de nouvelles éditions.

Mais de cette année 1773, je crois pouvoir conserver une anecdote qui sera de quelque intérêt, et pour ceux qui n’aimaient pas les jésuites, et pour ceux qui ont tenté récemment, comme en 1804 et 1805, de les faire rétablir en France.

À cette époque, un parti dans le clergé s’était formé pour ménager leur retour. Les circonstances leur étaient favorables. On s’apercevait du grand vide qu’ils avaient laissé dans l’instruction publique. Le parlement qui les avait fait bannir était dissous, et le parlement Maupeou l’avait remplacé. L’archevêque de Paris, Beaumont, et plusieurs prélats, encouragés par de hautes protections, travaillaient imprudemment au triomphe de cette compagnie, plus puissante qu’eux. L’archevêque de Toulouse lui-même me disait quelquefois : « Eh bien vous autres philosophes, vous avez tant fait des pieds et des mains qu’on a chassé les jésuites ; trouvez donc maintenant le moyen de suppléer à leurs collèges, à une éducation qui ne coûtait rien à l’État. » Je défendais de mon mieux les philosophes, et je combattais assez bien les apologistes des jésuites ; mais comme il m’arrivait souvent d’exprimer ces sentimens dans nos sociétés, chez le baron d’Holbach et chez Helvétius, il me vint l’idée de faire une chanson qui, en éventant le projet de rétablir les jésuites, pourrait renverser ce projet malheureux. Voici ma chanson ; car il faut tout avouer.


CHANSON

SUR LE RETOUR DES JÉSUITES,

ANNONCÉ EN 1773.

Sur l’air des Pendus.

Or, écoutez, petits et grands,
Le plus beau des événemens ;
Il a pour moi de si grands charmes
Que j’en suis touché jusqu’aux larmes ;
Des jésuites en ce jour
On nous annonce le retour.

Dieu, qui va toujours à ses fins,
Et qui sait tromper les plus fins,
Suscite madame L***,
Pour faire ce bien à l’Église ;
C’est pour cela qu’auparavant
Elle s’était mise au couvent.

Ce bon monseigneur de Paris,
Qui les a toujours tant chéris,
Et d’intrigues et de prières
À servi les révérends pères ;
Il ne pouvait faire sans eux
Ses beaux mandemens sur les œufs.

Nous ne devons pas oublier
Que monseigneur le chancelier
À travaillé de grand courage
Pour avancer ce bel ouvrage,

Et joindre ce nouveau bienfait
À maint autre qu’il nous a fait.

Est-il vrai que huit ou dix rois,
Tant d’aujourd’hui que d’autrefois,
Par leurs mains…, mais c’est calomnie,
Dont on noircit la compagnie :
Car jamais, depuis les Valois,
On n’en a pu trouver que trois.

On prétend qu’aux jeunes garçons
Ils donnent d’étranges leçons ;
Mais ils ont le respect dans l’âme
Pour toute fille et toute femme ;
De leurs restes je suis content,
De tout moine on n’en dit pas tant.

Tous ceux qui les ont fait bannir,
Ma foi, n’ont qu’à se bien tenir ;
Car aux auteurs de leur disgrâce
Ils ne feront aucune grâce,
Et leur zèle ardent, mais sans fiel,
Vengera la cause du ciel.

Ce brillant monsieur de Choiseul,
Qui les voyait d’un mauvais œil,
Pour avoir bravé leur puissance,
En fait aujourd’hui pénitence,
En vivant comme un loup-garou
Dans son château de Chantelou.

Le roi d’Espagne, en les chassant,
S’est mis en un pas bien glissant :
Si le général ne lui donne
Un sauf-conduit pour sa personne,

Quoique son poste soit fort beau,
Dieu me garde d’être en sa peau !

Pour son ministre d’Aranda,
Qui si mal les accommoda,
De ce jour à six mois de terme
S’il jouit d’une santé ferme,
Au monde je veux publier
La vertu de son cuisinier.

On sait que l’ancien parlement
Contre eux eut toujours une dent ;
Le roi connaissant sa malice,
Enfin leur en a fait justice ;
Et le nouveau les soutiendra,
Tant que lui-même il durera.

Goesman sera leur rapporteur,
Marin, leur administrateur,
Et l’on verra les fonds de l’ordre
Bientôt mis dans le plus bel ordre ;
Malheur à toute nation,
Qui n’a pas leur direction !

L’Anglais ne nous traitait pas bien,
Le Nord ne nous comptait pour rien ;
Témoin cette pauvre Pologne
Que de tous les côtés l’on rogne,
Et dont chacun a pris son lot,
Sans nous en dire un traître mot.

Le retour des pères enfin
Nous assure un meilleur destin ;
Nous reverrons bientôt la France
Recouvrer toute sa puissance,

Et notre peuple heureux et gai,
Comme on l’était au Paraguay,

Sitôt qu’ils seront revenus,
On verra tous les revenus
Croître de deux ou trois vingtièmes.
Pour le roi, sinon pour nous-mêmes ;
Et les prières de leurs saints
Nous feront amender les grains.

Que l’espoir de tant de bonheurs
Réjouisse aujourd’hui nos cœurs ;
Allons présenter aux bons pères
Nos hommages les plus sincères ;
Que leur retour nous sera doux !
(Bas, lentement et tristement.)
Seigneur, ayez pitié de nous…


Ma chanson faite, il fallait trouver un moyen de la répandre sans me trahir. M. de Choiseul, exilé à Chanteloup, y avait toute la France ; je pensai que si les couplets arrivaient jusqu’à lui, il s’en amuserait un moment, et qu’ils seraient transcrits et connus. Je les portai donc moi-même chez Mme de Grammont, qui partait le lendemain pour Chanteloup ; mais je n’entendis plus parler de ce chef-d’œuvre, soit que M. de Choiseul ait négligé de le communiquer à sa société, soit qu’on ne l’ait pas trouvé assez piquant pour être répandu. Je crois pourtant que cette innocente chanson a le mérite d’une certaine naïveté niaise assez bien imitée, et je la conserve ici comme anecdote.

L’année 1774 fut marquée par la mort de Louis xv, dans la nuit du 10 mai. Un long règne finit quelquefois par l’ennui et l’injustice du peuple. L’exil des anciens parlemens, l’institution du parlement Maupeou, la banqueroute partielle faite par l’abbé Terray, la continuation des impôts et l’accroissement de la dette publique, les dépenses des frères du roi, l’élévation de quelques favorites, surtout de la dernière, avaient irrité les esprits, et les disposaient à attendre beaucoup de bien d’un nouveau règne, et à juger sévèrement l’ancien.

Je me souviens que le 11 mai, sept ou huit de nos amis avaient fait la partie d’aller dîner à Sèvres, pour être sur le chemin des courriers. Je n’étais pas de cette réunion ; mais, vers les six heures, je m’acheminai pour aller à Auteuil chez Mme Helvétius, et je trouvai deux carrossées des nôtres, revenant fort vite à la ville, et s’arrêtant pour me dire : C’est fini. Mais je me souviens surtout que Mlle de Lespinasse, qui était avec eux, me dit à la portière : Mon cher abbé, nous allons avoir pis.

En rapportant sa prédiction, je ne prétends pas en faire honneur à sa sagacité. Elle était fort disposée à voir les choses en noir, et je ne fais aucun cas de la prévoyance de la crainte ni de celle de l’humeur, parce que l’une et l’autre, en épuisant toutes les combinaisons fâcheuses, arrivent toujours à rencontrer celles qui se réalisent.

Si l’on considère l’ensemble de tout le règne de Louis xvi, les sinistres présages dont je parle n’ont été que trop justifiés ; mais ces craintes ne pouvaient faire rien prévoir de ce que nous avons vu depuis. Et quant aux années précédentes du dernier règne, elles ont été véritablement meilleures pour la nation que les plus brillantes du règne de Louis xv ; le gouvernement du nouveau monarque a été plus doux, plus sage ; les sciences, les arts, la sociabilité, y faisaient déjà d’heureux progrès ; tout tendait au bien, et on ne peut trop déplorer le bouleversement qui, pour corriger quelques abus dont la réforme se serait faite insensiblement et de soi-même, a plongé un grand peuple dans un abîme de maux.

Le nouveau roi appela auprès de lui M. de Maurepas, et lui donna toute sa confiance. On prétend que c’est après avoir balancé entre lui et M. de Machaut : celui-ci était, à la vérité, octogénaire, mais encore plein de force, et il a survécu à son rival pour périr dans les prisons, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, couvert d’ulcères et manquant de tout : cruauté inconnue aux nations sauvages, dont les exemples ne sont que trop nombreux dans l’histoire de nos désastres.

M. de Maurepas avait constamment montré de la bienveillance et de l’estime à M. Turgot, qui le voyait assez souvent. Un abbé de Véry, plein d’admiration pour la vertu et les talens de M. Turgot, était ami intime et familier de Mme de Maurepas ; il avait même quelque crédit sur l’esprit du vieillard, qui, malgré le dédain qu’il affectait pour la philosophie, et la crainte qu’il avait du philosophe, se tenant bien sûr de l’arrêter quand il voudrait, le fit appeler au ministère. Il fut d’abord deux mois secrétaire-d’état de la marine, et ensuite ministre des finances, quand l’abbé Terray fut renvoyé.

L’arrivée de M. Turgot au ministère, qui devait, ce me semble, relever mon courage et me donner des moyens pour l’exécution de mon grand travail, me fournit encore des objets et des causes de distraction. Je suivais les opérations du ministre ; je m’intéressais à sa gloire ; je lui écrivais souvent sur les points dont il était occupé ; j’étais auprès de lui l’interprète de beaucoup de personnes qui s’adressaient à moi pour lui faire passer ou des demandes ou des projets ; je recevais de tous côtés des paquets et des lettres ; mon cabinet, auparavant solitaire, était fréquenté le matin par un grand nombre de cliens et de visiteurs. Tout cela me prenait un temps que je regardais comme précieux pour le succès de mes recherches, et mon grand travail n’avançait pas.