Mémoires inédits de l’abbé Morellet/IX


CHAPITRE IX.


Premier voyage en Angleterre. Francklin, Garrick, le lord Shelburne. Lettre et vers inédits de La Harpe. Raynal. Lettre de Turgot sur l’Histoire des deux Indes.

J’avais connu chez M. Trudaine, le lord Shelburne, depuis marquis de Lansdown, qui était venu en France avec le colonel Barré, membre de la Chambre des communes ; et il avait pris quelque amitié pour moi. Il m’avait engagé à venir le voir en Angleterre. M. Trudaine approuvait beaucoup ce projet, dans la pensée que je rapporterais de ce voyage quelques instructions utiles en matière de commerce ; je puis dire que son espérance, autant qu’il était en moi, ne fut pas trompée. Il me faisait donner de la caisse du commerce cinquante louis pour les frais du voyage, et le lord Shelburne m’avait fait promettre que j’irais m’établir dans sa maison. À la fin d’avril 1772, je passai le détroit.

En arrivant à Londres, je trouvai milord absent ; mais il avait laissé des ordres pour me recevoir.

Il avait fait plus, et ayant prévenu de mon arrivée son frère Fitz-Morice, alors membre de la Chambre des communes, celui-ci, en attendant le retour de milord, me mena à Whycomb, terre située à sept à huit lieues de Londres, et titre de la première pairie du lord Shelburne, qui est aujourd’hui sur la tête de son fils ; il emmenait aussi le colonel Barré, le docteur Haukesworth, rédacteur du premier Voyage de Banks autour du Monde, et Garrick et Francklin, deux hommes qu’il suffit de nommer.

Nous passâmes cinq ou six jours à Whycomb, et, comme on voit, en assez bonne compagnie.

J’entendais, fort difficilement, l’anglais parlé ; mais tous parlaient un peu de français, et me montraient une grande indulgence. Ils m’entendaient très-bien eux-mêmes, parce que j’avais alors une prononciation nette et distincte, voix forte, et une déclamation naturelle et vraie qui servait à déterminer le sens des mots et celui des phrases, ce que Garrick sentait parfaitement, et ce qui l’aidait à m’entendre, comme il me l’a dit plus d’une fois.

Ce temps, comme on peut le croire, se passa fort agréablement, pour moi, dans la société de ces hommes que je me suis toujours félicité depuis d’avoir connus, et dont je dirai ici quelque chose, en commençant, comme de raison, par le plus célèbre.

Francklin qui, déjà, montrait à l’Angleterre le politique et l’homme d’état, qu’elle eut bientôt à craindre, était, alors, beaucoup plus connu en Europe, par sa grande découverte de l’identité du feu électrique avec celui du tonnerre, et par sa belle théorie de l’électricité ; mais l’économie publique et les matières du gouvernement m’occupaient plus, moi-même, que la physique, et la conversation se reportait, naturellement, sur ces objets. Nous discutâmes beaucoup la question générale de la liberté du commerce, et les deux grandes questions qui dépendent de celle-là, la liberté du commerce de l’Inde et la liberté du commerce des grains. J’eus la satisfaction de le voir goûter entièrement tous les principes que j’avais établis dans mes Mémoires contre la Compagnie, et dans la Réfutation des Dialogues ; et il me sembla même que je dissipais quelques doutes restés dans son esprit.

Ses idées sur la population en général, et sur celle de l’Amérique en particulier, sur les rapports des colonies avec les métropoles, sur les progrès de l’Amérique, alors anglaise, et sur ceux qu’on devait prévoir, eurent leur tour dans nos entretiens. Nous parlâmes aussi musique, car il l’aimait, et physique et morale, mais en peu de mots et à des intervalles assez longs ; car, jamais personne ne pratiqua mieux la maxime de La Fontaine :


Le sage est ménager du temps et des paroles.


Je lui vis faire, là, l’expérience de calmer les flots avec de l’huile, qu’on avait regardée comme une fable dans Aristote et Pline. Il est vrai que ce n’était pas les flots de la mer, mais ceux d’une petite rivière qui coulait dans le parc de Whycomb. Elle était agitée par un vent assez frais, Il remonta à deux cents pas de l’endroit où nous étions ; et, faisant quelques simagrées magiques, il secoua par trois fois, sur la rivière, un roseau qu’il avait dans la main. Un moment après, les petits flots s’affaiblirent par degrés, et la surface de l’eau devint unie comme une glace.

Dans l’explication qu’il nous donna de ce phénomène, il nous dit que l’huile contenue dans son roseau se divisant prodigieusement aussitôt qu’elle était jetée, et rendant plus lisse la surface de l’eau, empêchait le vent d’avoir prise sur elle et principalement sur la partie de la rivière qui en recevait la première impulsion, et que l’agitation des parties inférieures venant à se calmer d’elle-même et n’étant pas renouvelée dans la partie d’au-dessus, ni communiquée plus bas, le calme se propageait partout.

À mon retour à Londres, je cultivai beaucoup cet homme intéressant. J’allais souvent déjeuner avec lui. Il venait alors d’imaginer et de faire exécuter diverses espèces de cheminées, dont on peut voir les plans dans ses œuvres, mêlant, comme il a toujours fait, les recherches physiques à ses grandes vues politiques. Je pensai qu’il serait utile d’en avoir des modèles en France, et j’obtins de lui qu’il me céderait celle-là même qui était dans son salon. Je la lui payai douze guinées, et je l’adressai à M. Trudaine, qui la fit placer à Montigny. Mais ce n’est que plusieurs années après, qu’on a commencé, en France, à s’occuper de l’art très-important de se chauffer avec économie.

Depuis, et de retour en France, j’ai beaucoup raisonné cheminées avec Francklin. Nous avons essayé diverses formes nouvelles. J’ai amélioré ses cheminées à tiroir, et j’en ai fait exécuter au moins une douzaine, dont la plupart ont réussi. Mais celle dont je suis demeuré le plus content est celle que j’ai fait exécuter en tôle, avec trois plaques de fonte dans le pourtour, et une trappe se levant à crémaillère, évasée par devant. C’est Pérès, le serrurier de la Monnaie, qui me les a faites. Je lui en ai commandé une pour M. de Vaisnes, toute semblable à la mienne ; et qui n’a pas eu moins de succès. Il en a fait aussi deux pour Mesdames, à Bellevue.

J’aurai occasion de reparler de Francklin.

Garrick était déjà venu en France avec sa femme, et je l’avais connu chez Mme Helvétius et chez le baron d’Holbach. Il avait pris quelque goût pour moi, non pas comme Sbrigani, pour la manière dont je mangeais mon pain, mais sur celle dont je disputais, qu’il trouvait remarquable, me disait-il, par la véhémence et le naturel de mes mouvemens. Chez le baron d’Holbach, lorsqu’il me voyait aux prises avec Diderot ou Marmontel, il s’asseyait les bras croisés, et nous regardait comme un dessinateur observant une figure qu’il veut saisir.

Je dois avouer ici que ce qui était un objet d’intérêt et de curiosité pour Garrick, n’en était pas moins un défaut, qui a eu pour moi quelques inconvéniens dans le monde. Je ne prétends pas m’en excuser ; mais comme on m’en a fait souvent des reproches, il doit m’être permis de les modifier pour les réduire à ce qu’ils ont de juste.

On m’a dit souvent, ou l’on a dit de moi, que j’étais ergoteur, disputeur, sophiste, violent dans la dispute ; mais personne n’a dit, ni pu dire, que je fusse raisonneur de mauvaise foi.

Shaftsbury, parlant des disputes et de l’esprit de parti, cite le trait suivant, comme fournissant une leçon de modération.

Il prit envie, dit-il, à un paysan d’entendre des docteurs disputer en latin dans une université. On lui demanda quel plaisir il pouvait prendre à ce spectacle, ignorant jusqu’à la langue des disputans, et ne pouvant savoir qui des deux avait raison. Oh ! répondit-il, ce n’est pas non plus par ce qu’ils disent que j’en juge, je ne suis pas si bête ; mais je vois bien celui des deux qui met l’autre en colère, et c’est celui-là qui a l’avantage.

De son apologue, Shaftsbury conclut que la nature elle-même avait enseigné à cet homme grossier que, dans une dispute, celui qui a raison est celui qui se possède le mieux, tandis que le défenseur d’une mauvaise cause se laisse naturellement aller à la violence et à l’humeur.

Comme je dispute souvent avec chaleur et véhémence, et que même alors je crois pourtant avoir raison, j’ai soupçonné que cet apologue pouvait manquer de justesse, et je pense qu’il n’est pas impossible de le réfuter.

Il faut bien convenir qu’en disputant on ne peut pas se préparer de son caractère ; et si un homme ardent et impétueux défend la meilleure cause du monde, en conclura-t-on qu’elle est mauvaise, parce qu’il ne réprime pas son impétuosité ? Cet homme peut avoir l’esprit le plus droit, raisonner avec la plus grande justesse, et s’emporter en même temps contre un esprit faux, artificieux et doux, qualités qui se trouvent assez souvent réunies. Il est bien naturel alors que la justesse de l’esprit, et la conscience de la vérité, et le sentiment vif de la mauvaise foi de son adversaire, l’irritent et lui inspirent des expressions, des mouvemens, des gestes, qui montreront sa violence, sans qu’on puisse en rien conclure contre l’opinion qu’il défend.

On reconnaîtra, par une suite de cette observation, que beaucoup d’esprits faux, de partisans d’opinions mauvaises, déraisonnables, savent conserver dans une longue dispute tout leur sang-froid ; il s’en font même une étude ; car, comme c’est toujours pour eux un avantage, la faiblesse de leur cause le leur rend plus nécessaire, et ils en font un moyen de gagner à leur opinion beaucoup d’auditeurs, et ceux-là surtout qui auraient adopté pour règle la maxime du paysan.

Garrick, bien plus indulgent pour moi, me donna pendant mon séjour toutes sortes de marques d’amitié. Il me fit lire Richard III et Othello, qu’il me promit de jouer à son retour à Londres. C’était une pomme de discorde entre nous ; car je ne voulais pas tout admirer. Il m’observait du coin de l’œil, lorsque je lisais Shakspeare, et il saisissait les plus légers signes d’improbation sur mon visage. Alors il venait sur moi comme un furieux, m’appelant french dog, et me poussant de questions et d’apologies pour me faire approuver des traits que notre goût ne souffre point.

Il joua en effet après notre retour à Londres, et j’eus la satisfaction de voir deux fois cet acteur étonnant par la force et la vérité de son expression, et à qui l’on ne pouvait rien comparer que notre grand acteur Le Kain.

Il m’avait fait placer à l’orchestre, à son théâtre de Drury Lane, et m’avait défendu de lire pendant qu’il jouerait, prétendant que je l’entendrais sans ce secours, tout étranger qu’était encore l’anglais parlé à mes oreilles françaises, tant il avait de confiance dans la vérité de son jeu. Je contrevenais de temps en temps à la défense, en ouvrant le livre que j’avais porté avec moi presque malgré lui. Il me faisait alors des yeux terribles. Je me déterminai à ne plus regarder que lui, et véritablement, quoiqu’un grand nombre de mots fussent perdus pour moi, si je n’entendais pas tout, il ne s’en fallait guère. Garrick eût pu servir de truchement universel à ce roi d’Asie, qui demandait aux Romains un pantomime, à l’aide duquel il se ferait entendre de tous les peuples soumis à son vaste empire.

Lorsqu’environ six mois après cette époque, je revins encore à Londres pour retourner à Paris, il me mena passer quelques jours à sa campagne près d’Hamptoncourt, sur les bords de la Tamise, avec son aimable femme. Elle était allemande, et avait été danseuse ; elle avait beaucoup de grâce, de bonté, et le spectacle de leur union était charmant : elle lui a survécu, et a joui d’une fortune assez considérable ; je ne sais si elle vit encore.

Je dirai peu de chose du colonel Barré, estimable comme homme public, et fort aimable en société. Il a constamment été l’homme de confiance de milord Shelburne au parlement, pendant ses deux ministères. Plus tard ils se sont brouillés, j’ignore à quelle occasion.

Mais l’homme dont je ne puis assez parler, assez me louer, et pour qui ma reconnaissance doit durer autant que ma vie, est le lord Shelburne, à qui je dus cette noble hospitalité, dont je crois qu’il serait difficile de trouver un autre exemple. J’ai déjà dit l’attention qu’il eut de me faire recevoir à mon arrivée par son frère et ses amis, et de me donner si bonne compagnie en attendant qu’il revînt.

À son retour, il me mena chez tous ses amis, me fit voir tous les spectacles, tous les objets de curiosité que Londres renferme, le Panthéon, l’Opéra, le théâtre de Garrick, celui de Foot, alors très-suivi, la maison de la reine, qu’on voyait difficilement, la chambre des pairs et celle des communes, le Muséum, l’exhibition de Cookes, etc.

Outre les personnes que j’ai déjà nommées, il me fit connaître M. Hamilton, celui qui avait rapporté de Naples les vases étrusques ; Banks et Solander, revenus de leur premier voyage et prêts à partir pour le second ; le duc de Richemont, milord Sandwich, milord Mansfield. Nous allâmes ensemble, dans la berge de milord Sandwich, dîner sur le vaisseau de Banks, où le premier lord de l’amirauté fut reçu avec tous les honneurs par les voyageurs prêts à quitter l’Angleterre. Nous avions vu, quelques jours auparavant, Banks et Solander au milieu des raretés qu’ils avaient apportées de leur premier tour du monde. Enfin, il ne me laissa pas le temps de désirer pour me faire voir tous les objets intéressans qui pouvaient mériter l’attention d’un étranger.

Nous déjeunions tous les jours avec quelques-uns de ses amis, Barré, Priestley, le docteur Price, Francklin, les deux Townsend, l’alderman et le ministre, etc. Le dîner rassemblait encore une compagnie plus nombreuse, et les femmes retirées, la conversation était bonne, variée, instructive.

J’avais d’ailleurs, ce que je ne dois pas oublier, une parfaite et entière liberté. J’allais, je venais, je passais la matinée comme il me plaisait, ou chez moi, ou courant la ville, et le plus souvent chez les libraires, me retirant et me couchant quand je voulais, servi à merveille, et, comme il n’arrive qu’en Angleterre, sans savoir par qui et sans voir personne.

Après six semaines de séjour à Londres, milord Shelburne me prit avec lui pour me faire voyager dans les comtés de l’ouest et me mener dans sa terre de Wiltshire. Nous fîmes d’abord une longue tournée, avant d’arriver à Bowood-Park, sa maison. Nous vîmes Bleinheim, Windsor, Twiknham, la maison de Pope ; Egley, au lord Littleton, etc.

Revenus à Whycomb, nous y eûmes la visite de Tucker, doyen de Glocester, homme instruit, dont nous avons plusieurs ouvrages sur les matières du commerce et du gouvernement. Il était en relation avec M. Turgot, qui a traduit de lui un ouvrage intitulé : Questions sur la liberté du commerce du Levant. Nous eûmes bientôt fait connaissance, et je lui promis d’aller le voir à Glocester.

En effet, je me séparai de milord pour lui laisser faire quelques courses ; il devait aller, autant qu’il m’en souvient, chez le lord Chatham ; il me donna rendez-vous à Bowood.

Je pris ma route de Whycomb à Oxford, par une voiture publique, et j’allai à Birmingham, où Bolton, un des entrepreneurs les plus actifs et les plus connus de ces belles fabriques, me reçut fort bien. Je m’arrêtai deux jours en repassant à Oxford, où je fus accueilli par un professeur d’astronomie pour qui j’avais eu des lettres ; et de là, je vins à Glocester.

Tucker me garda trois jours, et me fit lier connaissance avec Warburton, son évêque, l’auteur de la Légation divine de Moise et de beaucoup d’autres savans ouvrages ; ensuite, il me conduisit une partie du chemin. Je vis Worcester et Bristol, etc. ; et me rabattant ensuite sur ma gauche, je me rendis à Bowood, où je trouvai milord Shelburne établi avec sa famille, le colonel Barré, le colonel Clarke, le docteur Priestley qui servait d’instituteur à ses enfans, et le ministre Townsend, dont le bénéfice, ou paroisse, était à quelques lieues de Bowood.

Une grande et belle maison, un beau jardin, une riche bibliothèque, des voitures et des chevaux, quelques voisins de temps en temps et des courses chez eux, Bath à quinze milles de là, où nous allions nous divertir, c’était là de quoi passer le temps agréablement, et, si l’on y joint la conversation du maître et de ses hôtes, très-utilement. C’est là surtout que j’ai trouvé un excellent usage, celui d’être établi toute la journée dans une bibliothèque qui servait de salon, et qui fournissait continuellement ou des sujets à la conversation ou des secours pour vérifier les points débattus.

Pendant ce séjour et ce voyage, j’avais vu les manufactures du Wiltshire et du Glocestershire, etc. J’avais recueilli, grâce à milord Shelburne, des échantillons de toutes les espèces de draps et d’étoffes de laine, de soie et de coton qui s’y fabriquent ; différens mémoires sur ces objets d’industrie et de commerce ; quelques modèles, non pas des machines, dont les Anglais sont jaloux à l’excès, modèles qu’on n’eût pu me donner et que je n’eusse pu emporter avec sûreté ; mais des dessins et autres objets non moins utiles, comme un dessin et une explication de la manière de mettre le foin en meule, de le couvrir avec un toit mobile, qui descend à mesure que la meule se consume ; un couteau à couper le foin ; les diverses mesures de continence et de longueur, et les poids étalonnés ; de nombreux échantillons, etc., toutes choses que j’ai rapportées pour le gouvernement.

Milord Shelburne, après être resté six semaines à Bowood, me proposa de m’emmener en Irlande avec lui. Je me défendis de ce voyage, qui m’aurait pris trop de temps. Il me dit alors qu’il m’emmènerait jusqu’en Yorkshire, en me faisant voir, chemin faisant, plusieurs de ses amis, de belles maisons de campagne, de beaux pays, et que d’York je pourrais facilement me rendre à Londres. C’était, comme on voit, me combler de bons procédés.

Nous passâmes d’abord huit jours dans la maison d’un M. Parker, sur les bords de la mer, vis-à-vis de Mounteyge-comb, de l’autre côté de la rade de Plymouth. Nous y faisions une excellente chère, surtout en poisson. Je vis le port et l’arsenal de Plymouth, ce qui n’est aisé pour un Français dans aucun temps. Je vis aussi Mounteyge-comb, maison et jardin dans une situation unique et vraiment romanesque.

Entre autres plaisirs que j’y goûtai, je ne puis oublier une promenade sur la Thamer, rivière dont l’embouchure est dans le bassin de Plymouth, et qui n’est navigable qu’à quelques milles avant d’arriver à l’Océan. Elle est fort encaissée, mais ses bords présentent des aspects sans nombre, tous plus agréables les uns que les autres ; tantôt des côteaux cultivés jusqu’à leur sommet, ou couronnés de bois ; tantôt des bords escarpés en rocs de granit et d’ardoise, du haut desquels pendent des arbres, dont les branches touchent la surface de l’eau ; des sinuosités douces, qui vous éloignent et vous rapprochent alternativement de quelque objet frappant ; des cabanes de pêcheurs ; de vertes prairies couvertes de bestiaux, etc.

Après nous être rendus à Plymouth de la maison de M. Parker, qui en est à une demi-lieue, nous nous embarquâmes en quatre bateaux, deux pour la compagnie, un pour quelques domestiques et le dîner, un pour de la musique, formée de huit instrumens à vent. Nous remontâmes la rivière jusqu’où elle cesse d’être navigable, c’est-à-dire, a huit ou dix milles de Plymouth. Là, nous vîmes la pêche du saumon, errans ou assis dans une prairie charmante, jouissant de toutes les sensations douces que peuvent donner l’agrément du site, la beauté du ciel, la fraîcheur des eaux. Nous redescendîmes ensuite, et nous nous arrêtâmes, vers les trois heures, à un endroit de la côte dominant la rivière, sur un tapis de la plus belle verdure, ombragé de grands arbres et séparé par la rivière seule d’un côteau admirablement cultivé, et semé çà et là de jolies petites maisons. C’est là que nous dinâmes assis sur l’herbe, avec des viandes froides, un pâté, force gâteaux et quelques fruits. Je ne dois pas oublier une circonstance imprévue, qui ajouta beaucoup à notre plaisir.

Pendant que nous dînions, nous aperçûmes trois jeunes filles qui, se promenant dans la prairie voisine avec leur père et leur mère, s’étaient approchées de nous pour entendre notre musique, et nous regardaient au travers d’une haie qui nous séparait d’elles. Je, me lève aussitôt, et je leur présente un panier de cerises. Je les prie en même temps de vouloir bien chanter some scotish song, dont, moi Français, j’étais very fond. Elles se regardent un moment ; et dès que nous fûmes retournés à nos places, comme si notre plus grand éloignement les eût rassurées, elles se mettent à chanter toutes les trois à l’unisson, avec des voix d’une extrême douceur, The lass of Peaties mill. Sans doute le temps, le lieu, la singularité de la rencontre ajoutèrent quelques charmes à ce petit concert ; mais tous mes Anglais furent émus, et me dirent que je leur avais procuré le plaisir le plus vif qu’ils eussent goûté dans toute cette belle journée.

Au sortir de Plymouth, nous prîmes notre route d’abord par la côte du Sud, et nous vîmes Dartmouth, Tor-Bay, Sidmouth, Weymouth, l’île de Portland, Dorchester ; et remontant au Nord, nous traversâmes Dorsetshire, Wiltshire, Glocestershire, Derbyshire, Yorkshire, etc., voyant les maisons de campagne, les manufactures, et tous les objets qui peuvent attirer la curiosité. Je quittai milord à Leeds, à sept ou huit lieues d’Yorck, comblé de ses politesses et de ses bienfaits. Là, il prit sa route vers la côte, où il voulait s’embarquer ; et d’Yorck, où je passai deux jours, je revins à Londres, d’où, après un séjour d’environ une semaine, je revins à Paris, vers la fin d’octobre, après six mois de séjour en Angleterre. On croira bien que, pendant tout le cours de ce voyage, j’ai dû recueillir les remarques et les réflexions que me suggérait la vue des objets mêmes. Tous les soirs, je rassemblais mes études et mes pensées du jour dans de courtes notes, dont il n’aurait tenu qu’à moi, en les développant, de faire un Voyage semblable à tant d’autres dont nous sommes inondés. À mon retour, j’ai repris en effet et commenté toutes ces notes, contenues dans huit cahiers assez volumineux ; et j’ai distribué ensuite parmi mes papiers, les faits et les raisonnemens aux différens articles des sujets que j’ai traités, ce qui regardait l’état du commerce au tableau de celui d’Angleterre qui faisait partie de mon grand travail, et les souvenirs et les réflexions sur le gouvernement, parmi les matériaux politiques.

Je n’avais point négligé, pendant ce voyage, mes amis de Paris, et j’écrivais assez régulièrement à quelques-uns d’entre eux pour me tenir au courant. Je donnerai une idée de ce genre de correspondance, en transcrivant ici une lettre de La Harpe, que j’ai conservée, écrite au nom de la société déjeûnant chez M. Suard un dimanche, jour où elle se réunissait ordinairement chez moi.


Paris, le 15 mai 1772.

« Voilà ce que c’est, monsieur, d’adresser une épître aux dames. Il n’y en a pas une qui ne vous répondit pour son compte ; mais aucune ne veut répondre pour les autres, et vous aurez une lettre de secrétaire, une lettre de bureau. Rassurez-vous pourtant, notre bureau n’est pas tout-à-fait aussi effrayant que celui d’un ministre. Ce n’est, après tout, qu’une jolie table de bois de rose ; où l’on prend de bon chocolat et de bon café. Il est vrai qu’on aurait pu choisir un meilleur secrétaire. Mais que voulez-vous ? M. Saurin et l’abbé Arnaud sont tout occupés de leur académie ; M. Suard est aussi paresseux que s’il en était tout de bon ; l’abbé Delille passe sa vie avec Virgile, Saint-Ange avec Ovide, et moi avec les dames. Il faut bien prendre le bénéfice avec les charges. J’espère que vous me rendrez celle-ci fort légère, et que vous ne comptez pas sur une réponse aussi jolie que votre lettre, ni telle que ces dames pouvaient la faire. Je vous dirai tout uniment que nous nous portons aussi bien que vous, que nous sommes fort aises que vous vous amusiez à Londres, que nous tâchons d’en faire autant à Paris. Voilà du style le plus bourgeois. Cependant, si l’on voulait vous faire un peu plus de compliment, on pourrait vous dire en rimes moins riches que celles de l’abbé Delille :


Nous regrettons le sage aimable,
Plus galant que tous les bergers,
Qui, servant les Grâces à table,
Leur chantait des couplets légers,
Et qui, soigneux de leur parure,
Ornait leur belle chevelure
De la fleur de ses orangers.


» Voilà, monsieur, ce qui nous manque à Paris, et ce que vous ne retrouverez pas vous-même sous le ciel enfumé de l’Angleterre. Vous avez beau en faire l’éloge : on admire les avantages d’un grand état ; mais on sent les douceurs d’une petite société ; et pour peu que je voulusse élever ma voix poétique, je vous chanterais (car les poëtes chantent, et voilà pourquoi il n’y a pas de poëtes en prose) :


La Tamise et ce fier génie
Qu’on voit, sur une ancre appuyé,
Dominer la mer asservie,
Et lever un bras déployé,
Qui menace la tyrannie ;
Ces chantiers où l’activité,
Mère d’une heureuse opulence,
Épanche l’urne d’abondance
Sous l’abri de la liberté ;
Cette vaste et sombre abbaye
Qui consacre dans ses enclos
L’immortalité du génie,
Des actrices et des héros ;
Et ces immenses arsenaux,
Ces chefs-d’œuvre de l’industrie,
Le parlement, la comédie,
Et le palais des matelots ;
Tant de merveilles réunies
Ne valent pas l’air du matin
Que l’on respire aux Tuileries,
Et ces arbrisseaux de jasmin
Ornant vos fenêtres fleuries,
Les piquans attraits de Saurin,
Et les yeux charmans d’Amélie,
Et cette Daphné si jolie
Que mon Apollon chante en vain,
Qu’il chanterait jusqu’à demain,
Qu’il aimerait toute la vie,
Sans avoir un meilleur destin.

» Votre bon esprit va nous dire qu’il se mêle peu de vers et d’amour ; mais bien de prose et d’amitié ; mais la bonne prose ressemble quelquefois aux vers, et la bonne amitié à l’amour. Hélas ! il ne tiendrait qu’à moi de vous faire une élégie sur nos désastres académiques ; mais je ne veux pas vous affliger en tenant la plume pour les dames. D’autres vous ont sans doute instruit déjà, et nous attendons de vous une belle lettre de consolation ; car le courage même a besoin d’être consolé, et l’on aime à l’être par un bon ami qui s’afflige. Les dévots mettent leurs peines aux pieds du crucifix ; il faut espérer que quelque jour nous déposerons les nôtres sur la table à café, où nous trinquerons à votre santé, tandis que vous toasterez à la nôtre.

» Cependant nous avons grande impatience de revoir notre Amphitryon. Nous retrouverions à peu près les autres personnes de la pièce.


L’abbé Delille en sa gaîté
Représente assez bien Sosie ;
Mercure avec la poésie,
A, dit-on, toujours habité :
C’est sa meilleure compagnie.
Et rejetant tout favori,
Il est ici plus d’une Alcmène
Que l’on ne rendrait plus humaine
Qu’en ressemblant à son mari.
Il faut, pour compléter la scène,
Et rendre le déjeûner bon,
Que promptement on nous ramène
Le véritable Amphitryon.

» Le secrétaire vous embrasse au nom des muses, de la liberté et de l’amitié, etc. »

C’est pendant mon séjour en Angleterre, que parut l’Histoire des Deux Indes, par l’abbé Raynal ; j’en parlerai un instant pour rapporter ce que m’en écrivit à Londres M. Turgot.

L’abbé Raynal avait été jésuite à Pézenas. Il quitta la compagnie et Pézenas pour venir à Paris, où il entreprit de prêcher, métier qui ne s’accordait guère ni avec ses goûts, ni avec ses opinions. Jé né préchais pas mal, nous disait-il, mais j’avais un assent dé tous les diables.

L’abbé Raynal était l’un des plus assidus à nos réunions chez le baron d’Holbach, chez Helvétius et chez Mme Geoffrin : bon homme, aisé à vivre, ne montrant rien de l’amour-propre dont les hommes de lettres sont trop souvent férus, et ne blessant celui de personne ; faisant continuellement ses livres dans la société ; poussant tout ce qui l’approchait de questions pour recueillir quelques faits grands ou petits ; il ne parlait guère que de politique, de commerce, ou pour faire des contes, auxquels il ne donnait pas une tournure bien piquante, et qu’il lui arrivait de répéter ; mais lorsqu’il avait pris ainsi la parole, il la gardait long-temps. Il était précieux à notre société, parce qu’il savait très-bien les nouvelles, à cause de ses liaisons avec M. de Puisieux et M. de Saint-Séverin : il travaillait alors à son Histoire philosophique. Lorsqu’elle parut, M. Turgot m’écrivit à Londres :

» Je suis curieux de savoir ce que les Anglais auront pensé de l’Histoire des Deux Indes. J’avoue qu’en admirant le talent de l’auteur et son ouvrage, j’ai été un peu choqué de l’incohérence de ses idées, et de voir tous les paradoxes les plus opposés mis en avant et défendus avec la même chaleur, la même éloquence, le même fanatisme. Il est tantôt rigoriste comme Richardson, tantôt immoral comme Helvétius, tantôt enthousiaste des vertus douces et tendres, tantôt de la débauche, tantôt du courage féroce ; traitant l’esclavage d’abominable, et voulant des esclaves ; déraisonnant en physique, déraisonnant en métaphysique et souvent en politique ; il ne résulte rien de son livre, sinon que l’auteur est un homme de beaucoup d’esprit, très-instruit, mais qui n’a aucune idée arrêtée et qui se laisse emporter par l’enthousiasme d’un jeune rhéteur. Il semble avoir pris à tâche de soutenir successivement tous les paradoxes qui se sont présentés à lui dans ses lectures et dans ses rêves. Il est plus instruit, plus sensible, et a une éloquence plus naturelle qu’Helvétius ; mais il est, en vérité, aussi incohérent dans ses idées, et aussi étranger au vrai système de l’homme. »