Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XIII


CHAPITRE XIII.


Château de Brienne. Couplets. Suite des travaux sur le commerce. Mort de Turgot.

Je passai encore une partie de l’été et de l’automne 1778, au château de Brienne.

Quand j’aurai présenté un tableau de cette famille des Loménie, et de leur établissement en Champagne dans la terre de ce nom, qui était devenue la leur par laps de temps, depuis les Loménie, secrétaires d’état sous Henri III et Henri IV ; si l’on compare à ces images de fortune et de grandeur la déplorable destinée de cette famille, immolée tout entière par les fureurs civiles, on pourra trouver dans ce rapprochement un de ces contrastes que nos malheurs ont rendus très-communs, mais qui n’en sont que plus faits pour affliger et pour instruire.

J’ai déjà dit quelque chose du caractère de l’abbé de Brienne. Fils d’un père et d’une mère qui n’avaient pas 15,000 livres de rente de patrimoine, sans avoir de place à la cour, il n’était encore qu’un petit abbé de vingt et un ans, étudiant la théologie en Sorbonne ; il n’avait qu’un mince prieuré en Languedoc, qui lui rendait 1500 livres et quelques barils de cuisses d’oie, et déjà il avait conçu dans sa tête des projets de fortune, ou plutôt une assurance parfaite d’un brillant avenir. Son frère aîné fut tué au combat d’Exiles, à la tête de son régiment. L’abbé, qui n’était pas alors engagé dans les ordres, eût pu lui succéder dans la carrière des armes ; il céda cet avantage à son frère cadet, et poursuivit ses études, sûr que, dans l’état ecclésiastique, il remplirait toutes les espérances de son ambition. Il fallait que sa confiance fût grande ; car il était encore en Sorbonne, qu’il traçait le plan du château de Brienne, qui a coûté deux millions, et des routes magnifiques qui devaient y conduire.

Son roman commença bientôt à se réaliser par le mariage de son frère avec la fille du riche financier Clémont, qui avait laissé trois millions de bien. Dès ce moment, on arrondit la petite terre de Brienne par l’achat de beaucoup de terres et de bois dans les environs. Elle fut portée à la valeur de près de 100,000 livres de rente par les acquisitions faites des deniers de la jeune femme, et on jeta les fondemens du nouveau château : déjà on avait tracé les routes et commencé les plantations. J’y étais allé, vers 1753, avec l’abbé de Brienne, alors simple grand-vicaire de l’archevêque de Rouen à Pontoise, et l’abbé de Vermont, devenu ensuite instituteur de Marie-Antoinette, archiduchesse d’Autriche, et depuis reine de France. Nous logions dans l’ancien château, dont il ne restait debout qu’un vieux pavillon ouvert à tous les vents ; et je me souviens encore que, dans la première nuit, un de mes souliers fut presque mangé par les rats.

Sur ces ruines, et lorsqu’on eut coupé tout le sommet d’une montagne pour faire une esplanade à quarante ou cinquante pieds plus bas, s’éleva un édifice immense de vingt-cinq ou vingt-sept croisées de face ; corps de logis, pavillons y attenans, deux autres pavillons isolés et immenses, communiquant avec le corps par des souterrains, d’autres souterrains encore au-dessous des premiers avec leurs issues sur les flancs de la montagne, pour les offices, cuisines, bûchers et caves ; un chemin du bourg au château en pente douce, élevé sur des arches et traversant un vallon profond ; basses-cours, écuries, potagers, etc., salle de spectacle, équipage de chasse, etc. ; enfin, toutes les magnificences d’un grand établissement : tel était Brienne, habité par le comte de Brienne et son frère.

Beaucoup de gens de Paris et de la cour, et toute la Champagne, abordaient à ce château ; on y chassait, on y jouait la comédie. Un cabinet d’histoire naturelle, une bibliothèque riche et nombreuse, un cabinet de physique et un physicien démonstrateur de quelque mérite (Deparcieux) venant de Paris, et passant là six semaines ou deux mois pour faire des cours aux dames ; tout ce qui peut intéresser, occuper, distraire, se trouvait là réuni.

La magnificence se déployait surtout aux fêtes du comte et de la comtesse : il se trouvait alors au château quarante maîtres, sans compter la foule des campagnes voisines ; et des concerts, des musiciens venus de Paris, des danses, des tables dressées dans les jardins, des vers et des chansons par l’abbé Yanmall, grand-vicaire de l’archevêque, et par moi ; la comédie, accompagnée de petits ballets, où dansaient la jeune et jolie madame d’Houdetot, et madame de Damas, et d’autres jeunes personnes, donnaient à Brienne l’éclat et la magnificence de la maison d’un prince.


Je rappelle les chansons, non pour la place vraiment modeste qu’elles méritaient dans ces fêtes, mais parce que j’en ai retrouvé une qui donnera peut-être quelque idée du mouvement de cette grande maison et de l’état qu’y tenaient les maîtres. C’est ce qui m’excusera de conserver ici des ouvrages de société, dont la circonstance fait tout le prix.


CHANSON

FAITE À BRIENNE, À LA PRISE DE POSSESSION
DU NOUVEAU CHÂTEAU,

LE JOUR DE SAINT-LOUIS,

FÊTE DU COMTE DE BRIENNE, 1778.

Sur l’air : Dans le fond d’une écurie.

Dans le plus beau jour du monde
À Brienne consacré,
Quand son nom est célébré
Par vos santés, à la ronde ;
Je chanterai de nouveau,
Si votre voix me seconde,
Je chanterai de nouveau
Et Brienne et son château.

Voyez ce lieu délectable,
Où les bons mets, les bons vins,
À vos désirs incertains
Offrent un choix agréable.
Comus donna ce projet,
Pour placer les dieux à table,
Comus donna ce projet
Du plus beau temple qu’il ait.

Au salon si je vous mène,
Vous admirerez encor,
Non pas la pourpre ni l’or
Qu’étale une pompe vaine,

Mais une noble grandeur
D’où l’œil s’arrache avec peine,
Mais une noble grandeur,
Symbole d’un noble cœur.

D’une plus grande richesse
Brienne embellit ces lieux :
Objets doux et gracieux,
Belle et brillante jeunesse,
Pour le cœur et pour les yeux
Source d’une double ivresse,
Pour le cœur et pour les yeux
Intérêt délicieux.

Là, d’un temple de Thalie
Il a tracé les contours ;
Le ton du monde et des cours
À l’art de Baron s’allie ;
Le vice et les préjugés
Enfans de notre folie,
Le vice et les préjugés
En riant sont corrigés.

Des lieux où la trompe sonne,
Je vois sortir à grands flots
Chiens et chasseurs et chevaux,
Que même aṛdeur aiguillonne ;
Diane apprête ses traits
Comme la fière Bellone,
Diane apprête ses traits
Pour les monstres des forêts.

La déesse, bienveillante
Pour ses utiles vassaux,
Respecte dans leurs travaux
La culture diligente ;

Elle garde les bienfaits
Que chaque saison enfante,
Elle garde les bienfaits
De Bacchus et de Cérès.

C’est vainement que l’histoire
Vante ces donjons fameux,
D’où les maîtres orgueilleux
Dominaient leur territoire ;
Sur ces lieux qu’on admira,
On nous en a fait accroire ;
Sur ces lieux qu’on admira,
Brienne l’emportera.

Trop souvent le brigandage
De ces seigneurs châtelains
À leurs champêtres voisins
Portait la mort et l’outrage ;
Le maître des mêmes lieux
En fait un plus digne usage ;
Le maître des mêmes lieux
N’y veut voir que des heureux.

Ces preux, je veux bien le croire,
Parlaient peu, mais buvaient bien ;
Au lieu d’un doux entretien,
Ils s’endormaient après boire.
Bacchus, tes plus beaux présens,
Ceux à qui tu dois ta gloire,
Bacchus, tes plus beaux présens
Ne font qu’éveiller nos sens.

Les femmes irréprochables
De ces nobles chevaliers,
N’en déplaise aux romanciers,
Étaient plus sages qu’aimables.

Et dans celles-ci je vois
Vertus et dons agréables,
Et dans celles-ci je vois
Tous les charmes à la fois.

Chez eux la grosse opulence
Effrayait la volupté,
Jamais leur simplicité
Ne fut que de l’ignorance ;
Ici l’on sait réunir
Et le choix et l’abondance,
Ici l’on sait réunir
Les biens et l’art d’en jouir.

C’est la demeure nouvelle
D’une aimable déité,
La noble hospitalité,
Dont la faveur nous appelle ;
Qui, pour verser ses bienfaits,
À pris l’air d’une mortelle,
Qui, pour verser ses bienfaits
De Brienne a pris les traits.

Puisque ce séjour abonde
En biens, en plaisirs si grands ;
Revenons-y tous les ans
De tout autre lieu du monde ;
J’y chanterai de nouveau,
Si votre voix me seconde,
J’y chanterai de nouveau
Et Brienne et son château.


269 On trouvera plus tard, en contraste avec cette splendeur, la fin tragique de toute cette famille, et on pourra se figurer l’impression que j’en conserve encore.

Cependant, au milieu de ces dissipations et de ces fêtes, qui devaient être suivies de tant d’infortunes, je ne perdais pas de vue l’objet principal de mes études et de mes travaux, et je m’occupais avec une grande assiduité. Je me retirais toujours le soir de bonne heure, suivant l’habitude de toute ma vie ; je me levais matin, et je travaillais une moitié de la journée sans sortir de ma chambre, m’abstenant des déjeuners en société, des promenades, des parties de chasse, et autres distractions chaque jour renouvelées.

Je passai de même les mois d’août et de septembre de 1779 à Brienne, au milieu de la société nombreuse qui s’y rassemblait, des bonnes conversations, des plaisirs et des fêtes. J’y faisais toujours quelques chansons ; mais je m’occupais encore plus de mes recherches et de mes études favorites.

Je suivis avec une égale assiduité mon travail sur le commerce, pendant tout le cours des années 1779, 80 et 81, et je continuai de rassembler l’énorme quantité de matériaux qu’on trouvera chez moi sur toutes les questions de l’économie publique. Je me propose de donner, à la fin de ces mémoires, une notice de tout ce que je laisse de papiers, d’articles rédigés ou prêts à l’être, d’ouvrages même presque finis, sur la théorie générale du commerce, et d’autres points de gouvernement ou d’administration[1].

Livré à ce travail suivi, mais non contraint ; entouré de ma famille ; ayant un joli logement, des amis gens de lettres, gens du monde, artistes ; souvent de bonne musique chez moi, et toujours une bonne conversation ; allant aussi dîner plusieurs fois la semaine chez mes amis ; passant régulièrement deux ou trois jours à Auteuil, où j’avais la société de Francklin et toute celle de Mme Helvétius ; et durant l’été et l’automne, allant dans la vallée de Montmorency, à Montigny, chez M. Trudaine, à Brienne, etc., ces cinq ou six années, et plusieurs des suivantes, se sont écoulées délicieusement pour moi.

Pendant ce temps, j’ai donné parfois des articles au Mercure et au Journal de Paris. À peine ai-je conservé le souvenir de ces petites pièces : je me rappelle cependant les Chenets[2], plaisanterie contre l’usage des chenets, qui a déterminé plusieurs personnes à les bannir de leurs foyers ; et un Essai d’une nouvelle Cométologie[3] où j’établis que les folies humaines, revenant périodiquement comme les comètes, il est possible de calculer et de déterminer l’époque de leur retour. Dupaty, à qui j’avais donné ce manuscrit, l’avait fait imprimer ; il y trouvait quelque chose de ce que les Anglais appellent humour.

Je me rappelle aussi que, vers ce temps-là, j’envoyai au Mercure deux petits papiers écrits avec soin ; dans l’un, je relevais un règlement de la police de Paris, bien contraire aux principes d’une bonne administration et à ceux de la liberté civile, par lequel il était défendu aux gens de la campagne de vendre eux-mêmes dans Paris les fruits de leurs jardins à poste fixe et autrement qu’en marchant, et cela, pour maintenir le privilège exclusif des marchandes fruitières de Paris ; dans l’autre, j’attaquais, sous le voile d’une ironie assez piquante et bien suivie, un usage sot et cruel établi dans le parc de Monceaux, appartenant au duc d’Orléans, où se trouvait un pont à bascule, qui faisait tomber dans l’eau ceux qui voulaient le passer. Des femmes de ma connaissance y avaient été prises ; et l’une d’elles, mademoiselle P***, ramenée chez elle toute trempée, ses vêtemens perdus, frappée d’une grande frayeur, enrhumée, malade, en était demeurée quinze jours sur sa chaise longue, et avait même couru quelque danger.

Mais ces deux écrits ne purent être imprimés, les rédacteurs du Mercure craignant de se faire des affaires avec la police pour le premier, et avec le duc d’Orléans pour l’autre. Il´est assez étrange que ce grand partisan de l’égalité, ce coryphée de la révolution, ce zélé patriote, exerçât alors sur ses concitoyens une petite tyrannie, digne de ce qu’on raconte des anciens seigneurs châtelains, dans les temps où chacun d’eux était despote chez lui, et tyran de ses vassaux.

L’année 1781 a été marquée pour moi par une perte douloureuse qui vint troubler mon repos et mon bonheur, celle de M. Turgot, dont on peut dire comme Tacite le dit d’Agricola : Potest videri etiam beatus, incolumi dignitate, florente famâ, salvis affinitatibus et amicitiis, futura effugisse… Non vidit eâdem strage tot consularium cœdes, tot nobilissimarum fœminarum exitia et fugas, etc.

Je me suis souvent demandé quelles eussent été, dans nos désastres, les idées et la conduite de cet homme incapable de faiblesse et de dissimulation, et dont les intentions étaient toujours droites, et les vues profondes et justes. Eût-il exercé quelque influence sur l’état des affaires et sur les conseils du roi ? Eût-il été dans les mouvemens populaires le si fortè virum quem conspexére, silent ? N’eût-il pas été emprisonné, égorgé comme M. de Malesherbes, son ami ? Aurait-il quitté la France ? Dieu, en le retirant sitôt de la vie, a voulu peut-être récompenser ses vertus.

  1. On trouvera cette notice à la fin au second volume, avec le catalogue de tous les ouvrages imprimés.
  2. Mélanges, tome III, page 68.
  3. Mélanges, tome IV, page 238.