Mémoires inédits de l’abbé Morellet/VI


CHAPITRE VI.


Clairault, Chastellux, Buffon, d’Holbach, Helvétius, madame de Boufflers.

1761. On a vu que je m’étais consolé dans ma prison par l’idée de la petite considération que j’en tirerais dans le monde, et de l’honneur qui me reviendrait d’avoir été persécuté. Je reconnus bientôt que ces espérances n’étaient pas tout-à-fait chimériques : je trouvai un redoublement d’amitié dans M. Turgot, M. Trudaine de Montigny, Diderot, d’Alembert, Clairault, le chevalier de Chastellux ; et beaucoup de maisons, celles du baron d’Holbach, d’Helvétius, de Mme de Boufflers, de Mme Necker, etc., s’ouvrirent aisément pour moi. J’aurais pu craindre, avec quelque raison, que M. Trudaine le père, de qui je pouvais attendre mon humble fortune en m’occupant des matières d’administration, ne m’accueillit plus froidement depuis que j’avais été mis à la Bastille par ordre du roi ; mais il était au-dessus de cette petitesse, et jugeait, en homme juste et en homme de sens, qu’une légèreté comme celle que j’avais faite, car c’en était une, méritait quelque indulgence, et que je n’en serais pas moins bon à employer pour ses divers travaux, où il ne cherchait vraiment que l’utilité publique.

Quant à son fils, M. de Montigny, il ne m’en aima que mieux après mon équipée. Il me fit connaître ses amis et ses amies : Mme Belot, depuis la présidente de Meisnières, qui a traduit les Plantagenet et les Tudor de Hume, dont l’abbé Prevost n’avait traduit que les Stuart ; et Mme de Riancourt, devenue depuis Mme Dogny, femme du fermier-général. J’allais très-assidûment chez celle-ci tous les soirs ; j’y voyais le comte de Maillebois, M. Trudaine de Montigny, l’abbé Arnaud, Bougainville, le chevalier de Chastellux, etc. Elle était jolie, vive et piquante ; elle chantait, et jouait du clavecin agréablement. J’aimais la musique, que j’avais assez bien apprise sans maître. Je lui lisais quelque bon livre, dont elle attrapait ce qu’elle pouvait ; et en tout, c’était pour moi une fort douce manière de passer la soirée, en attendant mieux.

M. de Montigny m’avait fait aussi connaître Clairault, chez qui nous dînions quelquefois avec une demoiselle G***, qui demeurait chez lui, parce que, en homme laborieux et appliqué, il voulait avoir sous la main les choses dont il avait besoin. C’était une assez bonne fille, qui a tenté depuis de s’empoisonner pour l’amour d’un M. Leblanc, parce qu’il n’avait pas voulu l’épouser après lui en avoir fait la promesse ; mais, pour se dépiquer, elle a épousé dans l’année un autre M. Leblanc, auteur tragique.

Elle aimait alors Clairault, qui lui avait enseigné assez de calcul pour qu’elle pût l’aider dans ses études astronomiques. Après avoir prédit heureusement la comète de 1759, il travaillait alors sur d’autres comètes, et cherchait à en fixer le retour.

Je n’entrerai pas dans la querelle qui s’éleva entre d’Alembert et lui, ou plutôt entre les partisans de l’un et de l’autre, sur le succès de ce travail, que d’Alembert atténuait un peu, mais que les amis de Clairault magnifiaient peut-être de leur côté.

Comme je n’y entendais rien, j’étais charmé de n’avoir pas à me prononcer entre deux hommes que j’aimais et que j’estimais, et qui, à l’exception des géomètres qui se partagèrent, conservèrent leurs communs amis. Je dînais donc quelquefois chez Clairault avec M. de Montigny et le chevalier de Chastellux, en sortant de chez d’Alembert, qui demeurait rue Michel-le-Comte, à deux pas de son antagoniste.

Je faisais des chansons pour le géomètre et sa société. Je conserverai ici deux couplets, les seuls dont je me souvienne, et que j’ai retenus, sans doute à cause de leur style astronomique et mathématique, fort peu propre à faire de bonne poésie, mais qui nous divertissait chez un géomètre.


Clairault, emporté dans les cieux,
Au plus haut de son apogée,
Est moins adorable à mes yeux
Qu’avec nous dans son périgée.
Il ne perd rien de mes respects,
Lorsqu’en suivant ma théorie,
Il substitue à ses y grecs
Un moment de folie.

Parmi des mondes inconnus
Quand il a fourni sa carrière,
On dit qu’il s’arrête à Vénus
Avant de descendre à la Terre.
Mais l’amour y conduit ses pas
Au lieu de la chaste Uranie,
Et ce dieu ne calcule pas
Les momens de folie.


Le chevalier de Chastellux, que M. Turgot m’avait fait connaître, aimait passionnément les lettres et ceux qui les cultivaient, surtout parmi les écrivains qu’on appelait philosophes. Il avait au plus haut degré cette estime des talens, avec laquelle on n’a pas toujours du talent, mais sans laquelle on peut dire qu’il ne se trouve jamais ; règle que j’ai toujours vue sans exception. Il rendait une sorte de culte à Rousseau, à d’Alembert, à Clairault, à Diderot ; il avait la même passion pour les artistes. Avec de l’esprit, et même quelque profondeur dans l’esprit, il avait peu de netteté et d’ordre dans ses idées, moins encore dans son style. Son goût n’était pas non plus bien sûr ; mais ces défauts ne l’ont pas empêché de faire un ouvrage plein d’excellentes vues, intitulé, de la Félicité publique, et un petit morceau sur l’Union de la musique avec la poésie, qui est fort bien pensé. Il était d’ailleurs excellent ami, facile à vivre, bienveillant, d’une extrême droiture, d’une grande politesse, et il a laissé des regrets à tous ceux qui l’ont connu.

C’est au chevalier de Chastellux que j’ai dû la connaissance de M. de Buffon. Je me rappelle que celui-ci, me recevant après ma campagne contre Palissot, m’assura que j’écrirais bien. Il l’augurait des petits ouvrages polémiques que j’avais publiés, et surtout, disait-il, du Commentaire sur la prière universelle. Il est vrai qu’il avait contre Pompignan une disposition malévole, pour la part que l’orateur maladroit lui avait faite dans son discours à l’Académie ; et je veux bien qu’on attribue à cette disposition l’éloge qu’il me donnait.

Il me dit aussi, à cette occasion, que ce qu’il y avait de plus difficile à apprendre, était de bien écrire, et qu’il n’y avait aucun art, aucune science qui demandât plus d’observation, de travail, d’habitude et de temps. C’était sa maxime, qui ajoutait, comme on voit, un nouveau prix à ses éloges.

Je ne laisserai point passer le nom de cet homme, devenu immortel dans l’histoire de la philosophie et de l’éloquence, sans dire quelque chose de sa manière de travailler, que je l’ai entendu exposer lui-même, et qui expliquera comment il sentait mieux qu’un autre toute la difficulté de l’art d’écrire.

Les gens qui l’ont vu dans sa terre de Montbar, en Bourgogne, savent qu’il allait, dès le matin, dans un petit pavillon situé au milieu de ses jardins, et que, là, il passait une matinée entière à faire et à polir une page dans sa tête, en se promenant, et n’écrivant que lorsque sa période était arrondie ou sa page terminée.

À cet égard, M. de Buffon n’a pas caché son jeu : car on voit bien dans son style le travail et même l’espèce de travail, qu’il lui a coûté. Nous pouvons en faire l’observation sans dénigrement ; car, si le travail se laisse apercevoir chez lui, son style a l’air soigné et non pas pénible, élégant et non pas maniéré, noble et non pas exagéré ; et, en cela, s’il travaillait comme Helvétius, difficilement, c’était d’une autre manière.

Voilà ce que certains juges ne sentaient pas bien, ou se dissimulaient dans l’humeur qu’ils avaient prise contre lui ; c’étaient pourtant des hommes qui avaient le droit d’avoir une opinion, tels que d’Alembert, Diderot, l’abbé de Condillac, etc. Ils l’appelaient charlatan, rhéteur, déclamateur, phrasier. Ils lui reprochaient de n’avoir pas le style de la chose ; ses descriptions des animaux leur paraissaient des amplifications de collège, et ses discours généraux sur la nature, des déclamations vagues, fausses et inutiles.

J’avoue que je n’ai jamais pu approuver ces critiques. Je conviens qu’on peut écrire l’histoire naturelle d’une autre manière que Buffon, mais je conçois qu’il y a aussi un grand mérite à l’écrire comme lui.

Il me semble que ce reproche du défaut de convenance, ne peut être juste que d’après la supposition, qu’en lisant un ouvrage d’histoire naturelle, on ne veut, on ne peut, on ne doit avoir d’autre objet que s’instruire. Mais rien de plus hasardé que cette supposition, et ce qu’Horace a dit des poëtes,


Et prodesse volunt et delectare poetœ,


n’est pas particulier à la poésie. Seulement, le naturaliste, qui cherche à intéresser et à plaire, qui embellit et anime son style, doit toujours respecter la vérité dans les choses et dans l’expression, ce qui est l’art et le mérite du grand écrivain, et n’est point incompatible avec l’élégance des termes et la richesse des images, bien plus sûres de leur effet, quand elles s’unissent à la justesse des idées.

Ces observations, et de semblables, qui, sans doute, guidaient Buffon dans ses écrits, peuvent bien, je crois, lui servir d’apologie contre les philosophes qui l’ont si amèrement censuré.

Ajoutons aussi qu’en ce genre Buffon n’a point certainement péché par ignorance. Il avait des idées très-arrêtées sur la nature et les qualités du style, et il en parlait avec finesse et profondeur. Je l’ai ouï plusieurs fois s’étendre avec complaisance sur ce sujet, et captiver fortement notre attention.

Il est vrai qu’il était quelquefois assez simple dans son langage, et je me rappelle à cette occasion, non sans rire, une scène excellente qui se passa chez Mme Geoffrin.

Mlle de l’Epinasse, dont je parlerai encore, aimant avec passion les hommes d’esprit, et ne négligeant rien pour les connaître et les attirer dans sa société, avait désiré vivement de voir M. de Buffon. Mme Geoffrin, s’étant chargée de lui procurer ce bonheur, avait engagé Buffon à venir passer la soirée chez elle. Voilà Mlle de l’Espinasse aux anges, se promettant bien d’observer cet homme célèbre, et de ne rien perdre de ce qui sortirait de sa bouche.

La conversation ayant commencé, de la part de Mlle de l’Espinasse, par des complimens flatteurs et fins, comme elle savait les faire, on vient à parler de l’art d’écrire, et quelqu’un remarque avec éloge combien M. de Buffon avait su réunir la clarté à l’élévation du style, réunion difficile et rare. Oh ! diable, dit M. de Buffon, la tête haute, les yeux à demi fermés, et avec un air moitié niais, moitié inspiré, oh ! diable ! quand il est question de clarifier son style, c’est une autre paire de manches.

À ce propos, à cette comparaison des rues, voilà Mlle de l’Espinasse qui se trouble ; sa physionomie s’altère, elle se renverse sur son fauteuil, répétant entre ses dents, une autre paire de manches ! clarifier son style ! Elle n’en revint pas de toute la soirée.

Il fallait pourtant passer à Buffon ces formes triviales et populaires dont il semait sa conversation, surtout en commençant. On en était dédommagé lorsqu’on le laissait s’étendre sur les objets de ses travaux, dont il aimait à parler, comme pour essayer d’avance l’opinion publique. Je l’ai entendu exposer ainsi deux des plus brillans développemens de son ouvrage : l’un, la puissance de l’homme sur la nature ; l’autre, le tableau de la nature inculte ; et en vérité cela était beau à l’égal de son livre, si l’on en excepte quelques expressions triviales qu’il employait, non-seulement sans scrupule, mais avec une sorte de satisfaction, et qui, peu d’accord avec le reste, et n’étant pas du style de la chose, servaient pourtant à la faire entendre.

Mais parmi les sociétés dont mon zèle pour la cause de la philosophie m’ouvrit l’entrée, je dois mettre au premier rang, pour l’utilité, l’agrément et l’instruction que j’en ai retirés, celle du baron d’Holbach.

Le baron d’Holbach, que ses amis appelaient baron, parce qu’il était Allemand d’origine, et qu’il avait possédé en Westphalie une petite terre, avait environ soixante mille livres de rente, fortune que jamais personne n’a employée plus noblement que lui, ni surtout plus utilement pour le bien des sciences et des lettres.

Sa maison rassemblait dès-lors les plus marquans des hommes de lettres français, Diderot, J.-J. Rousseau, Helvétius, Barthès, Venelle, Rouelle et ses disciples, Roux et Darcet, Duclos, Saurin, Raynal, Suard, Boullanger, Marmontel, St.-Lambert, la Condamine, le chevalier de Chastellux, etc.

Le baron lui-même était un des hommes de son temps, les plus instruits, sachant plusieurs des langues de l’Europe, et même un peu des langues anciennes, ayant une excellente et nombreuse bibliothèque, une riche collection des dessins des meilleurs maîtres, d’excellens tableaux dont il était bon juge, un cabinet d’histoire naturelle, contenant des morceaux précieux, etc. À ces avantages, il joignait une grande politesse, une égale simplicité, un commerce facile, et une bonté visible au premier abord. On comprend comment une société de ce genre devait être recherchée. Aussi, y voyait-on, outre les hommes que je viens de nommer, tous les étrangers de quelque mérite et de quelque talent qui venaient à Paris ; à Paris, qui était alors, comme l’appelait Galliani, le café de l’Europe. Je ne finirais pas. si je disais tout ce que j’y ai vu d’étrangers de distinction qui se faisaient honneur d’y être admis, Hume, Wilkes, Sterne, Galliani, Beccaria, Caraccioli, le lord Shelburne, le comte de Creutze, Veri, Frizi, Garrick, le prince héréditaire de Brunswick, Franklin, Priestley, le colonel Barré, le baron d’Alberg, depuis électeur de Mayence, etc.

Le baron d’Holbach avait régulièrement deux dîners par semaine, le dimanche et le jeudi : là se rassemblaient, sans préjudice de quelques autres jours, dix, douze et jusqu’à quinze et vingt hommes de lettres, et gens du monde ou étrangers, qui aimaient et cultivaient même les arts de l’esprit. Une grosse chère, mais bonne, d’excellent vin, d’excellent café, beaucoup de disputes, jamais de querelles ; la simplicité des manières, qui sied à des hommes raisonnables et instruits, mais qui ne dégénérait point en grossièreté ; une gaîté vraie, sans être folle : enfin, une société vraiment attachante, ce qu’on pouvait reconnaître à ce seulsymptôme, qu’arrivés à deux heures, c’était l’usage de ce temps-là, nous y étions souvent encore presque tous à sept et huit heures du soir.

Or, c’est là qu’il fallait entendre la conversation la plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fût jamais : quand je dis libre, j’entends en matière de philosophie, de religion, de gouvernement, car les plaisanteries libres dans un autre genre en étaient bannies.

Cicéron a dit en quelque endroit[1] qu’il n’y a point d’opinion si extravagante qui n’ait été avancée par quelque philosophe. Je dirai de même qu’il n’y a point de hardiesse politique et religieuse qui ne fût là mise en avant et discutée pro et contrà, presque toujours avec beaucoup de subtilité et de profondeur.

Souvent un seul y prenait la parole, et proposait sa théorie paisiblement et sans être interrompu. D’autres fois, c’était un combat singulier en forme, dont tout le reste de la société était tranquille spectateur : manière d’écouter que je n’ai trouvée ailleurs que bien rarement.

C’est là que j’ai entendu Roux et Darcet exposer leur théorie de la terre ; Marmontel, les excellens principes qu’il a rassemblés dans ses Élémens de Littérature ; Raynal, nous dire à livres, sous et deniers le commerce des Espagnols aux Philippines et à la Vera-Cruz, et celui de l’Angleterre dans ses colonies ; l’ambassadeur de Naples et l’abbé Galliani, nous faire de ces longs contes à la manière italienne, espèces de drames qu’on écoutait jusqu’au bout ; Diderot, traiter une question de philosophie, d’arts ou de littérature, et, par son abondance, sa faconde, son air inspiré, captiver longtemps l’attention.

C’est là, s’il m’est permis de me citer à côté de tant d’autres hommes si supérieurs à moi, c’est là que moi-même j’ai développé plus d’une fois mes principes sur l’économie publique.

C’est là aussi, puisqu’il faut le dire, que Diderot, le docteur Roux et le bon baron lui-même établissaient dogmatiquement l’athéisme absolu, celui du Système de la nature, avec une persuasion, une bonne foi, une probité édifiantes, même pour ceux d’entre nous qui, comme moi, ne croyaient pas à leur enseignement.

Car il ne faut pas croire que, dans cette société, toute philosophique qu’elle était, au sens défavorable qu’on donne quelquefois à ce mot, ces opinions libres outre mesure fussent celles de tous. Nous étions là bon nombre de théistes, et point honteux, qui nous défendions vigoureusement, mais en aimant toujours des athées de si bonne compagnie.

Je n’oublierai jamais une fort bonne scène, qui justifiera ce que je dis de cet esprit de tolérance.

On avait causé tout une après-dînée sur cette matière, et Diderot et Roux avaient argumenté à qui mieux mieux, et dit des choses à faire tomber cent fois le tonnerre sur la maison, s’il tombait pour cela. L’abbé Galliani, secrétaire de l’ambassade de Naples, avait écouté patiemment toute cette dissertation ; enfin il prend la parole et dit : « Messieurs, messieurs les philosophes, vous allez bien vite. Je commence par vous dire que, si j’étais pape, je vous ferais mettre à l’inquisition, et, si j’étais roi de France, à la Bastille ; mais, comme j’ai le bonheur de n’être ni l’un ni l’autre, je reviendrai dîner jeudi prochain, et vous m’entendrez comme j’ai eu la patience de vous entendre. » Très-bien, mon cher abbé, disons-nous tous, et nos athées, les premiers, à jeudi.

Jeudi arrive. Après le dîner et le café pris, l’abbé s’assied dans un fauteuil, ses jambes croisées en tailleur, c’était sa manière ; et, comme il faisait chaud, il prend sa perruque d’une main, et, gesticulant de l’autre, il commence à peu près ainsi :

« Je suppose, Messieurs, celui d’entre vous qui est le plus convaincu que le monde est l’ouvrage du hasard, jouant aux trois dés, je ne dis pas dans un tripot, mais dans la meilleure maison de Paris, et son antagoniste amenant une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, enfin constamment, rafle de six. »

» Pour peu que le jeu dure, mon ami Diderot, qui perdrait ainsi son argent, dira sans hésiter, sans en douter un seul moment : Les dés sont pipés, je suis dans un coupe-gorge.

» Ah, philosophe ! comment ? parce que dix ou douze coups de dés sont sortis du cornet de manière à vous faire perdre six francs, vous croyez fermement que c’est en conséquence d’une manœuvre adroite, d’une combinaison artificieuse, d’une friponnerie bien tissue ; et, en voyant dans cet univers un nombre si prodigieux de combinaisons mille et mille fois plus difficiles et plus compliquées et plus soutenues et plus utiles, etc. ; vous ne soupçonnez pas que les dés de la nature sont aussi pipés, et qu’il y a là haut un grand fripon qui se fait un jeu de vous attraper, etc. »

Je ne me rappelle pas le reste du développement donné par l’abbé ; mais c’était la plus piquante chose du monde, et cela valait le meilleur des spectacles et le plus vif des amusemens.

Je défendais aussi la même cause à ma manière ; et je me rappelle à ce sujet une discussion si vive avec un homme de lettres de notre société, dont je tairai le nom, que, pour terminer une dispute dans laquelle je voyais qu’il divaguait, je lui proposai de mettre chacun nos raisons par écrit. Il accepta la proposition. Le surlendemain, je lui adressai un petit papier qu’on trouvera dans mes portefeuilles, et qui commence par ces mots : Monsieur et cher athée, etc.

J’y pousse l’argument de l’ordre du monde, en faveur de l’existence de Dieu, d’une manière que je crois neuve. Mais mon antagoniste ne voulut pas me répondre, ainsi qu’il s’y était engagé, alléguant pour excuse qu’un pareil écrit le compromettrait ; ce qui était ridicule à me dire, à moi qui m’étais bien compromis par le papier que je lui avais confié, et dont de vrais théologiens auraient regardé l’auteur comme aussi brûlable que Vanini ou Spinosa. Mais ce petit fait montre assez l’esprit de tolérance qui régnait dans notre société.

Un mérite de cette société, non moindre que celui de cette parfaite tolérance, est la discrétion qui a voilé pendant vingt années un secret connu de dix personnes, et qu’il importait beaucoup à l’un ainsi de nous de tenir caché. Le baron d’Holbach, que le public l’a su depuis, était l’auteur du Système de la nature, et de la Politique naturelle, et du Christianisme dévoilé, et l’éditeur des ouvrages de Boullanger et de la plupart des écrits imprimés chez Marc-Michel Rey, libraire d’Amsterdam. Le Système de la nature, surtout, est un catéchisme d’athéisme complet, où, chemin faisant, les gouvernemens et les rois sont fort maltraités.

Un bon nombre d’entre nous savaient, à n’en pas douter, que ces ouvrages étaient du baron, dont nous retrouvions les principes et la conversation dans ce livre. Je puis dire au moins, comme nous l’avons reconnu long-temps depuis, que nous en avions l’intime conviction, Marmontel, Saint-Lambert, Suard, le chevalier de Chastellux, Loux, Darcet, Raynal, Helvétius et moi. Nous vivions constamment ensemble ; et, avant la mort du baron, aucun de nous n’avait confié à l’autre ses connaissances sur ce point, quoique chacun de nous pensât bien que les autres en savaient autant que lui.

L’idée du danger qu’eût couru notre ami par une indiscrétion imposait silence à l’amitié la plus confiante ; et j’ai cru qu’un secret si religieusement gardé est un fait qui, honorant la philosophie et les lettres, méritait d’être conservé.

Si quelqu’un trouvait étrange de m’entendre faire un mérite à notre société d’une discrétion qui cachait ce que beaucoup de personnes pourront regarder comme un véritable délit, cet homme ne saurait pas combien nous semblait innocente alors la philosophie qui demeure contenue dans l’enceinte des spéculations et ne cherche, dans ses plus grandes hardiesses, qu’un exercice paisible de l’esprit.

Tel était manifestement le caractère de la philosophie du baron et de ceux de ses amis qui allaient le plus loin, comme Diderot et les autres. Certainement aucun d’eux n’était capable d’entrer dans une conspiration, ni dans le moindre projet de troubler le gouvernement et la paix publique ; aucun d’eux n’eût suscité une persécution religieuse, ni insulté à un moine ou à un curé. Leur liberté de dire et de penser pouvait donc sembler innocente, et le crime eût été de la dénoncer.

J’arrive à ma liaison avec Helvétius et avec sa femme, liaison qui a fait plus de trente ans la douceur de ma vie.

Ma fausse préface de la comédie de Palissot, où j’avais défendu les philosophes, parmi lesquels Helvétius tenait un rang distingué depuis la publication du livre de l’Esprit, avait donné à Mme Helvétius le désir de me connaître. M. Turgot était lié avec elle dès le temps qu’il était en Sorbonne, c’est-à-dire, vers 1750, lorsqu’elle était encore Mlle de Ligniville, et qu’elle demeurait chez Mme de Graffigny, sa tante, célèbre dès-lors par ses Lettres Péruviennes. Passionné pour la littérature, il s’était fait présenter à Mme de Graffigny, qui rassemblait chez elle beaucoup de gens de lettres ; mais il quittait souvent le cercle pour aller jouer au volant, en soutane, avec Minette, qui était une grande et belle fille de vingt-deux à vingt-trois ans. Et je me suis souvent étonné que de cette familiarité ne soit pas née une véritable passion. Mais quelles que fussent les causes d’une si grande réserve, il était resté de cette liaison une amitié tendre entre l’un et l’autre. Il m’introduisit chez elle, et dès ce moment elle me traita avec beaucoup d’amitié. Elle m’emmena le printemps suivant à sa terre de Lumigny, et de là, dans le mois d’août, à sa terre de Voré. À Paris, sa maison devint la mienne ; il se passait rarement un jour sans que je la visse ; toutes mes soirées lui étaient consacrées, et souvent le matin nous allions nous promener à cheval au bois de Boulogne. Lorsqu’elle était dans ses terres sans moi, ou que je quittais Paris pour quelque voyage, nous entretenions un commerce très-actif et très-régulier. Enfin, je puis dire qu’il y a eu peu d’exemples d’une liaison aussi étroite, aussi douce et aussi durable que celle qui m’attachait à elle, puisqu’elle s’est soutenue de 1760 à 1791, époque où elle s’est rompue par un concours de circonstances que je développerai plus bas, et qui ont rendu cette séparation nécessaire, toute douloureuse qu’elle ait été pour moi.

La maison d’Helvétius rassemblait à peu près les mêmes personnes que celle du baron d’Holbach, à des jours différens ; mais la conversation y était moins bonne et moins suivie. La maîtresse de la maison, attirant auprès d’elle les gens qui lui plaisaient le plus, et ne choisissant pas les pires, brisait un peu la société. Elle n’aimait pas plus la philosophie que Mme d’Holbach ; mais celle-ci, se tenant dans un coin sans rien dire, ou causant à voix basse avec quelqu’un de ses familiers, n’empêchait rien, au lieu que Mme Helvétius, belle, d’un esprit original et d’un naturel piquant, dérangeait fort les discussions philosophiques.

Helvétius, de son côté, n’entendait rien à les animer ni à les soutenir. Il prenait quelqu’un de nous dans une embrasure de croisée, le mettait sur une question qu’il avait entrepris de traiter, et tâchait d’en tirer ou quelque argument en faveur de ses opinions, ou quelque objection qu’il eût à détruire ; car il faisait continuellement son livre en société.

Le plus souvent même, il sortait peu de temps après le dîner pour aller à l’Opéra ou ailleurs, laissant sa femme faire, dans le reste de la journée, les honneurs de sa maison, où se trouvait toujours bonne compagnie de gens de lettres, de gens du monde et d’étrangers, réunion rare, même alors, et qui l’est devenue bien autrement depuis.

C’est encore après ma détention à la Bastille, que j’eus l’avantage d’être accueilli par Mme la comtesse de Boufflers, qui attirait alors l’attention et l’intérêt public par les agrémens de sa personne et les charmes de son esprit. Sa liaison avec M. le prince de Conti, qui avait un grand crédit au parlement, lui donnait même une importance à laquelle les femmes ne s’élèvent guère. M. Turgot et M. l’archevêque d’Aix (Boisgelin de Cussé) me présentèrent à elle. De tels introducteurs, et les lettres qu’elle aimait, lui donnèrent, sans doute, pour moi l’indulgence que le peu d’usage que j’avais du monde me rendait nécessaire. Je me trouvai près d’elle à mon aise, parce qu’avec de la dignité elle était facile à vivre. Elle me fit entendre un petit drame de sa composition, intitulé les Esclaves généreux, plein de sensibilité, de noblesse et d’intérêt. Je cite cette complaisance de sa part comme une preuve de la bienveillance que j’obtins d’elle, même dès ces premiers temps ; car, j’ai depuis reconnu, qu’elle était extrêmement avare de cette lecture, et qu’à la différence de la plupart des auteurs, soit réserve, soit modestie, jamais personne n’a été moins empressé de lire son ouvrage, quoiqu’elle ne pût attendre que des éloges.

Après ces détails de mes premières et principales liaisons, je poursuivrai le compte que je rends de ma vie littéraire.

  1. De Divinat., Ii, 58.