Mémoires inédits de l’abbé Morellet/VII


CHAPITRE VII.


Travaux d’administration, de politique, etc. M. et Mme Necker. Beccaria. Véri.

En 1762, j’écrivis un mémoire en faveur du reculement des barrières, et de l’abolition des droits intérieurs, qui a occupé tous les ministres, depuis Colbert jusqu’à M. de Calonne, et qui a été décrétée enfin par l’Assemblée nationale. Cette opération était de M. Trudaine, intendant des finances. On avait fait, sous ses yeux, de longs travaux, pour la confection du tarif unique, qui devait être substitué à cette multitude effroyable de droits intérieurs si compliqués. Il m’invita aussi à traiter la question ; et comme les grandes difficultés s’élevaient de la part des provinces frontières, qui craignaient d’être enfermées dans la nouvelle enceinte, je fis, au nom des fabricans de la Lorraine et du Barrois, un mémoire qu’ils adoptèrent, et où je combattais celui des marchands de cette province, rédigé, si je ne me trompe, par Coster, que nous avons vu depuis fort employé par les notables et par M. Necker, et dont les principes n’ont jamais été bons sur l’article de la liberté du commerce.

L’affaire ne fut point jugée. M. Trudaine est mort sans avoir cette satisfaction qu’il méritait si bien. La révolution a, depuis, triomphé des obstacles, mais c’est en renversant tout sur ses pas ; et cet avantage a trop coûté.

Je publiai, en 1763, les Réflexions sur les préjugés qui s’opposent à l’établissement de l’inoculation. Le docteur Gatti, avait inoculé les enfans de M. Helvétius ; arrivant en France, et sachant fort peu notre langue, il avait besoin de trouver quelqu’un qui rédigeât et exprimât ses idées, neuves alors, et, en même temps, fines et justes. Il s’adressa à moi, et je me chargeai, avec plaisir, de ce travail. Je recueillais les notes qu’il me dictait en italien, ou qu’il m’envoyait en brouillons ; je les traduisais, je les développais, et surtout, je les arrangeais pour en faire un tout à ma manière. Ces Réflexions furent goûtées du public et des gens de l’art ; et, peut-être, n’ont-elles pas peu contribué à établir et à perfectionner la pratique, même dans les mains de plus d’un médecin qui en avait dit beaucoup de mal.

Gatti, né dans l’état de Toscane, avait étudié sous le célèbre Cocchi ; il n’obtenait pas toujours des succès heureux, et on l’accusait de quelque légèreté dans son traitement. Il fallait le défendre dans la société, et je ne m’y épargnais pas. Mais les enfans de Mme de Roucherolle, ayant pris tous deux la petite vérole, après avoir été inoculés par Gatti, qui avait assuré que l’inoculation avait eu tout son effet, il crut pouvoir expliquer son erreur ou la justifier ; et je rédigeai, pour lui, vers ce temps même, une lettre adressée au docteur Roux, notre ami commun, où il fait son apologie tellement quellement. Je rappelerai, à ce sujet, un ouvrage de Gatti, que nous rédigeâmes, ensemble, en 1767, sous le titre de Nouvelles Réflexions sur la pratique de l’inoculation. Les gens de l’art furent encore plus contens de ce livre que du premier. On peut dire, que c’est un manuel de l’inoculateur. J’y ai mis, je crois, beaucoup d’ordre et de clarté : c’est là mon seul travail ; car, le fond des idées est tout entier de Gatti.

En 1764, M. de Laverdy, alors contrôleur général, ayant fait rendre un arrêt du conseil, qui défendait d’imprimer sur les matières d’administration, sous peine d’être poursuivi extraordinairement, ceux qu’on appelait alors philosophes furent indignés ; et j’étais de ce nombre. Je combattis pour la liberté de la presse, et j’intitulai mon ouvrage : de la Liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration. C’était le développement d’une partie du Traité de la liberté de la presse, que j’avais commencé à la Bastille, et dont j’ai parlé. Je gardais ici une extrême modération, afin de ne pas rencontrer d’obstacles ; mais cette réserve ne me servit de rien, et je ne pus obtenir, pour moi même, la liberté que je demandais pour tous. Cependant, mon travail n’avait pas déplu à M. Trudaine ; son fils l’avait communiqué à M. Chauvelin, intendant des finances, et celui-ci au contrôleur général : mais le ministre y fit une réponse à mi-marge, tout entière de maximes despotiques, ou de la théorie des premiers commis : que pour parler d’administration, il faut tenir la queue de la poële, être dans la bouteille à l’encre ; et que ce n’est pas à un écrivain obscur, qui, souvent, n’a pas cent écus vaillant, à endoctriner les gens en place. J’ai long-temps gardé ce précieux monument. On comprend bien que mon ouvrage ne fut pas alors imprimé ; mais en 1774, M. Turgot étant arrivé au ministère, je le publiai avec l’épigraphe de Tacite : Rarâ temporum felicitate, ubi sentire quœ velis, et quæ sentias, dicere ticet[1].

Nous avons vu, depuis, cette ancienne contrainte, faire place à une liberté sans limites, qui, fière de son audace impunie, a ébranlé d’abord et renversé bientôt tous les principes du gouvernement, la raison, la morale, et ce que la politique elle-même regarde comme nécessaire à conserver, la religion.

Les suites funestes de cette licence ont fait élever, contre la politique, des reproches bien graves et, au premier coup-d’œil, bien fondés ; nous donc, qui défendions alors la liberté de la presse, et qui avouons aujourd’hui qu’on en a étrangement abusé, nous sommes intéressés à faire voir que notre doctrine ne conduisait pas à cet abus, et qu’il tient à des causes et à des circonstances étrangères, qu’on devait, et qu’on pouvait détourner.

Qu’il me soit permis d’observer d’abord, qu’une grande partie, au moins, des inconvéniens que nous avons éprouvés de la liberté de la presse, vient de la conduite antérieure du gouvernement qui, ayant voulu cacher aux yeux du peuple une foule de vérités salutaires par des gênes véritablement excessives, a fait, qu’au moment où l’oppression a cessé, tout s’est dit, à la fois, sans gradation, sans prudence, sans restriction. Le peuple n’étant pas préparé par une discussion sage et lente, où les avantages et les désavantages sont balancés, a pris, comme des vérités absolues, des assertions vraies, seulement avec certaines réserves, sans compter le grand nombre de principes, faux par l’exagération qu’on leur a donnée, et que l’inhabitude de la réflexion l’a empêché d’examiner et de modérer.

Il est vrai, cependant, que les fautes antérieures du gouvernement, opprimant la liberté de la presse, ne justifient pas la licence qu’on y a substituée tout-à-coup, puisqu’on pourra toujours dire, que c’est pour avoir donné une liberté trop étendue, bien plus funeste après la sujétion, que la presse est devenue un instrument d’erreur, de malheur et de crimes. Je dois donc chercher quelque autre fondement à notre apologie.

On a reproché aux philosophes d’avoir établi en principe que toutes vérités sont bonnes à dire. Mais cette proposition peut avoir plus d’un sens, et n’est pas même une vérité, si on ne l’accompagne de quelques restrictions que les philosophes raisonnables n’ont jamais exclues. Celle qui me paraît la plus nécessaire, sera empruntée de la circonstance du temps : toute vérité sera bonne à dire en un temps opportun et suffisant, et non en tout temps et tout-à-coup.

Une grande vérité, quelque incontestable, quelque utile qu’elle soit, peut être de nature à ne devoir pas être dite à un tel peuple, dans un tel moment, sans aucune préparation.

Si j’ai à apprendre à un père la mort de son fils, à une épouse celle de son mari, je ne puis, sans imprudence, et sans une cruauté qui leur serait funeste, leur annoncer cet événement tout-à-coup ; et je cherche une précaution qui en adoucisse et amortisse l’effet. L’imprudence et la cruauté peuvent être les mêmes envers un peuple à qui on dira subitement certaines vérités ; et cela, d’après les diverses circonstances de son caractère, ses mœurs, sa religion, etc.

Lorsque les philosophes ont établi, que la liberté de la presse était nécessaire au progrès des lumières et du bonheur dans la société, ils n’ont pas entendu qu’il fût permis de dire tout, tout à la fois, subitement, et de toutes les manières possibles. Ils n’ont pas entendu qu’il fût permis d’afficher au coin des rues des maximes immorales, impies, destructives de l’ordre et de la paix publique, ni des calomnies ou même des vérités contre les autorités établies et ceux qui en sont les dépositaires ; ni qu’on pût débiter au peuple, sur des tréteaux, les plus absurdes ou les plus atroces enseignemens ; en tapisser les murs de la capitale ; les énoncer dans des assemblées publiques, et jusque dans l’Assemblée nationale ; et j’ajoute même, dans des journaux dont il se répand dix mille exemplaires chaque jour : telle n’est point la liberté de la presse demandée par les philosophes.

Si donc la liberté d’écrire n’a rien respecté, si elle s’est emportée à des excès horribles, si elle a conduit et excité le peuple à toutes les violences dont nous avons été les témoins, et dont les hommes, les institutions, la royauté elle-même, ont été les victimes, il n’est pas juste d’en accuser la philosophie.

Reconnaissons enfin que, si cette liberté illimitée a été prêchée quelquefois par des philosophes trop confians, elle n’a pas tardé à se tuer elle-même, puisqu’après avoir amené nos horribles bouleversemens, ceux qui s’en sont servis l’ont détruite, et qu’elle a cessé, dès le milieu de 1792, sous l’assemblée appelée législative ; qu’elle a été encore plus violemment opprimée par la troisième assemblée, ou Convention ; et que, surtout depuis la révolution du 18 brumaire, elle a été absolument anéantie, et pour tous les journaux qui ne se sont pas faits les panégyristes assidus des opérations du gouvernement, et pour tous les genres d’écrits qui auraient improuvé quelque mesure de l’autorité.

Parmi mes travaux, dont je continue l’histoire, je trouve, en 1765, une apologie de la Gazette littéraire que faisaient alors Suard et l’abbé Arnaud, et dans laquelle j’insérais parfois quelques pièces.

Cet ouvrage, écrit en général avec beaucoup de goût et de philosophie, déplaisait aux dévots, au moins par ce dernier côté. Ils se remuèrent pour en obtenir la suppression. L’archevêque Beaumont mit en œuvre quelques-uns de ses théologiens ; et ils y trouvèrent bientôt des propositions répréhensibles ou prétendues telles, qu’on recueillit dans un écrit sous la forme de Dénonciation de la Gazette littéraire à l’archevêque de Paris.

Cette pièce, qui n’était pas imprimée, fut remise par l’archevêque à M. de Praslin, qui protégeait la Gazette et ses rédacteurs, La dénonciation leur fut communiquée. Ils me la firent voir, et je me chargeai de donner sur les oreilles au dénonciateur.

C’est ce que j’exécutai dans une brochure in-8°, de soixante et tant de pages. Le manuscrit fut remis à Damilaville, le factotum de Voltaire et de d’Alembert, et de notre société du baron d’Holbach. Les Cramer l’imprimèrent à Genève, par les soins de Voltaire, qui en fut content. On avait fait un mystère à M. de Praslin du nom de l’auteur : je ne voulais pas me produire aux yeux du ministre, frère de M. de Choiseul, en qui je pouvais supposer quelque malveillance encore pour l’auteur de la Vision de Palissot. Mais il insista, il écrivit à Genève ; Voltaire lui nomma le coupable, sachant bien que je ne pouvais guère l’être aux yeux du protecteur de la Gazette. Aussi le duc dit-il à l’abbé Arnaud : Je connais votre défenseur, il peut être tranquille.

En recevant l’ouvrage imprimé, j’eus un grand chagrin d’auteur, lorsque j’y trouvai de petits mots bien plats et des lignes entières insignifiantes, ajoutées par je ne sais qui, mais dont j’accusais intérieurement Damilaville lui-même, qui l’avait lu avant de l’envoyer, et qui peut-être avait cru devoir y mettre son grain de sel. Je me flatte qu’on distinguerait aisément ces additions, si l’ouvrage n’était pas un almanach de l’an passé, qu’on ne lit plus.

Je dirai pourtant que, sur la tolérance civile des opinions religieuses, il y a huit ou dix pages qui sont bien, et très-bien, termes que j’emploie sans scrupule, parce qu’ils ne sont pas de moi, mais de Buffon, que j’entends encore me dire ces mots avec son accent bourguignon, la première fois que je le vis après l’envoi de mon livre.

Vers ce même temps je connus M. et Mme Necker, chez qui j’ai trouvé constamment quelque bienveillance, et un accueil dont on se contente lorsqu’on ne peut pas s’approcher davantage du cœur.

Ma liaison avec ces deux personnes, qui ont joué en France un si grand rôle, date du mariage de Mme Necker. Elle avait été amenée à Paris par une belle génevoise, Mme de Vermenoux, qui, devenue veuve, et ayant attaché M. Necker à son char, ne voulut pas l’épouser, et se substitua adroitement Mlle Curchot. Celle-ci avait quelque beauté, et beaucoup d’esprit et de connaissances. Fille d’un ministre, homme d’esprit et de savoir, restée pauvre après l’avoir perdu, elle avait tenu à Genève une pension de jeunes filles, et s’était formée elle-même en faisant des élèves. Elle laissait voir dès-lors une grande passion pour les lettres et pour la célébrité qu’elles peuvent donner ; et elle brûlait du désir de se lier avec ceux qui les cultivaient honorablement dans le pays qu’elle venait habiter. M. Necker, la voyant sans cesse chez Mme de Vermenoux, se prit de goût pour elle ; et s’apercevant, comme le maréchal d’Hocquincourt, que la belle des belles commençait à le lanterner, il se rejeta sur Mlle Curchot, et l’épousa, suivant quelques personnes, à l’insu de Mme de Vermenoux, qui n’en fut, je crois, un peu fâchée que lorsqu’elle vit M. Necker prendre un si brillant essor.

Marmontel et l’abbé Raynal étaient liés avec Mme de Vermenoux, et nous connaissions tous les trois M. Necker, faisant la banque dans la maison du génevois Vernes, établi rue Michel-le-Comte. Mme Necker s’adressa à nous trois pour jeter les fondemens de sa société littéraire. On choisit un jour pour ne pas se trouver en concurrence avec les lundis et les mercredis de M. Geoffrin, les mardis d’Helvétius, les jeudis et les dimanches du baron d’Holbach.

Le vendredi fut le jour de Mme Necker, et notre société se forma, outre nous-mêmes, de l’abbé Arnaud, Thomas, Grimm, Mme de Marchais, depuis Mme Dangevillers, le chevalier de Chastellux, M. Wattelet, etc.

La conversation y était bonne, quoique un peu contrainte par la sévérité de Mme Necker, auprès de laquelle beaucoup de sujets ne pouvaient être touchés, et qui souffrait surtout de la liberté des opinions religieuses. Mais, en matière de littérature, on causait agréablement, et elle en parlait elle-même fort bien. Pour M. Necker, il y était nul, ne sortant de son silence que pour lâcher quelque trait piquant et quelque persifflage fin des philosophes et des gens de lettres, dont sa femme, à son avis, était un peu engouée. Sa femme, de son côté, le plaisantait sur ses gaucheries et sur son silence, mais toujours de manière à le faire valoir.

Je dirai à cette occasion quelque chose de cet homme qui a eu tant d’éclat, tant de fortunes diverses et de réputations différentes ; qui, étranger, né dans un état médiocre, s’est trouvé mêlé aux agitations d’une grande puissance européenne, et, après en avoir eu deux fois les rênes dans les mains, s’est laissé emporter par le char qu’il avait cru pouvoir conduire, a été victime de la révolution, dans une partie de sa fortune, et l’eût été dans sa personne, si la fuite ne l’avait dérobé à la hache des bourreaux.

On lui accorde assez généralement d’avoir bien entendu les finances, ce qui est incontestable, si l’on bornait cette science à l’ordre et à l’économie ; mais il lui a manqué long-temps des idées justes sur les véritables sources de la richesse des nations. Élevé dans le commerce et la banque, qui avaient fait sa fortune, il a donné beaucoup trop d’importance à ces moyens secondaires et subordonnés d’assurer le revenu public, en même temps qu’il a entravé tous les autres. En effet, sa doctrine sur la liberté du commerce de l’Inde, sur celle du commerce des grains, sur la manière dont le commerce est affecté par l’impôt, etc., ne peut soutenir l’examen.

Quant à ses principes sur l’organisation des gouvernemens, lorsque le mouvement de la révolution s’est déclaré, la plupart des hommes occupant les premières places de l’administration, et les plus grands seigneurs du royaume, et les plus riches propriétaires, et les princes, et le souverain, n’avaient pas à beaucoup près sur ce grand sujet le fonds de connaissances solides et approfondies qui eût été nécessaire pour les guider parmi tant d’écueils ; et si quelques exceptions sont permises, je ne crois pas qu’il soit possible d’en faire pour M. Necker. Il avait méconnu les droits de la propriété pour le commerce des produits du sol et de l’industrie ; il n’a pas mieux connu ceux qu’elle a dans le gouvernement, qui n’est autre chose, en dernière analyse, que le protecteur de la propriété. Il n’a pas vu que, dès qu’on cesse de regarder le gouvernement comme un fait, et qu’on veut l’organiser régulièrement, le fonder sur un droit, ce ne peut être que sur le droit de la propriété du sol ; que dès-lors aux propriétaires seuls appartient le droit d’établir et d’instituer le gouvernement. Ce n’était donc plus comme nobles ou comme prêtres, ou comme membres du tiers-état, que des députés pouvaient former des états-généraux, une assemblée constituante, mais comme propriétaires, et en vertu d’une propriété territoriale, soit héréditaire, soit usufruitière, suffisante pour être en eux la garantie d’un intérêt réel à la chose publique, de l’instruction nécessaire pour s’en mêler avec succès, et du loisir pour se livrer à ces travaux. Cette manière de voir eût assuré les intérêts de la propriété, identifiés avec ceux de l’état même ; et dans ces états-généraux, devenus bientôt et nécessairement par la force des choses, assemblée constituante, on n’aurait point eu des cadets de familles nobles, sans propriété et sans intérêt à la conservation des propriétés des possesseurs actuels ; des curés à portion congrue sans propriété ecclésiastique ; enfin, des hommes du tiers-état n’ayant aucune terre, et par-là disposés à négliger et à violer même les droits les plus sacrés de la propriété territorial ». C’est là, selon moi, la grande erreur et la faute de M. Necker, qui, ayant dit dans son livre sur le commerce des grains que les propriétaires étaient des lions dont il fallait que le gouvernement fit la part, s’il ne voulait pas leur laisser dévorer le pauvre peuple, n’a plus osé dire qu’il fallait mettre le gouvernement entre leurs mains, n’a plus osé les défendre avec assez de courage, quand le pauvre peuple est devenu lui-même un monstre qui a dévoré la propriété et les propriétaires.

Mais nous jugerons mieux les principes politiques de M. Necker, en parlant de la convocation des états-généraux.

Il est pourtant vrai de dire que, dans les ouvrages qu’il a donnés depuis, il s’est élevé beaucoup plus et s’est bien rapproché de la vérité. Son livre sur le pouvoir exécutif est plein de belles vues, et celui qui a pour titre : De la Révolution française, est, à mon avis, un excellent ouvrage.

Il mérite aussi des éloges comme écrivain ; on trouve partout chez lui des expressions heureuses, de beaux mouvemens de style, et l’art de donner à ses pensées un certain éclat. Mais, il faut l’avouer, dans ses premiers essais, comme son Éloge de Colbert, et son livre sur les grains, et ses mémoires en faveur de la compagnie des Indes, on remarque trop souvent de la recherche, des tournures peu naturelles, des incorrections assez choquantes, et surtout une emphase qui fatigue l’esprit. Je ne puis m’empêcher de citer à l’appui de ce jugement, qu’on pourra trouver sévère, une grande autorité, celle de Voltaire même. Le 29 juillet 1775, dans une lettre datée de Ferney, où je venais de passer quelque temps chez lui, après m’avoir parlé de son projet d’affranchir le pays de Gex de quelques vexations financières, affaire que je m’étais chargé de solliciter et de suivre auprès de M. Turgot, il ajoute : « Je ne vous dirai point, d’après un beau livre nouveau (l’ouvrage de M. Necker sur la législation du commerce des grains), que les calculs de la nature sont plus grands que les nôtres ; que nous la calomnions légèrement ; que la distribution du bonheur est restée dans ses mains ; … qu’un pays qui recueillerait beaucoup de blé, et qui en vendrait continuellement aux étrangers, aurait une population imparfaite ; … qu’un œil vigilant, capable de suivre la variété des circonstances, peut fonder sur une harmonie le plus grand bien de l’état ; qu’il faut suivre la vérité par un intérêt énergique, en se conformant à sa route onduleuse, parce que l’architecture sociale se refuse à l’unité des moyens, et que la simplicité d’une conception est précieuse à la paresse, etc.

» Je vous prierai seulement de remarquer et de faire remarquer que ceux qui écrivent de cet admirable style, sont ceux qui ont toujours été favorisés du gouvernement, et que nous, qui n’avons qu’un langage simple comme nos mœurs, nous en avons toujours été maltraités. Il faut que le galimatias soit bien respectable quand il est débité par les puissans et les riches.

» Nous sommes petits et pauvres ; mais nous défions tous les millionnaires d’être plus enivrés de joie que nous le sommes, et de faire des vœux plus ardens que nous en faisons pour les ministres qu’on vient de nous donner (M. Turgot, et M. de Malesherbes, qui venait d’être fait secrétaire d’état ayant le département de Paris), etc. »

Je dois dire, pour infirmer autant qu’il est en moi ce jugement de Voltaire, qu’en traitant M. Necker avec une si grande sévérité, il voulait faire sa cour à M. Turgot, qu’il savait n’aimer ni la personne ni les principes de M. Necker, et qu’il a chargé la critique dans l’espoir que, pour le servir, je montrerais sa lettre. Peut-être aussi la manière de M. Necker, dans ses premiers écrits, ne devait-elle pas être goûtée de l’écrivain de son siècle qui a mis dans sa prose le plus de clarté et de simplicité, sans que la justesse des termes y nuise jamais à l’élégance. S’il eût pu voir les derniers ouvrages du même écrivain, il eût été, je crois, moins rigoureux.

Pour achever ce que j’avais à dire de M. Necker, je parlerai de son caractère moral, que beaucoup de personnes ont pris plaisir à décrier.

Des ennemis acharnés ont révoqué en doute jusqu’à sa probité. Je ne daigne pas repousser une telle imputation qui ne saurait l’atteindre, et qui paraîtra absurde à tous ceux qui l’ont connu. Le désir insatiable de renommée, dont M. et madame Necker étaient possédés, eût été seul un préservatif contre des sentimens vils : cette passion est noble, et donne nécessairement l’exclusion à toute bassesse.

On a recherché avec malignité les sources de sa fortune, pour appuyer cette accusation ; mais ce reproche est injuste et dicté par la haine. Il a dû sa fortune à la banque et à quelques opérations avantageuses avec la compagnie des Indes, avant qu’il en fût directeur. Les profits de ce genre, quelque médiocre que soit l’intérêt, sont toujours considérables avec de gros capitaux ; et, lorsqu’ils sont au taux de la place et à prix défendu, il n’y a que l’ignorance ou la méchanceté, et le plus souvent l’une et l’autre, qui puissent en faire un crime. C’est une injustice de ce genre que nous avons vu commettre à nos assemblées nationales, et surtout à la Convention, qui ont dépouillé tant de familles d’une fortune acquise par des moyens légitimes et garantie par la protection des lois ; et c’est ainsi qu’au moment où j’écris, M. Necker, devenu Français, après avoir dévoué sa vie au service de la nation française, après avoir été ministre des finances sans appointemens pendant plusieurs années, a perdu les deux millions qui lui étaient restés de sa fortune, et qu’il avait confiés à la loyauté de la nation dans les besoins urgens du trésor public[2].

M. Necker avait dans son caractère une autre sorte de noblesse, à laquelle je suis plus obligé qu’un autre de rendre témoignage. J’ai écrit deux ou trois fois contre lui, tant sur le privilège de la compagnie des Indes que sur la législation du commerce des grains. Je ne crois pas avoir passé dans ces écrits les bornes d’une critique honnête ; je me reproche seulement une phrase de l’analyse que j’ai faite de son ouvrage sur les grains, où une expression qui se trouve dans les premières pages peut signifier qu’il a plus cherché à défendre son système qu’à trouver la vérité, et que c’est pour cela qu’il est tombé en contradiction avec lui-même et qu’il n’a pu obtenir aucun résultat de son livre.

Cette dureté m’est échappée en écrivant rapidement ; et partant alors pour la Suisse, je n’ai pu la corriger sur l’épreuve, où certainement, je ne l’aurais pas laissée ; il ne s’en trouve aucune dans ma réplique à son mémoire pour la compagnie, où il m’avait pourtant traité lui-même assez mal.

Ce que je veux dire à son éloge, c’est qu’après ces deux querelles littéraires, j’ai été reçu chez lui de la même manière qu’auparavant, et j’ai continué de cultiver sa société jusqu’à l’époque de son ministère, où, la voix publique le taxant d’avoir fait renvoyer M. Turgot, je crus devoir à un de mes plus chers et de mes plus anciens amis de ne pas fréquenter un homme qui occupait sa place. Mais je retournai chez lui, lorsqu’il eut cessé d’être ministre. Je crus alors pouvoir renouer une liaison agréable avec un homme qui, pendant sa puissance, m’avait encore obligé, sans me voir, en me conservant le traitement que j’avais sur la caisse du commerce, et en plaçant mon frère aux domaines.

M. Turgot n’entendait pas ces raisons, et vers ce temps il me montra quelque mauvais gré de ce que je voyais M. Necker ; mais je persiste à croire que ma conduite en cela ne méritait aucun reproche et que mes raisons étaient bonnes, quoique cet homme estimable n’en sentit pas bien la valeur, abusé sans doute par la prévention, dont l’esprit le plus droit et la probité la plus sévère ne garantissent pas toujours.

En 1766, je fis et publiai, sur l’invitation de M. de Malesherbes, la traduction de l’ouvrage dei Delitti et delle Pene, par Beccaria. M. de Malesherbes nous donnait à dîner, à M. Turgot, M. d’Alembert et quelques autres gens de lettres. Il venait de recevoir l’ouvrage d’Italie. Il observait de la longueur et quelque obscurité dans le début, et cherchait à rendre la première phrase. Essayez, me dit-il, de la traduire. Je passai dans sa bibliothèque, et j’en revins avec cette phrase comme elle est aujourd’hui. On en fut content ; on me pressa de continuer. J’emportai le livre, et je le publiai en français au bout de six semaines.

Cette traduction, dont il y eut sept éditions en six mois, peut bien être regardée comme un travail utile, si l’on considère qu’elle a contribué à répandre les principes humains de l’auteur dans les pays où notre langue est plus connue que la langue italienne. L’abolition de la question préparatoire, et le projet d’adoucir les peines et les lois, ont été, avant la révolution, les effets de l’impression forte et générale qu’a faite l’ouvrage de Beccaria. Je me flatte d’avoir souvent conservé dans ma traduction la chaleur de l’original. J’y ai mis en même temps un peu plus d’ordre, en disposant d’une manière plus naturelle quelques chapitres et quelques parties de chapitres mal placés dans l’italien ; changemens approuvés par l’auteur, ainsi qu’on peut le voir dans ses lettres que j’ai rassemblées. Cette traduction, faite avec tant de soin, et si répandue en si peu de temps, ne m’a valu presque rien, attendu la grande habileté des libraires, et la grande ineptie des gens de lettres, ou du moins la mienne, en matière d’intérêt.

M. Rœderer a publié, en 1797, une belle édition de ma traduction, à laquelle sont jointes deux lettres, l’une de moi à Beccaria, l’autre de Beccaria en réponse à la mienne, et des notes que Diderot m’avait données autrefois.

L’éditeur envoya l’ouvrage, avec la lettre suivante, à la fille de Beccaria : « Je m’empresse, madame, lui écrit-il, de vous offrir une nouvelle édition du Traité des Délits et des Peines, de votre illustre père, traduit par M. Morellet, accompagné de notes de Diderot, et précédé d’une correspondance du traducteur et de l’auteur.

» Vous verrez dans une lettre adressée par Beccaria à son traducteur, à quels écrits il a dû l’étendue, la chaleur et la direction de son esprit. Vous y verrez aussi ce qu’il a fait pour introduire, il y a trente années, à Milan, l’amour de la liberté et de la philosophie. Il est probable, madame, que vous ignoriez ces détails, et j’éprouve un grand plaisir à vous les faire connaître. Si vous n’aviez pas le portrait de votre père, vous sauriez gré, sans doute, à l’inconnu qui vous l’offrirait ; je vous offre plus que le portrait de Beccaria, je vous présente la partie la plus intéressante de son histoire.

» Puisque vous aimez la liberté et la philosophie, madame, la publication de sa correspondance avec André Morellet, son digne ami, aura encore un intérêt particulier pour vous, lorsque vous saurez qu’il est maintenant fort à la mode parmi les rhéteurs qui prennent la place de nos orateurs révolutionnaires, de décrier, de vilipender les philosophes français, auxquels votre père déclare, dans sa lettre du 20 mai 1766 (il y a justement trente-un ans aujourd’hui), qu’il doit le développement et les vues de son esprit. Il vous sera doux de lire que nous devons l’immortel Traité des Délits et des Peines particulièrement au livre de l’Esprit d’Helvétius, et de voir que votre père aura ainsi vengé ce philosophe des injures que se permettent contre lui des littérateurs qui ont rendu, il est vrai, quelques services au bon goût, mais n’ont jamais produit une idée utile à la patrie.

» Les lettres du traducteur vous feront connaître, madame, l’impression qu’a produite en France le Traité des Délits lorsqu’il a paru, et les hommages rendus alors à son auteur par les hommes les plus célèbres de la France, d’Alembert, Buffon, Voltaire, etc., et ce tableau touchera votre cœur autant qu’il satisfera votre raison.

» Enfin, aux justes éloges de ces grands hommes, j’ajouterai un fait qui les confirme et les suppléerait, s’ils avaient manqué à votre père. C’est que le Traité des Délits avait tellement changé l’esprit des anciens tribunaux criminels en France, que dix ans avant la révolution ils ne se ressemblaient plus. Tous les jeunes magistrats des cours, et je puis l’attester puisque j’en étais un moi-même, jugeaient plus selon les principes de cet ouvrage que selon les lois. C’est dans le Traité des Délits que les Servan, les Dupaty, avaient puisé leurs vues ; et peut-être devons-nous à leur éloquence les nouvelles lois pénales dont la France s’honore. Vous voyez, madame, que, long-temps avant l’union de la république lombarde à la nôtre, vous aviez des droits acquis en France, J’ose vous le dire, au nom de tous les amis du talent, de la philosophie et de l’humanité, vous appartenez par votre père à la grande famille que les amis de la philosophie et de la liberté ont formée à Paris, il y a cinquante années, et dont les restes vont resserrer, plus que jamais, les liens qui l’ont unie. (20 mai 1798.) »

J’ajouterai ici quelque chose de Beccaria. En lui envoyant à Milan des exemplaires de ma traduction, je lui écrivis la lettre qu’on vient de citer, pleine des témoignages de l’estime des gens de lettres avec qui je vivais, et dont le suffrage ne pouvait que le flatter. Je l’invitais, au nom de d’Alembert, de Diderot, d’Helvétius, du baron d’Holbach, de M. de Malesherbes, à venir passer quelque temps avec des philosophes dignes de l’entendre, et qui savaient l’apprécier. Je lui parlais de l’union qui devait régner entre les philosophes de tous les pays pour répandre les vérités utiles. Je le pressais de faire comme les anciens sages, qui allaient chercher à Samos l’école de Pythagore, à Athènes celle de Socrate, à Memphis la sagesse égyptienne.

Il me répondit avec bonté, et, cédant à mes instances, il vint à Paris, accompagné d’un ami fort jeune encore, le comte Véri, qui, ainsi que Beccaria, nous était déjà un peu connu par quelques morceaux insérés dans un ouvrage périodique, intitulé il Caffè, publié à Milan sous les auspices du comte Firmiani, alors gouverneur pour l’Empereur, et protecteur des lettres. Il fut reçu, avec tout l’empressement imaginable, dans toutes nos sociétés, Le baron d’Holbach, Helvétius, Mme Geoffrin, Mme Necker, M. de Malesherbes, etc., l’accueillirent, et nous ne savions d’abord quelle fête lui faire.

Mais nous eûmes bientôt une triste expérience de la faiblesse humaine, Beccaria s’était arraché d’auprès d’une jeune femme dont il était jaloux, et ce sentiment l’aurait fait retourner sur ses pas, de Lyon à Milan, si son ami ne l’eût pas entraîné. Enfin, il arrive sombre et concentré, et on n’en peut pas tirer quatre paroles. Son ami, au contraire, d’une jolie figure, d’un caractère facile, gai, prenant à tout, attira bientôt de préférence les soins et les attentions de la société. Ce fut ce qui acheva de tourner la tête au pauvre Beccaria qui, après avoir passé trois semaines ou un mois à Paris, s’en retourna seul, nous laissant, pour les gages, le comte Véri. Vers la fin de son séjour, sa tête et son humeur étaient si altérées, qu’il restait confiné dans sa chambre d’auberge, où, mon frère et moi, nous allions lui faire compagnie, et où nous tâchions, inutilement, de le calmer. Il partit avec une lettre pour mon beau-frère Belz, à Lyon, qui le recueillit quelques jours, et le conduisit jusqu’à Mont-Beauvoisin, craignant toujours que la tête ne lui tournât.

Revenu à Milan, il a fait peu de chose, et sa fin n’a pas répondu à son début ; phénomène commun parmi les gens de lettres d’Italie, qui ont un premier feu bien vif, mais qui, à vingt-cinq et trente ans, se désabusent comme Salomon, et reconnaissent que la science est vanité, sans avoir attendu d’être aussi savans que lui.

Véri se désabusa de même. En quittant Paris, il s’en alla séjourner à Rome, où il oublia sa philosophie auprès d’une belle romaine, la marquise B*** D***, qui avait pourtant, je crois, des préférences marquées pour le bailli de Breteuil, notre ambassadeur. Mais ces objets sont trop loin de moi, pour que j’en puisse juger sûrement. Je reviens au comte Véri.

Je lui dois la justice de dire qu’il n’a pas oublié les philosophes aussi promptement que la philosophie. J’ai reçu, pendant quelque temps, des lettres de lui, écrites de Rome, et remplies de reconnaissance et d’amitié pour les gens de lettres de Paris, qui l’avaient bien accueilli, et pour moi-même, en particulier. Dans une de ces lettres, il me dépeint les Italiens comme je les avais vus dans mon voyage, et je crois pouvoir conserver ici le jugement qu’il en porte, et qui, dans l’éloignement des temps et des lieux, ne peut plus le compromettre. Je le traduirai, fidèlement, de l’original que j’ai conservé.

« Avant de sortir de mon pays, me disait-il, j’étais misanthrope. En France, je me suis réconcilié avec les hommes. De retour en Italie, je retombe dans ma misanthropie. Il faut que je vous rende raison de ces changemens.

» En comparant, en gros, le caractère français avec le nôtre, je suis fâché d’avoir à décider au désavantage de ma nation. Votre simplicité, votre franchise, votre politesse, sont des qualités qui, en général, ne se trouvent point parmi nous. Le sentiment de la vertu est très-faible en Italie. En y voyageant, avez-vous connu beaucoup de nos compatriotes d’un cœur simple, sensible et bon ? Quant à moi, j’en ai rencontré fort peu, quoique occupé soigneusement de les chercher ; et ce sont le peu d’amis que j’ai laissés répandus çà et là dans ma patrie.

» Quel autre pays, que le nôtre, a produit un Machiavel et un Fra Paolo Sarpi, deux monstres en politique, dont la doctrine est aussi atroce que fausse, et qui montrent froidement les avantages du vice, parce qu’ils ignorent ceux de la vertu ?

» Et le Prince, de Machiavel, ne renferme pas des principes particuliers à cet écrivain, mais une doctrine universelle et commune, dans son siècle, à toute l’Italie ; ce que prouve clairement l’histoire de ce temps, remplie de crimes horribles, d’assassinats, et des plus saints engagemens violés. Cet infâme livre fut dédié à Laurent de Médicis, alors maître de Florence, et ne fut mis, que long-temps après, par la cour de Rome, au nombre des livres défendus. Ces maximes étaient donc adoptées et généralement reçues. L’anarchie et les malheurs des temps, avaient banni toutes les vertus, qui ne me semblent pas encore revenues parmi nous. Vous trouverez à peine un Italien qui n’admire et ne goûte les principes de Machiavel, tandis que, chez les autres nations, ou on les réfute, ou on n’en peut supporter la lecture.

» Nous avons une grande vivacité de cœur et d’esprit, et, en même temps, nous demeurons esclaves. Cette contradiction, entre la nature et le gouvernement, nous rend inquiets, intrigans, minutieux. Notre vivacité, n’ayant pas d’objet intéressant, ne fait que nous agiter tumultueusement, et finit par s’exhaler en petites passions. Nous sommes des ressorts comprimés, sans cesse agissant contre la main qui nous comprime.

» Nous n’avons point, comme Londres et Paris, ces amas immenses d’hommes qui offrent tant de ressources, d’amusemens, d’occupations. Dans ces grandes villes, la méchanceté de l’homme est distraite de manière qu’il s’oublie lui-même, et n’a, ni le temps, ni le pouvoir de nuire. Nos villes, au contraire, ayant peu de commerce, peu d’industrie, les pauvres ont peu de moyens de se distraire par le travail, tandis que les riches n’ont d’autre occupation, qu’une dissipation continuelle. De là, chez nous, l’inquiétude, la circonspection, la duplicité même et un défaut absolu d’enthousiasme pour la vertu. Aussi sommes-nous horriblement décriés à Londres et à Vienne.

» Au milieu de cette corruption presque générale, le petit nombre de gens, doués d’une bonté naturelle, se laisse gâter à force de rencontrer de méchans hommes ; on perd l’amour de l’humanité ; l’enthousiasme du cœur s’éteint pour faire place à cette prudence circonspecte et défiante dont on fait tant de cas parmi nous. Le grand principe de Machiavel, auquel il revient sans cesse, est, que l’homme est méchant ; axiome qui le conduit à des conséquences affreuses, d’ailleurs justement déduites, puisqu’après avoir reconnu l’homme pour un être nuisible, il faut bien le traiter comme tel. Une autre cause puissante de ces effets, est, que notre presqu’île se trouve morcelée entre plusieurs petits princes, et habitée moins par une nation que par une agrégation de différens peuples. Chacun est citoyen d’un petit pays qui a sa cour ; et comme qui dit cour, dit le séjour de la dissimulation et de la défiance, et le fléau de tout enthousiasme vertueux, il s’ensuit que, tandis que la France et l’Angleterre, dans leurs vastes états, n’ont qu’une seule école de tous ces vices, nous en avons autant que nous comptons de centres de gouvernement. Chacun, dans la sphère de son petit pays, est occupé de sa fortune ; une défiance courtisanesque et une réserve dissimulée, deviennent l’esprit universel, et banissent de nos mœurs toute franchise et toute simplicité. Nous ne pouvons faire un pas sans trouver le souverain et sans être sous ses yeux ; nous ne pouvons mener une vie tranquille loin de l’autorité, dans le fond d’une province, ou dans le tourbillon d’une immense capitale, parce que nous n’avons ni l’une ni l’autre.

» Ce sont là, selon moi, les causes de la défiance, de la froideur et des autres défauts du caractère des Italiens, sans y faire entrer même la force et l’influence des opinions religieuses, dont ce n’est pas ici le lieu de parler. Je vous prie, au reste, de ne communiquer à personne de mes compatriotes l’éloge que je fais de notre commune patrie. Ils ne me le pardonneraient pas, etc. »

Voilà, sans doute, une digression ; mais je m’y suis livré sans scrupule, parce que je la crois de quelque intérêt, et qu’elle m’a fait conserver les observations d’un homme d’esprit, sur un sujet qu’il connaissait bien.

Que de réflexions se présentent ici, et que de choses il faudrait changer maintenant au parallèle ! Avouons-le nous-mêmes : ces monstres politiques qu’a produits l’Italie, Fra Paolo, Machiavel, que sont-ils, que des écoliers, des enfans, si on les compare à ces grands scélérats qui ont brillé aux différentes époques de la révolution française, à ces hommes qui ont su opprimer si habilement, si long-temps, et qui oppriment encore une nation de trente millions d’hommes si parfaitement, si complètement, qu’elle en est à ne pouvoir plus exprimer aucune plainte sous le régime de fer qui a détruit, chez elle, toute liberté[3] ?

Que peut-on comparer, en politique italienne, aux grands plans des hommes de la Gironde, de Marat, de Robespierre, et aux moyens admirables mis en œuvre pour leur exécution ; à la loi des suspects, à celle des otages ; à l’établissement des tribunaux révolutionnaires ; aux missions des proconsuls dans les provinces ; aux commissions militaires, et aux fusillades, et aux noyades ; et à l’établissement de la doctrine du régicide ; et à l’abolition de la religion, dont la morale gênait les opérations de nos nouveaux législateurs ; et aux lois contre les émigrés, et sur les biens des émigrés et ceux de leurs parens ; et à l’invention des assignats et des mandats, admirable instrument de spoliation des propriétaires et d’invasion des propriétés ; et à l’usage de la maxime, salus populi suprema lex, pour justifier les réquisitions d’hommes, de denrées, de chevaux ; et aux familles, aux enfans dépouillés quelquefois par l’assassin tout couvert du sang de leur père ; et à l’audace avec laquelle ces belles théories ont été portées et proclamées, les armes à la main, chez tant de peuples envahis ?

Ce sont là de grandes choses, et la théorie de Machiavel n’est qu’un jeu ; ce sont là des hommes sublimes dans le mal, et César Borgia n’est qu’un prince timide.

Mais je n’ai parlé que des chefs, des maîtres de la nation veut-on comparer la nation elle-même, le peuple, les nouveaux citoyens de la nouvelle république, au moins les vrais et bons républicains de ce temps, les patriotes par excellence ; ou trouvera qu’ils l’emportent encore de beaucoup en vices, en corruption sur ce peuple italien dont Véri nous a tracé le portrait.

Je ne quitterai pas mes Italiens sans me rappeler que, dans l’édition donnée par Rœderer, outre les lettres dont j’ai parlé, on trouve une pièce assez intéressante intitulée, Théorie des peines criminelles, traduite de l’anglais de Jérémie Bentham, ami du génevois M. Dumont et de milord Lansdown : il est homme d’esprit, métaphysicien profond et subtil ; mais par-là même quelquefois creux et obscur. Il m’avait envoyé manuscrite cette espèce de table graduée des délits et des peines criminelles ; je l’avais donnée à Rœderer vers 1790, il l’a jointe à ma traduction.

Quant aux lettres qui l’accompagnent, elles sont curieuses, en ce qu’elles montrent très-clairement les intentions louables des philosophes de ce temps-là, calomniés depuis avec tant de violence par des déclamateurs qui ont confondu, soit par ignorance, soit par méchanceté, tous les philosophes, et toutes les sortes de philosophie, et tous les individus, et tous les temps.

On y voit, à la vérité, une grande agitation dans les esprits ; mais on y trouve aussi de la bonne foi, un grand désir d’étendre les lumières, une grande horreur de toute oppression, une grande passion pour tous les genres de liberté compatibles avec l’ordre public ; il ne s’y rencontre aucun des principes destructeurs des sociétés qui ont été depuis répandus et mis en pratique par des ennemis de tout ordre social ; et les noms des philosophes cités dans ces lettres, sont, au moins pour la plupart, faits pour passer avec quelque estime à la postérité.

C’est dans la même année, 1766, que je traduisis, pour la Gazette littéraire et pour le Journal étranger, deux dialogues de Lucien, le Jupiter tragique et le Peregrinus. J’ai tâché d’y conserver quelque chose des formes piquantes et fines de l’original ; et des hommes instruits ont bien voulu y reconnaître ce mérite. David Hume m’écrivait en 1767 :

« Je vous suis extrêmement obligé, mon cher abbé, de la traduction de Lucien que vous m’avez envoyée au commencement de l’hiver dernier. Je suis honteux d’avoir différé si long-temps à vous en remercier, mais je puis excuser mon silence. J’ai comparé votre traduction avec Lucien, et j’ai trouvé que vous avez fait une copie élégante et pleine de vie d’un original élégant et animé. Mais j’ai cru voir aussi quelque négligence à rendre exactement le sens de l’auteur grec, et je me proposais de déployer à vos yeux toute mon érudition grecque par une critique de votre traduction.

» Je me disposais même à cette entreprise, lorsque j’ai été appelé au service de l’état, comme vous l’aurez su peut-être (il venait d’obtenir une place importante dans les bureaux des affaires étrangères) : j’ai laissé là et mon Lucien et votre traduction, et j’ai perdu malheureusement cette occasion de vous montrer toute l’étendue de mon savoir, etc. »

Dans le reste de sa lettre, il avoue qu’il ne croit pas qu’un seul homme puisse exécuter le plan que je lui avais communiqué de mon dictionnaire de commerce ; et véritablement je suis forcé de convenir aujourd’hui qu’il avait raison. Il m’annonce l’envoi du grand ouvrage de sir James Stewart, son ami, en me prévenant que ce gros livre contient de bons matériaux qui pourraient m’être utiles ; mais qu’il est fort prolixe, et qu’il ne peut pas donner beaucoup d’éloges ni à la forme, ni au style. Enfin, il me dit qu’il m’enverra les meilleurs livres qui paraîtront en Angleterre sur l’économie politique ; et plusieurs fois il a eu la complaisance de tenir sa promesse. Je conserve ces détails ici pour m’honorer de la bienveillance d’un homme aussi justement célèbre que David Hume, et toujours pour faire valoir la philosophie que j’ai cultivée, et les philosophes avec lesquels j’ai vécu. Presque tous, comme on le voit jusques en moi-même, s’ils n’ont pas été prophètes dans leur pays, ont attiré pourtant l’attention, et quelquefois l’estime des étrangers qui ont laissé un nom dans l’histoire des instituteurs du genre humain.

  1. Tacit. Hist. I, i. Voyez Mélanges, tom. III, p. 3.
  2. Le roi de France a rendu ces deux millions à la fille de M. Necker.
  3. Écrit vers 1796 ou 98, autant qu’on en peut juger par quelques dates éparses dans le manuscrit des Mémoires.