Mémoires inédits de l’abbé Morellet/V


CHAPITRE V.


J.-J. Rousseau.

Rousseau a donné, au livre X de ses Confessions, quelques détails de mon aventure. Il raconte à sa manière que Diderot, ayant très-imprudemment, et j’ajoute moi, très-cruellement offensé madame la princesse de Robecq, fille de M. de Luxembourg, Palissot, qu’elle protégeait, la vengea par la comédie des Philosophes ; et que Diderot à son tour trouva un vengeur dans l’abbé Morellet, qui fit contre Palissot un petit écrit intitulé la Vision, où il offensa très-imprudemment madame de Robecq, dont les amis le firent mettre à la Bastille.

« D’Alembert, ajoute-t-il, qui était fort lié avec l’abbé Morellet, m’écrivit pour m’engager à prier Mme de Luxembourg de solliciter sa liberté, lui promettant en reconnaissance des louanges dans l’Encyclopédie. » Et Rousseau rapporte sa lettre en réponse à M. d’Alembert, où il dit qu’il a déjà témoigné à la maréchale la peine que lui faisait ma détention, combat l’idée qu’en m’arrêtant on eût voulu venger madame la princesse de Robecq, et ajoute malignement qu’après tout, on ne doit pas s’attendre que le plaisir de la vengeance appartienne aux philosophes exclusivement, et que, quand ils voudront être femmes, les femmes seront philosophes, etc. « L’abbé, dit-il encore, m’écrivit une lettre de remercîment qui ne me parut pas respirer une certaine effusion de cœur, et dans laquelle il semblait atténuer, en quelque sorte, le service que je lui avais rendu ; et, à quelque temps de là, je trouvai que d’Alembert et lui m’avaient, en quelque sorte, je ne dirai pas supplanté, mais succédé auprès de Mme de Luxembourg, et que j’avais perdu près d’elle autant qu’ils avaient gagné. Cependant, je suis bien éloigné de soupçonner l’abbé Morellet d’avoir contribué à ma disgrâce ; je l’estime trop pour cela, etc. »

Je ferai ici quelques réflexions.

J’observe d’abord que c’est très-faussement que Jean-Jacques insinue que j’avais voulu venger Diderot, ce qui, d’après tout le reste, signifie que je prenais fait et cause pour l’homme de lettres qui avait insulté grossièrement une femme. Or ce motif n’entra pour rien dans ma plaisanterie ; j’ignorais parfaitement alors que Diderot fût l’auteur de la préface insultante du Fils naturel, et je n’avais pas balancé un moment à la trouver telle qu’elle était, c’est-à-dire, très-blâmable. Je ne voulais absolument que défendre la philosophie, et les philosophes encyclopédistes en général, contre les imputations de Palissot, qui les traduisait comme des gens de sac et de corde, ennemis de la religion et du gouvernement, et cherchait à leur șusciter une véritable persécution. Je voulais défendre des hommes dont j’admirais les talens, dont je cultivais la société ; je voulais me défendre moi-même, puisque j’avais, dès ce temps-là, donné différens articles à l’Encyclopédie ; et je n’avais nul besoin du motif que Jean-Jacques se plaît à me prêter.

Il ne taxe aussi légèrement, comme on le faisait à la cour, d’avoir offensé Mme de Robecq ; mais, je le répète encore, je n’avais dit rien autre chose (et cela sans la nommer), sinon que, bien malade, elle avait désiré, pour toute consolation, d’assister à la première représentation de la pièce, et de voir la vengeance ; et l’allégation d’un fait si public ne pouvait pas, avec justice, être regardée comme une offense et une insulte, surtout par un homme tel que J.-J. Rousseau qui, affichant pour les grands le dédain, la haine même que prouvent ses ouvrages, ne devait pas juger une épigramme, contre une grande dame, aussi sévèrement que les théologiens jugent le péché, dont la malice est, disent-ils, infinie comme la grandeur de Dieu.

Ce n’est pas encore là le seul tort de Jean-Jacques dans ce récit. Il accuse M. d’Alembert d’avoir promis à madame la maréchale de Luxembourg des louanges dans l’Encyclopédie, pour me faire rendre ma liberté. D’Alembert n’a dit ni écrit, ni pu dire ou écrire rien de pareil : il a pu dire, ce qui était bien naturel, que les gens de lettres avec qui j’étais lié partageraient ma reconnaissance ; et c’est vraisemblablement de quelque idée semblable que Jean-Jacques avait fait une promesse de louer madame la maréchale de Luxembourg dans l’Encyclopédie. Jean-Jacques dit en note que la lettre de d’Alembert, où il faisait à la maréchale cette promesse, a disparu de ses papiers avec plusieurs autres, lorsque ses papiers étaient en dépôt à l’hôtel de Luxembourg. On ne voit pas trop qui peut avoir eu aucun intérêt à retirer une pièce d’aussi peu d’importance ; mais on voit avec peine que la passion favorite de Jean-Jacques, la défiance, lui montre partout des fantômes.

La suite porte le même caractère. Il dit que ma lettre de remercîment ne respirait pas une certaine effusion de cœur ; que je semblais atténuer en quelque sorte le service qu’il m’avait rendu, etc.

Je ne me rappelle point du tout la lettre que je lui écrivis, et je n’en puis rien dire. Il ne l’a pas trouvée assez sensible : cela peut être. Mais j’entends bien pourquoi il dit que je lui semblais atténuer le service qu’il m’avait rendu : c’est que je paraissais croire, sans doute, que d’Alembert y avait contribué. Rien n’était plus vrai : d’Alembert pressait opiniâtrement madame la maréchale ; il allait la voir sans cesse le matin, et lui faisait ses facéties et ses bons contes. C’était de quoi gagner auprès d’elle une cause plus mauvaise que la mienne. Mme de Luxembourg, de son côté, lorsque j’allai la voir en sortant de la Bastille, ne me parla que des sollicitations de M. de Malesherbes et de M. d’Alembert ; enfin, d’Alembert seul m’apprit que J.-J. Rousseau s’y était employé comme eux, et que je lui en devais des remercîmens.

Mais l’imputation d’avoir supplanté Jean-Jacques, ou de lui avoir succédé auprès de la maréchale, est fausse jusqu’au ridicule. Pour moi, ma preuve est sans réplique : c’est qu’au sortir de la Bastille, et après avoir vu, dans la matinée même, Mme de Luxembourg, d’après l’avis du lieutenant de police, à qui elle avait demandé de m’envoyer chez elle, je partis dès le lendemain pour Saint-Just, petite terre appartenant alors à une Mme Mérard, veuve d’un caissier de la compagnie des Indes, dont un mien cousin avait épousé la fille. Je n’en revins que vers le milieu de novembre. Dans le courant de l’hiver, je fis ma cour quatre ou cinq fois à Mme de Luxembourg, et dans la suite à de grandes intervalles. Voilà comment j’ai pu supplanter Jean-Jacques auprès d’elle.

Quant à d’Alembert, il était, avant mon aventure, très-bien avec la maréchale : ce qui n’est pas difficile à croire pour ceux qui les ont connus l’un et l’autre, et qui ont pu observer combien ils devaient se convenir. Et puis, je ne crois pas qu’il soit jamais venu à l’esprit de d’Alembert, en aucun temps, en aucune circonstance, de supplanter personne.

Le caractère défiant de Jean-Jacques se montre ici dans toute sa naïveté ; car on le voit résolu de se livrer à un soupçon sans preuve, et contraint, par la force de la vérité, à s’exprimer d’une manière qui décèle clairement l’absence de tout motif raisonnable. Dans ma lettre, je semble atténuer en quelque sorte le service qu’il ma rendu, et, d’Alembert et moi, nous l’avons, en quelque sorte, non pas supplanté, mais nous lui avons succédé auprès de Mme de Luxembourg. Toutes ces vraisemblances, ces modifications, ces restrictions, montrent un homme qui ne peut attacher à aucun fait, à aucune raison les soupçons injurieux qu’il conçoit et qu’il ose publier sans scrupule ; l’homme qui devait faire, quelques années après, au bon M. Hume, la plus odieuse et la plus injuste querelle.

Je déclare, au reste, qu’en parlant ici de J.-J. Rousseau, je suis absolument sans passion. Je l’ai constamment jugé avec plus d’indulgence que mes confrères les philosophes lorsqu’ils ont été brouillés avec lui. Je le défendais et l’ai défendu bien long-temps contre eux auprès d’eux-mêmes. Je n’ai cédé qu’à l’évidence des faits pour le croire défiant jusqu’à la déraison, et ingrat jusqu’à la haine envers ses bienfaiteurs et ses amis. J’ai été long-temps témoin de la manière dont il était traité, caressé, choyé par les gens de lettres, qu’il a depuis rendus ses ennemis, ou décriés comme tels en tant de manières et avec tant d’adresse et d’éloquence. Il n’y a point d’égards qu’on ne lui montrât dans les sociétés littéraires où je l’ai vu. Diderot, dont il s’est plaint si amèrement, était son adorateur, et je dirai presque son complaisant. Nous allions souvent, Diderot et moi, de Paris à son ermitage près Montmorency, passer avec lui des journées entières. Là, sous les grands châtaigniers voisins de sa petite maison, j’ai entendu de longs morceaux de son Héloïse, qui me transportaient ainsi que Diderot ; et nous lui exprimions l’un et l’autre, chacun à notre manière, notre juste admiration, quelquefois jointe à des observations critiques, qui ne pouvaient que relever à ses yeux le bien que nous lui disions du reste. En un mot, j’ose l’affirmer, jamais homme de lettres n’a trouvé auprès des autres gens de lettres plus de bienveillance, de justice, d’encouragement, que cet homme qui a rempli ses ouvrages de satires contre les gens de lettres ses contemporains, et les a traduits à la postérité comme sans cesse occupés de le décrier et de lui nuire. Je rappellerai, à ce propos, une autre imputation non moins injuste que j’ai essuyée de lui quelques années plus tard, et qui servira à montrer encore son caractère défiant.

Il était revenu depuis peu de Suisse, après que l’espèce de persécution qu’il avait essuyée fut tout-à-fait ralentie. Mme Trudaine de Montigny, qui l’avait recherché à son retour, et qui était folle de ses ouvrages, dont elle sentait fort bien le mérite, était parvenue, à force de cajoleries, à apprivoiser sa misantropie et à l’attirer chez elle, où il venait dîner en très-petit comité. La première fois qu’elle me fit dîner avec lui, je trouvai un homme sérieux et froid, et tout différent pour moi de ce que je l’avais toujours vu. Je hasardai quelques avances pour me concilier un accueil un peu plus favorable, mais sans succès. Le lendemain, je demande à Mme Trudaine l’explication de la froideur de Rousseau : elle me dit qu’elle la lui a demandée, et qu’il avait répondu que j’avais fait pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où il était fort maltraité. Je m’expliquai avec lui dans l’entrevue suivante, et je lui affirmai, ce qui était vrai, que je n’avais fait de ma vie d’instruction pastorale, ni pour M. l’archevêque de Toulouse, ni pour aucun évêque. Il s’excusa, se rétracta et me serra la main ; mais je voyais dans son retour même que l’impression qu’il avait reçue ne s’effaçait point.

On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur la conduite de Jean-Jacques envers moi, objet de peu d’importance sans doute ; mais on me pardonnera ces détails, si l’on considère qu’en écrivant mes Mémoires, je me suis surtout proposé de faire connaître les hommes célèbres avec lesquels j’ai vécu ; et parmi eux, J.-J. Rousseau a mérité un des premiers rangs dans l’admiration publique.

C’est là ce qui m’engage à donner encore quelques détails sur lui, persuadé que cette digression reposera mes lecteurs de ce que mes souvenirs m’entraînent à dire de moi.

Je parlerai d’abord de sa querelle avec ce bon M. Hume, en 1766, quoiqu’il y ait peu de chose à ajouter à ce qu’en a écrit Hume lui-même dans une lettre adressée à M. Suard. On y voit clairement, ainsi que dans la préface de l’éditeur, l’ingratitude, ou au moins la défiance extravagante et injuste du Génevois, et cette impression résulte du simple récit des faits. Mais, vivant dès-lors dans la société de Mme la comtesse de Boufflers, avec Hume et Jean-Jacques, précisément à l’époque de leur départ pour l’Angleterre, j’ai été témoin de quelques faits relatifs à cette querelle, et je veux ici les conserver.

Je dirai donc que, la veille ou la surveille du départ, Hume, avec qui je dînais chez Helvétius, me mena chez Mme de Boufflers, à qui il allait faire ses adieux au Temple, à l’hôtel de Saint-Simon. Jean-Jacques y était logé. Nous y passâmes deux heures, pendant lesquelles je fus témoin de toutes les tendresses, de toutes les complaisances de Hume pour le philosophe chagrin.

Nous le laissâmes vers les neuf heures du soir, et nous allâmes passer la soirée chez le baron d’Holbach : Hume lui exprima sa satisfaction du service qu’il croyait rendre au petit homme, comme il l’appelait ; et il nous dit qu’il allait, non-seulement le mettre pour jamais à l’abri des persécutions, mais qu’il se flattait de le rendre heureux ; ce qui était, assurément, bien au-delà de son pouvoir. Le baron l’écouta paisiblement ; et, quand il eut fini : « Mon cher M. Hume, lui dit-il, je suis fâché de vous ôter des espérances et des illusions qui vous flattent ; mais je vous annonce que vous ne tarderez pas à être douloureusement détrompé. Vous ne connaissez pas l’homme. Je vous le dis franchement, vous allez réchauffer un serpent dans votre sein. » Hume parut un moment choqué de ce propos. Je m’élevai contre le baron ; je défendis Jean-Jacques. Hume dit qu’il ne pouvait lui fournir aucun sujet de querelle ; qu’il allait le conduire chez M. Davenport, son ami ; qu’on aurait pour lui tous les égards que méritaient ses talens et ses malheurs, et qu’il espérait que les prédictions sinistres du baron seraient démenties. Ils partent. À trois semaines ou un mois de là, comme nous étions rassemblés chez le baron, il tire de sa poche et nous lit une lettre de Hume, où celui-ci nous apprend la querelle d’Allemand que lui fait Jean-Jacques. Qui fut penaud ? ce fut moi, en me rappelant la chaleur que j’avais mise à le défendre contre les prédictions du baron. Quant au reste de la société, Grimm, Diderot, Saint-Lambert, Helvétius, etc., qui connaissaient mieux que moi le caractère de Rousseau, ils n’en furent point étonnés.

En lisant le récit artificieux que Jean-Jacques a composé de cette querelle, j’ai fait une remarque, qui me revient à l’esprit en ce moment. On sait que le grand reproche de Rousseau à M. Hume, c’est de l’avoir emmené en Angleterre, pour le montrer comme l’ours à la foire. Voici le premier trait qui lui donne cette idée, devenue tout de suite une conviction. Couché à l’auberge, dit-il, dans la même chambre que Hume, il l’a entendu dire la nuit, et en rêvant, je le tiens ! parodie du mot du roi de Perse, chez qui s’était réfugié Thémistocle. Or, j’ai pensé que M. Hume, qui savait fort mal le français, ne s’est pas énoncé en français dans un rêve, mais en anglais ; et, comme Rousseau n’entendait pas un mot d’anglais, je conclus que le propos est inventé.

On ne peut s’empêcher de regarder comme une manie, comme un délire, ce caractère ombrageux qui lui faisait trouver presque un ennemi dans tout homme qui lui faisait des avances ou lui avait rendu service ; et cette folie mérite quelque pitié : mais elle n’en est pas moins odieuse, et doit éloigner à jamais tout homme raisonnable de celui que la nature a si malheureusement organisé, quelque talent qu’elle lui ait d’ailleurs départi.

J’ai ouï conter à Rulhières, mon confrère à la feue Académie française, connu par sa jolie pièce des Disputes et par son Histoire de la révolution de Russie, qu’après avoir recherché Jean-Jacques, et obtenu de lui un accueil assez obligeant, un matin où il était allé lui rendre visite, Jean-Jacques, sans provocation, sans qu’il se fut rien passé entre eux de nouveau et d’extraordinaire, le reçut d’un air d’humeur très-marqué, et continua froidement de copier de la musique, comme il faisait avec affectation devant ceux qui venaient le voir, en répétant qu’il fallait qu’il vécût de son travail. Il dit à Rulhières, assis au coin du feu : M. de Ruthières, vous venez savoir ce qu’il y a dans mon pot ; eh bien, je satisferai votre curiosité ; il y a deux livres de viande, une carotte et un oignon piqué de girofle. Rulhières, quoique assez prompt à la repartie, fut un peu étourdi de l’apostrophe, et cessa bientôt ses visites à Jean-Jacques, chez qui il menait la belle Mme d’Egmont, et à qui ils avaient montré l’un et l’autre beaucoup d’intérêt, d’admiration et d’amitié.

On ne peut imaginer de motifs plus frivoles et plus déraisonnables que ceux pour lesquels il se brouille avec ses meilleurs amis : avec le baron d’Holbach, parce que celui-ci paraît croire qu’il n’est pas bien habile compositeur en musique, et que, s’il est capable de faire un joli chant, il ne l’est pas, d’en faire avec sûreté, la basse et les accompagnemens, ce qui était parfaitement vrai, ou parce que le baron lui a envoyé cinquante bouteilles de vin de Bordeaux, après lui avoir entendu dire que c’était le seul vin dont son estomac s’accomodât, ce qui était, dit-il, insulter à sa pauvreté, en lui donnant plus qu’il ne pouvait rendre ; avec la plupart des autres, parce qu’il s’aperçoit que ses amis n’approuvent pas le mariage ridicule qu’il contracte avec sa dégoûtante Thérèse, ou parce que gens de lettres qu’il fréquente sont, dit-il, les moteurs de la persécution qu’il essuie des parlemens, de la cour, de Genève, de l’Angleterre, de l’Europe ; avec Diderot, pour une indiscrétion qu’il lui attribue : Diderot lui fait voir, pièces en main, qu’elle n’est pas de lui, mais de Saint-Lambert, qui l’avoue ; il paraît convaincu, et, à quinze jours de là, il imprime, dans un de ses ouvrages, une note sanglante[1], par laquelle il diffame l’homme qui s’est justifié auprès de lui, et brise, à jamais, tous les liens qui lui avaient attaché Diderot si tendrement et si long-temps.

J’ajouterai, comme une observation capitale, que J.-J. Rousseau n’était rien moins que simple : ce qui est une grande tache dans un caractère. Il mettait une extrême affectation à parler de sa pauvreté, à la montrer, à s’en faire gloire. Il nous disait, quand nous allions le voir Diderot et moi, qu’il nous donnait du vin de Montmorency, parce qu’il n’était pas en état d’en acheter de meilleur. En montrant son pot au feu dans le coin de sa cheminée, il avait l’air de dire : Vous voyez qu’un homme comme moi est obligé de veiller lui-même sa marmite, tant est grande l’ingratitude du siècle ! Jeune encore, et transporté d’admiration pour le talent et d’amour pour les lettres, je ne démêlais pas alors ces intentions ; mais lorsque d’autres traits du caractère de cet homme célèbre, ou même d’autres actions moins équivoques, m’ont eu mis sur la voie, je me suis vu forcé d’expliquer ainsi toute sa vie.

Jusqu’à présent je n’ai parlé que du caractère moral de Jean-Jacques, de l’homme social ou plutôt insociable ; je veux le considérer maintenant comme écrivain, et ensuite comme philosophe, deux côtés qu’il faut soigneusement distinguer en lui.

Ici je déclare que mon admiration pour J.-J. Rousseau, comme écrivain, est sans bornes ; que je le crois l’homme le plus éloquent de son siècle ; que je ne connais rien de plus entraînant que les beaux endroits de son Discours sur l’Inégalité, de son Émile, de sa Lettre à l’archevêque, et de son Héloïse. Son éloquence est abondante, et n’en est pas moins énergique. Les développemens qu’il donne à une même idée, la fortifient loin de l’affaiblir. La dernière forme qu’elle prend est toujours plus frappante que celle qui précède ; de sorte que le mouvement va sans cesse croissant, pour opérer enfin une persuasion intime et forte, même lorsqu’il établit une erreur, si une grande justesse et d’esprit et de raison ne nous en défend pas. Je pense que, de réflexion et après coup, il a dû rejeter lui-même plusieurs de ses paradoxes ; mais il m’est impossible de croire qu’au moment où il les établit, il n’en ait été parfaitement convaincu : car on ne persuade pas comme il fait, sans être soi-même persuadé. En un mot, je trouve qu’on peut appliquer à cet homme de génie, tout prosateur qu’il est, la belle strophe d’Horace sur Pindare :


Monte decurrens velut amnis, imbres
Quem super notas aluere ripas,
Fervet, immensusque ruit profundo.
FervePindarus ore.


Je me rappelle encore les transports d’admiration et de plaisir que j’éprouvai à la lecture des premiers ouvrages de Rousseau, et le bonheur que me donna plus tard la lecture d’Héloïse et d’Émile. Par la vive impression que j’en recevais, j’aurais pu conjecturer moi-même que je n’étais pas absolument incapable de faire un jour quelque chose de bien, et me guérir ainsi d’une assez grande défiance que j’ai eue long-temps de mes forces telles quelles. Je prends cette occasion d’avertir les jeunes gens, que le caractère qui peut faire le plus espérer d’eux, est cette admiration pour les bons ouvrages portée à une sorte d’enthousiasme : celui à qui cet organe manque ne fera jamais rien.

J’ai parlé ď’Héloïse : ce n’est pas qu’aujourd’hui je m’en dissimule les défauts que je ne faisais alors qu’entrevoir. Héloïse est souvent une faible copie de Clarisse ; Claire est calquée sur Miss Howe. Le roman, comme composition dramatique, ne marche pas. Plus d’une moitié est occupée par des dissertations fort bien faites, mais déplacées, et qui arrêtent les progrès de l’action. Telles sont les lettres sur Paris, le duel, le suicide, les spectacles. À peine resterait-il deux volumes, si l’on retranchait tout ce qui n’est point du sujet. Quelle comparaison peut-on faire d’une composition pareille avec Clarisse, cette grande machine dans laquelle tant de ressorts sont employés à produire un seul et grand effet, où tant de caractères sont dessinés avec tant de force et de vérité, où tout est préparé avec tant d’art, où tout se lie et se tient ? Quelle différence encore dans le but moral des deux ouvrages ! Quel intérêt inspire l’héroïne anglaise, et combien est froid celui que nous prenons à Julie ! Elle est séduite comme Clarisse, mais ne s’en relève pas comme elle ; au contraire, elle s’abaisse davantage encore en épousant Volmar sans l’aimer, tandis qu’elle en aime un autre. On me la montre mariée, bonne mère de famille, élevant bien ses enfans, remplissant froidement ses devoirs d’épouse ; mais le tableau de ces vertus domestiques serait bien mieux placé dans une femme qui eût toujours été chaste et pure ; et c’est blesser la morale que de les supposer à une fille corrompue avant son mariage, et qui n’aime pas son mari.

Rousseau a voulu, quelque part, non-seulement excuser cette immoralité, mais la tourner à son avantage : cette apologie n’est qu’un tissu de sophismes.

Quant à l’Émile, c’est, sans contredit, et le meilleur ouvrage de Rousseau, et un excellent ouvrage. La douce loi qu’il impose aux mères, l’éducation physique et morale de la première enfance, la marche et les progrès de l’instruction du jeune âge, la naissance des passions, la nature de la femme et ses droits, ses devoirs, résultant de son organisation même, etc., tous ces sujets, et une infinité de vues saines et vraies, donnent à l’Émile un caractère d’utilité, qui le met dans la première classe des ouvrages dont la lecture a contribué ou peut contribuer à l’instruction des hommes. Au reste, même force et même éloquence dans le style, où le raisonnement se trouve heureusement entremêlé et fondu avec les mouvemens oratoires, à la manière de Pascal, et d’Arnaud, et de Mallebranche ; vrai modèle d’une discussion philosophique et animée, raisonnable et pathétique, dont nos harangueurs révolutionnaires, sans en excepter Mirabeau lui-même, sont restés bien loin.

Je sais que l’on a dit que le fond des idées de l’Émile est tout entier dans Plutarque, dans Montaigne et dans Locke, trois auteurs qui étaient constamment dans les mains de Jean-Jacques, et dont il a suivi toujours les traces ; mais je ne regarde pas cette observation comme suffisante pour diminuer la gloire d’avoir mis si habilement en œuvre ces matériaux que fournissait la nature. Des idées si vraies, si justes, si près de nous, sont à tout le monde, comme l’arbre d’une forêt avant que la main de l’homme l’abatte et le façonne en canot, en charrue ; mais, comme l’arbre aussi, elles deviennent la propriété de celui qui les a façonnées, qui les a revêtues de l’expression la plus pure, embellies de la plus vive couleur, et les a rendues capables de pénétrer et de convaincre nos esprits.

Si je veux donc maintenant examiner Rousseau comme philosophe, je dirai qu’il est vraiment philosophe dans son Émile ; mais aussi je ne crains pas d’affirmer que, dans la plupart de ses autres ouvrages, non-seulement il ne mérite pas ce titre, mais qu’il n’a enseigné que la plus fausse et la plus funeste philosophie qui ait jamais égaré l’esprit humain.

On voit que c’est surtout contre ses livres de politique que je porte cet anathème, et je ne le prononce qu’après avoir consacré toute mon intelligence et toute ma vie aux questions et aux recherches où le philosophe de Genève me semble avoir adopté des principes faux, contraires à la nature même de l’homme qu’il a prétendu suivre, et subversifs de tout état social.

Sa première erreur, et peut-être celle qui a entraîné toutes les autres, a été son paradoxe extravagant sur la part funeste qu’il attribue aux sciences et aux arts dans la corruption et le malheur des hommes. Je ne combattrai pas cette doctrine, qu’il faut en effet regarder comme folle, si l’on ne veut pas, pour être conséquent, retourner dans les bois, se vêtir de peaux de bêtes et vivre de gland ; mais je confirmerai de mon témoignage un fait déjà connu, qui doit nous suffire pour apprécier l’autorité du philosophe ennemi de la civilisation et des lettres.

Il conte, livre VIII des Confessions, et dans une lettre à M. de Malesherbes, qu’il allait voir souvent Diderot à Vincennes, où il avait été mis pour sa Lettre sur les Aveugles, dans laquelle il enseigne l’athéisme. « Je pris un jour, dit-il, le Mercure de France ; et, tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’académie de Dijon, pour le prix de l’année suivante : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ? À l’instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme… Ce que je me rappelle bien distinctement, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut ; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite au crayon sous un arbre. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet et la suite inévitable de ce moment d’égarement… »

Or, voici ce que j’ai appris de Diderot lui-même, et ce qui passait alors pour constant dans toute la société du baron d’Holbach, où Rousseau n’avait encore que des amis. Arrivé à Vincennes, il avait confié à Diderot son projet de concourir pour le prix, et avait commencé même à lui développer les avantages qu’avaient apportés à la société humaine les arts et les sciences. Je l’interrompis, ajoutait Diderot, et je lui dis sérieusement : « Ce n’est pas là ce qu’il faut faire ; rien de nouveau, rien de piquant, c’est le pont aux ânes. Prenez la thèse contraire, et voyez quel vaste champ s’ouvre devant vous tous les abus de la société à signaler ; tous les maux qui la désolent, suite des erreurs de l’esprit ; les sciences, les arts, employés au commerce, à la navigation, à la guerre, etc., autant de sources de destruction et de misère pour la plus grande partie des hommes. L’imprimerie, la boussole, la poudre à canon, l’exploitation des mines, autant de progrès des connaissances humaines, et autant de causes de calamités, etc. Ne voyez-vous pas tout l’avantage que vous aurez à prendre ainsi votre sujet ? » Rousseau en convint, et travailla d’après ce plan. Ce récit, que je crois vrai[2], . renverse et détruit toute la narration de Jean-Jacques. Je n’empêche pas, au reste, ceux qui aimeront mieux l’en croire que Diderot et toute la société du baron d’Holbach, de se contenter en cela ; mais je rapporte ma conviction, qui a été de bonne foi.

Ce premier paradoxe une fois embrassé par Jean-Jacques, il fut assez naturellement conduit à ceux qui remplissent son discours sur l’inégalité des conditions.

Mais c’est surtout dans le Contrat social qu’il a établi des doctrines funestes, qui ont si bien servi la révolution, et, il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde système d’égalité, non pas devant la loi, vérité triviale et salutaire, mais égalité de fortunes, de propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation, principes vraiment destructeurs de tout ordre social.

S’il était besoin d’appuyer de preuves cette opinion sur les ouvrages politiques de Rousseau, j’en apporterais une assez forte que me fournit le discours prononcé en 1794, au mois de vendémiaire, par le président de la Convention, lorsqu’on alla déposer au Panthéon les cendres du philosophe génevois. L’orateur de la Convention s’exprime ainsi :

« Moraliste profond, apôtre de la liberté et de l’égalité, il a été le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et du bonheur ; et si une grande découverte appartient à celui qui l’a le premier signalée, c’est à Rousseau que nous devons cette régénération salutaire, qui a opéré de si heureux changemens dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos lois, dans nos esprits, dans nos habitudes.

» Au premier regard qu’il jeta sur le genre humain, il vit les peuples à genoux, courbés sous les sceptres et les couronnes ; il osa prononcer les mots d’égalité et de liberté.

» Ces mots ont retenti dans tous les cœurs, et les peuples se sont levés.

» Il a le premier prédit la chute des empires et des monarchies ; il a dit que l’Europe avait vieilli, et que ces grands corps, prêts à se heurter, allaient s’écrouler comme ces monts antiques, qui s’affaissent sous le poids des siècles. »

Si l’on considère qu’à cette époque la révolution, à laquelle l’orateur félicite Rousseau d’avoir puissamment coopéré, avait déjà répandu sur la nation un déluge de maux et de crimes, on s’étonnera sans doute qu’il ait été loué des plus funestes effets de ses ouvrages ; mais on reconnaîtra du moins, qu’en lui attribuant en partie les maux de la révolution, je ne fais que suivre la route que m’ont tracée ses panégyristes et ses admirateurs.

La seule restriction qu’on puisse apporter à ce reproche, et qu’il soit même juste de faire, c’est que, dans sa théorie des gouvernemens, il paraît n’avoir pas écrit pour une grande nation ; mais, outre qu’il n’a pas prononcé assez nettement cette modification à ses principes, il n’en est pas moins vrai que c’est en les appliquant, par ignorance ou par mauvaise foi, à un grand pays comme la France, qu’on a préparé tous les malheurs dont nous avons été les témoins et les victimes.

  1. Préface de la lettre à d’Alembert. V. Confessions, liv. X.
  2. Celui de Marmontel est tout semblable, liv. VII des Mémoires