Mémoires inédits de l’abbé Morellet/IV

CHAPITRE IV.

Madame Geoffrin. Lefranc de Pompignan. Palissot. La Bastille.

Revenu en France à la fin de mars 1759, nous allâmes demeurer, l’abbé de la Galaizière et moi, au collège de Bourgogne, où il soutint sa première thèse, et se prépara, dès-lors, à entrer dans la maison de Sorbonne et à faire sa licence. Vers les derniers mois de l’année, il alla loger en Sorbonne ; et moi, devenu plus libre, je repris mon occupation favorite, l’étude de l’économie publique, qui pouvait me procurer quelque ressource à joindre à cent pistoles de pension sur l’abbaye de Tholey, en Lorraine, dont le chancelier paya près de dix ans de soins donnés à son fils.

Quelque temps après mon retour, j’avais été présenté à Mme Geoffrin par M. Trudaine de Montigny. Je ne m’étendrai pas ici sur cette femme estimable et sur les agrémens de sa maison, parce que j’ai rempli ce devoir envers sa mémoire dans le petit ouvrage intitulé, Portrait de Mme Geoffrin, imprimé à sa mort, en 1777[1], et où j’essayais d’exprimer les sentimens de reconnaissance qui m’attachaient à elle, et dont je suis encore aujourd’hui pénétré.

Je rappellerai seulement qu’à son dîner du lundi se trouvaient surtout les artistes qu’elle aimait ; Pierre, Cochin, Soufflot, Vien, Lagrenée, Mariette, Carle Vanloo, etc. ; des amateurs, tels que M. de Marigny, surintendant des bâtimens, Wattelet, Billy, l’abbé de Saint-Non, et des étrangers aimant les arts et faisant travailler les artistes. Le mercredi était réservé ordinairement aux gens de lettres de sa société, d’Alembert, Helvétius, le baron d’Holbach, Burigny, Galliani, Raynal, Mairan, Marmontel, Thomas, Bernard, l’abbé de Voisenon, le marquis Caraccioli, Gatti, Mlle Lespinasse, et beaucoup d’étrangers de tous les pays, qui n’eussent pas cru avoir vu Paris, s’ils n’avaient été admis chez Mme Geoffrin.

Elle donnait aussi quelques soupers peu nombreux dans la semaine à des femmes agréables, et elle recevait dans la soirée beaucoup de gens du monde et de la meilleure compagnie : car elle ne sortait jamais, et on était sûr de la trouver.

Dans les sept ou huit dernières années de sa vie, elle m’avait engagé à ne manquer ni lundi ni mercredi, et j’allais aussi quelquefois y passer les soirées.

Après nos dîners chez elle, nous nous rendions souvent aux Tuileries, d’Alembert, Raynal, Helvétius, Galliani, Marmontel, Thomas, etc., pour y trouver d’autres amis, apprendre des nouvelles, fronder le gouvernement, et philosopher tout à notre aise. Nous faisions cercle, assis au pied d’un arbre dans la grande allée, et nous abandonnant à une conversation animée et libre comme l’air que nous respirions.

Nous mettions un intérêt tendre aux succès du roi de Prusse ; consternés quand il avait fait quelque perte, et radieux quand il avait battu les armées d’Autriche. Nous étions indignés de cette réunion des puissances européennes contre un roi que nous appellions philosophe, et qui était en effet plus favorable qu’aucun autre de ses frères les rois, à l’établissement des vérités que nous regardions comme utiles, et que nous nous efforcions de répandre.

La bonne femme démêlait parfaitement nos dispositions malévoles pour le ministère, qui avait fait déclarer la guerre à notre cher Frédéric ; elle en était alarmée, et comme elle contenait un peu chez elle notre pétulance, elle voyait bien que nous allions quelque autre part fronder en liberté.

Quand nous la quittions, Raynal ou d’Alembert, d’Alembert ou moi, ou Marmontel, Je parie, disait-elle, que vous allez aux Tuileries faire votre sabbat, et que M. Turgot ou l’abbé Bon vous y attendent ; je ne veux pas que vous vous en alliez ensemble, et elle en gardait un. Puis elle se ravisait : Bon, que je suis sotte ! je ne gagne rien à vous retenir ; il vous attend sûrement au bas de l’escalier ; et cela était vrai, et nous lui en faisions l’aveu ; et de rire.

Ce détail la montre comme elle était en effet, un peu méticuleuse et timide, obséquieuse envers le gouvernement, ménageant les gens en place et les gens de la cour : sentimens bien excusables et bien naturels dans une femme âgée, qui soignait avec raison sa vie, et ne voulait pas en compromettre la douceur et la tranquillité ; mais rien de tout cela n’altérait en elle le fonds de bonté que ses gronderies cachaient à ceux qui ne l’observaient pas assez bien.

Je puis cependant, et je dois dire, que cette disposition craintive n’allait pas jusqu’à la faiblesse, et j’en donnerai une preuve qui m’est personnelle : c’est qu’après ma détention à la Bastille, dont je parlerai bientôt, elle me reçut avec la même bonté, quoiqu’un homme qui avait attiré l’animadversion du gouvernement pût lui faire quelque peur. Elle me gronda beaucoup ; mais chacune de ses réprimandes était une absolution. Un véritable attachement pour les gens de lettres qui formaient sa société, l’emportait toujours sur ses craintes et ses égards pour les dépositaires du pouvoir.

J’aurai plus bas une occasion de parler encore de cette femme estimable et bonne, à qui j’ai dû, pendant près de vingt années, une partie des agrémens de ma vie, et de véritables bienfaits.

Depuis mon retour d’Italie, j’avais repris mes occupations littéraires, mais j’en avais un peu changé l’objet. L’Encyclopédie ayant été supprimée par arrêt du conseil, je ne pensai pas partager désormais la défaveur que cette suppression jeterait sur un homme de mon état, qui continuerait, malgré le gouvernement, à coopérer à un ouvrage proscrit comme attaquant le gouvernement et la religion ; et je me livrai dès-lors avec plus de suite à mes études d’économie publique.

Mais les liaisons que j’avais déjà formées avec les éditeurs et les coopérateurs de cet ouvrage, et la part que j’y avais prise moi-même, en donnant plusieurs articles dans les tomes VI et VII, ne me permettaient pas de demeurer neutre dans le combat qui ne tarda pas à s’engager entre les philosophes et leurs ennemis.

Le 10 mars 1760, le sieur Lefranc de Pompignan avait prononcé, à sa réception à l’Académie française, un discours où, pour être appelé à l’éducation du dauphin, il insultait, en les désignant sans équivoque, ses nouveaux confrères, M. d’Alembert, M. de Voltaire, M. de Buffon, et en général tous ceux qu’on appelait, en ce temps-là, philosophes. M. de Voltaire envoya de Genève, dix ou douze jours après cette équipée, les Quand ; cette plaisanterie réussit, et j’imaginai qu’il fallait faire passer M. de Pompignan par les particules. Je fis les Si[2], et ensuite les Pourquoi, et ensuite un petit commentaire sur une traduction en vers de la Prière universelle de Pope, petit symbole de déisme que M. de Pompignan avait publié plusieurs années auparavant, mais qui formait un contraste assez piquant avec le beau zèle qu’il venait de montrer contre l’Académie. Enfin, je le fis entrer bientôt dans la préface de la comédie des Philosophes. Pendant ce temps, M. de Voltaire envoyait toujours de petits pamphlets bien plus plaisans que les miens, et dirigés au même but, le pauvre diable, la Vanité, le Russe à Paris, etc.

C’était un feu roulant. Il paraissait un papier toutes les semaines, et l’on peut dire qu’il ne s’est jamais fait une meilleure et plus prompte justice. On sait que le Pauvre diable fut obligé de retourner dans sa province de Montauban : il était devenu ridicule aux yeux mêmes de ses premiers partisans, et l’on se réjouit beaucoup dans le temps de la citation du vers de la Vanité,


Et l’ami Pompignan pense être quelque chose,


faite par le feu dauphin, père du roi, en voyant s’éloigner Pompignan, qui venait de lui offrir sa voix à l’Académie pour l’abbé de Saint-Cyr.

Je n’aurais pas moi-même lâché prise de longtemps, sans le petit accident qui me mit tout-à-coup hors de combat.

Le sieur Palissot venait de donner sa comédie des Philosophes, où Helvétius, Rousseau, Diderot, d’Alembert, etc., étaient traduits sur la scène comme des coquins, ennemis de toute autorité, et destructeurs de toute morale. J’avais assisté à la seconde représentation avec M. de Malesherbes. Je logeais tout près de l’ancienne comédie, rue des Cordeliers, dans l’un de ces collèges détruits depuis, appelés collèges borgnes[3]. Je revins chez moi indigné, et j’écrivis presque d’un trait, et pendant une grande partie de la nuit, la Préface de la comédie des Philosophes[4].

J’en dois faire ici ma confession : dans cet écrit, je passe beaucoup les limites d’une plaisanterie littéraire envers le sieur Palissot, et je ne suis pas, aujourd’hui même, sans remords de ce péché ; mais j’ai pourtant de quoi excuser un peu ma faute. Les faits que j’y indique de la vie du sieur Palissot, je les tenais tous d’un homme qui a laissé une bonne réputation d’honnêteté, la Condamine. J’avais dîné deux jours auparavant avec lui chez M. Trudaine. On ne parlait que de la pièce nouvelle qui avait eu déjà sa première représentation. Il me tira dans une embrasure, et me dit : Voulez-vous connaître l’homme qui se fait aujourd’hui le chevalier des mœurs et de la religion ? voici l’histoire de sa vie. Il me lut en même temps un petit écrit dans la forme des Quand, où Palissot était peint des pieds à la tête, J’avais alors la mémoire assez fidèle ; je connaissais la Condamine comme bon homme et comme bon fureteur, et même pas trop crédule pour un curieux. Les faits qu’il avait recueillis se placèrent très-naturellement dans le cadre qui s’offrit à moi.

Je portai, dès le lendemain matin, mon papier à d’Alembert et à M. Turgot, mes seuls confidens. Ils le trouvèrent fort bon. M. Turgot me le fit contresigner, et je l’envoyai à Lyon, à Jean-Marie Bruyset, libraire, mon compatriote et mon ami. C’était lui qui m’avait déjà imprimé les Si et les Pourquoi, et la Prière universelle. Au bout de quelques jours, il me renvoya, imprimée, la Préface des Philosophes, ou Vision de Charles Palissot : je la donnai à quelques colporteurs : elle se répandit fort promptement ; on la lisait partout ; et aux Tuileries et au Palais-Royal, on voyait des groupes de lecteurs riant aux éclats. Je me cachais avec soin ; mais cependant je ne pouvais éviter de lire moi-même ma Préface dans quelques maisons où l’on me trouvait le petit talent de bien lire, et j’entendais dire partout qu’elle était excellente, sans être obligé d’en rien rabattre pour ne pas me déceler.

Malheureusement mon triomphe fut passager. J’avais mis dans mon pamphlet Mme la princesse de Robecq, jeune et jolie femme, dont je n’avais pourtant dit autre chose que ceci, même sans la nommer :

« Et on verra une grande dame bien malade désirer, pour toute consolation avant de mourir, d’assister à la première représentation, et dire : C’est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre servante en paix, car mes yeux ont vu la vengeance. »

Pour entendre ces mots, il faut savoir que madame de Robecq, qui affichait une grande haine pour ce qu’on nommait les philosophes, avait été insultée cruellement dans une préface du Fils naturel par Diderot ; car on a su depuis que c’était lui qui s’était laissé aller à cet emportement. Elle était furieuse ; elle avait accueilli Palissot, vaincu tous les obstacles que la police opposait à la représentation de son ouvrage ; et enfin, mourante de la poitrine et crachant le sang, elle était allée à la première représentation, se faisant donner la main par l’auteur, et le recevant dans sa loge, d’où elle fut obligée de sortir au quatrième acte. Cette protection déclarée, affichée, pouvait bien, ce me semble, être consignée dans un petit pamphlet, après avoir été si publique. Ce fut pourtant ce mot qui m’attira une lettre de cachet, avec laquelle on vint me prendre et me conduire à la Bastille, où j’ai demeuré deux mois sans communication avec personne. M. de Choiseul aimait ou avait aimé Mme de Robecq. Elle était mourante. Palissot lui avait adressé, comme de la part de l’auteur, la plaisanterie où elle se trouvait mêlée, atrocité dont j’étais incapable. Elle demanda vengeance à M. de Choiseul. On fit des recherches. Le colporteur me vendit.

Le commissaire et l’exempt de police qui m’arrêtèrent m’ayant demandé mes papiers, je leur livrai sans difficulté trois autres petits écrits que je préparais pour les semaines suivantes ; car j’étais en train, et j’aurais suivi la chasse encore longtemps. C’est ce qui fit dire à Voltaire apprenant ma détention : C’est dommage qu’un aussi bon officier ait été fait prisonnier au commencement de la campagne.

Ma captivité finit vers les derniers jours du mois d’août. Je dus ma liberté à M. de Malesherbes, M. le maréchal de Noailles, et surtout à Mme la maréchale de Luxembourg ; je leur dus de n’être pas chassé de Paris, idée suggérée à M. de Choiseul par quelques-uns des protecteurs de Palissot. Je dois dire aussi que, pour mon malheur, madame de Robecq, que je ne pouvais croire si malade, puisqu’elle allait à la comédie, était morte environ quinze jours après mon emprisonnement ; ce qui n’avait pas manqué de faire élever contre moi toutes les femmes sensibles et tous les gens de cour, qui répétaient que je lui avais porté le coup de la mort, et qu’il fallait faire un exemple. Heureusement je trouvai des défenseurs, et j’en fus quitte pour m’absenter de Paris pendant le reste de l’automne de 1760, après quoi j’y revins cultiver, comme auparavant, la philosophie et mes amis.

Je ne puis m’empêcher, à cette occasion, de dire un petit mot de la Bastille pour nos neveux, qui ne la trouveront plus au faubourg Saint-Antoine, et pour ceux de nos contemporains qui, l’ayant vue, n’y ont pas séjourné comme moi.

Je dirai donc que la première nuit que j’y passai me fut très-pénible, non par aucune inquiétude que j’eusse pour moi-même, mais par la crainte très-fondée que j’avais de compromettre la fortune de mon ami, le libraire Jean-Marie Bruyset, qui avait été mon complice ; mais je fus bientôt délivré de cette crainte.

M. de Sartines vint m’interroger le lendemain ; je lui demandai de lui parler seul à seul, et une espèce de greffier, qui devait rédiger l’interrogatoire, s’étant éloigné, je lui dis que j’espérais que sa bonté naturelle et l’amitié qu’il avait pour un mien cousin, son camarade de collège, me faisaient espérer qu’il m’écouterait avec bienveillance.

Je lui dis ensuite, ce qu’il savait très-bien, que j’étais en effet le coupable, que je n’entreprenais pas de me justifier ; que je le priais seulement de m’accorder que l’imprimeur ne fût pas compromis dans cette affaire, qu’il était mon ami, que c’était un père de famille, que je faisais entre ses mains le serment de me dévouer le reste de ma vie à l’éducation de ses enfans, et de perdre ainsi toutes les espérances que je pouvais avoir de quelque petite fortune dans la carrière des lettres, s’il lui était fait le moindre mal ; que, s’il me rassurait sur ce point, je supporterais ma captivité avec une entière résignation, etc.

Je lui tins ce discours d’une manière si vive, et, à ce qu’il m’a dit lui-même depuis, si touchante, qu’il me donna sa parole d’honneur qu’il ne serait rien fait à mon libraire ; et il me laissa si parfaitement calme, que les deux mois que je passai dans cette solitude s’écoulèrent, je ris encore en l’écrivant, très-agréablement pour moi : on le concevra par les détails suivans.

D’abord, le lendemain de mon interrogatoire par M. de Sartines, M. de Malesherbes m’envoya des livres ; une bibliothèque de romans, qu’il tenait à la Bastille pour l’amusement des prisonniers, fut à ma disposition, et on me donna de l’encre et du papier.

J’avais fait demander à M. de Malesherbes, par M. de Sartines, les œuvres chimiques de Sthal, l’histoire de Hume en anglais, publiée depuis peu, et un Tacite. On va voir jusqu’où l’on peut pousser l’emploi du temps, par l’exemple de ce que je fis du mien.

On était aux plus longs jours ; car c’était en juin que je fus arrêté : j’ai dit que je sortis au mois d’août. Je me levais avec le soleil et me couchais avec la nuit ; et, sauf le temps de mes repas, je lisais ou j’écrivais, sans autre distraction que celle que me donnait l’envie de chanter et de danser tout seul, qui me prenait à plusieurs reprises chaque jour.

Je lus ainsi les Essais philosophiques de Hume, et les six volumes in-4° de son histoire, quoique je ne susse pas encore l’anglais aussi bien que je l’ai su depuis.

Je lus Tacite tout entier, et deux fois la vie d’Agricola.

Je traduisis du latin la Zymotechnie, ou traité de la fermentation de Sthal.

Je lus environ quatre-vingts volumes de romans de la bibliothèque de la Bastille, à deux et quelquefois trois volumes par jour, en y mêlant d’autres lectures.

J’écrivis un traité de la Liberté de la presse, dont j’ai fait quelqu’usage, en traitant depuis le même sujet.

Enfin, je rédigeai des observations sur quelques-uns des Essais philosophiques de M. Hume, et principalement sur celui qui a pour titre de la Liberté et de la Nécessité. Je ne compte pas quelques vers et quelques chansons, dont je ne parle même que pour donner une idée des dispositions de mon âme, et des ressources que fournissent le travail et la jeunesse contre un malheur qui n’est pas petit, la perte de la liberté.

De ces ressources, la plus puissante est, sans doute, une occupation suivie, et une forte attention de l’esprit, quand il en est susceptible. Cette force d’attention s’augmentait par la solitude. Les impressions que je recevais de ma lecture étaient si vives, qu’en lisant les romans de Prévost, et entre autres Cléveland, que j’avais pourtant déjà lu, j’étais obligé d’interrompre ma lecture, de temps en temps, et quelquefois de tourner un feuillet tout entier sans le lire, pour modérer ma désolation.

J’ajouterai, de peur qu’on ne me fasse trop d’honneur de mon courage à soutenir ma captivité, que je ne croyais pas qu’elle pût être longue, et que j’étais persuadé que j’en serais quitte pour quelques six mois ; car je m’étais donné cette marge en mettant tout au pis, et je m’étais fait un fonds de constance pour tout cet avenir. Je fus donc agréablement surpris, lorsqu’on vint m’annoncer, à la fin d’août, que j’étais libre, en m’invitant seulement à aller passer quelques mois hors de la capitale : j’obéis.

Je puis dire au reste que, mis à la Bastille en vertu d’un ordre du roi, pris par M. de Choiseul, alors tout-puissant, et fort en colèrę contre moi, je n’y ai éprouvé aucune des duretés qu’on a reprochées à l’ancien régime.

On me donnait par jour une bouteille d’assez bon vin, un pain d’une livre fort bon ; à dîner, une soupe, du bœuf, une entrée et du dessert ; le soir, du rôti et de la salade. Renfermé d’ailleurs hermétiquement, et ne sortant point de ma chambre pendant les six premières semaines de ma captivité.

Après ce temps, on envoya au gouverneur un ordre de me laisser promener dans la cour. Mais, après avoir usé une fois de cette permission, j’observai que, pour me donner ce petit plaisir, il fallait l’ôter à quelqu’un. Je demandai à parler au gouverneur, à qui je dis que je le remerciais de la permission que je supposais que lui-même m’avait obtenue, et que je le priais d’en faire jouir quelque autre prisonnier, à qui elle fût plus nécessaire qu’à moi. Il loua ma générosité, et je restai dans ma cellule.

Je ne me serais pas rappelé cette petite anecdote, après trente-cinq ans révolus, si, par un hasard singulier, l’ordre du ministre, de me laisser promener, ne s’était trouvé dans les papiers de la Bastille, en 1789, avec l’apostille du gouverneur, faisant mention du refus que j’avais fait d’user de cette liberté, et de la raison de mon refus.

Ce papier étant tombé entre les mains d’un homme qui avait quelque relation avec M. Marmontel, et qui savait qu’il avait épousé ma nièce, lui a été remis encadré, avec une lettre très-obligeante, où l’on donne à ce trait beaucoup plus d’éloges qu’il n’en mérite. Ma nièce, Mme Marmontel, a conservé cette pièce.

Je dois dire enfin, pour atténuer la trop bonne opinion qu’on pourrait prendre de moi et de mon courage, que j’étais merveilleusement soutenu par une pensée, qui mẹ rendait ma petite vertu plus facile.

Je voyais quelque gloire littéraire éclairer les murs de ma prison : persécuté, j’allais être plus connu. Les gens de lettres que j’avais vengés, et la philosophie dont j’étais le martyr, commenceraient ma réputation. Les gens du monde qui aimenţ la satire, allaient m’accueillir mieux que jamais. La carrière s’ouvrait devant moi, et je pourrais y courir avec plus d’avantage. Ces six mois de Bastille seraient une excellente recommandation, et feraient infailliblement ma fortune.

Telles étaient les espérances dont je me berçais, et, s’il faut le dire, elles n’ont pas été trompées, et je n’ai pas trop mal calculé les suites de cet événement de ma vie littéraire.

Je serais ingrat, si je ne répétais que je dus ma liberté surtout à Mme de Luxembourg, auprès de qui j’eus des solliciteurs très-actifs, M. de Malesherbes, d’Alembert et J.-J. Rousseau.

  1. Réimprimé en 1812, avec les écrits sur le même sujet, par Thomas et d’Alembert.
  2. Tome II des Mélanges, pag. 18 et suiv.
  3. Au collège de Bourgogue.
  4. Tome II des Mélanges, page 5.