Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Requête au roi


REQUÊTE AU ROI.

Il est très-humblement représenté à Sa Majesté très chrétienne par les bons catholiques de son royaume, ecclésiastiques, religieux et séculiers zélés pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ;

Que le dieu des armées n’a donné de succès à ses armes, dans des pays habités jusqu’à présent par des hérétiques et des idolâtres, que pour y faire régner la foi catholique ;

Que la qualité de fils aîné de l’Église et de roi très-chrétien, impose à Sa Majesté une étroite obligation, non-seulement de maintenir et de protéger dans tous ses états la religion catholique, mais encore d’en exclure à jamais toute espèce d’hérésies, même celles qui conserveraient la morale et les dogmes fondamentaux de la religion chrétienne, et qui n’adopteraient aucune opinion contraire au bien des sociétés, etc., etc.

Or, voici les principaux moyens qu’on peut employer pour faire réussir une si sainte entreprise.

1° Il sera enjoint à tous les habitans des colonies anglaises, quakers, anabaptistes, luthériens, calvinistes, anglicans, etc., de quelque qualité et condition qu’ils puissent être, de croire au catéchisme dont copie sera jointe à la présente déclaration, et cela dans un mois, à dater de la publication d’icelle, à faute de quoi ils seront traités comme rebelles, perturbateurs du repos public, et ennemis du gouvernement.

2° Sa Majesté établira un conseil de conscience qui dirigera toutes les opérations du ministère, et toutes les démarches du gouvernement relatives aux protestans des deux mondes, au grand objet de la conversion des hérétiques.

Ce conseil aura pour maxime capitale que le but d’un bon gouvernement n’est pas le bonheur des peuples en ce monde, mais bien leur félicité dans l’autre.

Il sera nécessaire d’écarter de cette administration les magistrats et les ecclésiastiques qui favoriseraient le moins du monde la tolérance civile, gens que les beaux esprits du siècle, que de prétendus philosophes louent comme instruits et modérés, quoique leur science ne soit qu’erreur, et leur modération qu’une véritable indifférence.

Ajoutons que, parmi les personnes dont Sa Majesté pourra former un utile conseil, il sera bon d’appeler quelques dominicains espagnols ou portugais, parce qu’ils connaissent assez bien la manière douce et insinuante dont il faut se conduire dans la conversion des hérétiques. On pourrait y joindre d’autres personnages illustres que nous nous réservons de faire connaître au gouvernement, mais surtout l’auteur de la réponse au Mémoire pour les protestans, qui a si bien démontré, par de très-beaux calculs, que la révocation de l’édit de Nantes n’a pas fait plus de mal au royaume que les guerres cruelles de la ligue, que l’hiver de 1709, et la peste qui vint dix ans après, et qui a si courageusement soutenu contre les libertins, que l’industrie, la fortune et la liberté de cinq cent mille hommes ne sont rien, et qu’il n’y a pas là de quoi crier.

3° Comme l’exécution du plan que nous proposons sera principalement confiée au gouverneur de ces colonies, il faudra placer dans ce poste important un homme ferme, zélé pour la religion, ennemi de la nouvelle philosophie et de la tolérance, la maxime favorite des nouveaux philosophes. Il faut qu’il prenne pour modèle Fernand Cortès, Pizaro, et les autres pieux capitaines qui ont dépeuplé l’Amérique méridionale, plutôt que de la voir habitée par des peuples idolâtres. Je dirai plus, c’est qu’il faut se garder de mettre dans cette place un homme qui aurait quelque goût pour certains principes de liberté qu’on s’efforce aujourd’hui d’introduire dans les différentes parties de l’administration. Ce goût pour les nouveautés dans la manière d’administrer le commerce et les arts utiles, tient plus qu’on ne pense au libertinage de l’esprit en matière de religion. Il faut se défier des sentimens religieux d’un homme qui veut changer la forme de la charrue, ou qui parle de supprimer les règlemens qui contiennent l’industrie dans ses justes bornes. Celui qui veut donner au fabricant la liberté d’augmenter ou de diminuer à son gré la longueur et la largeur des étoffes, est bien près de lui permettre aussi d’accourcir son credo ; car enfin le principe d’où il part, c’est qu’il faut laisser chacun juge de son intérêt ; d’où il conclut qu’une étoffe est bonne si elle plaît au consommateur. Or, ce même principe le conduit à penser aussi qu’il doit être libre à chaque particulier de se choisir une religion, parce qu’il y est seul intéressé, et qu’il s’agit de lui même et de son bonheur. Mais c’est une erreur grossière d’instituer une pareille comparaison ; car il est bien plus fâcheux de laisser empoisonner son âme par de faux dogmes, que d’être trompé en achetant une étoffe de mauvais teint. On voit que cette liberté du commerce dont on parle tant dans nos brochures, est étroitement liée avec la tolérance civile ; que de l’une à l’autre il n’y a qu’un pas, et ce pas est bientôt fait lorsqu’on a une fois renversé les bornes qu’ont posées nos pères, et lorsqu’on a osé révoquer en doute ce bel axiome, ce grand principe de tout gouvernement, ce qui est ancien est toujours bon.

4° Attendu le bien infini qu’ont fait depuis leur établissement les tribunaux de l’inquisition, on en établira dans les villes principales de l’Amérique septentrionale.

Les frais de cet établissement ne seront pas considérables pour le gouvernement ; les inquisiteurs vivront des biens confisqués, ce qui les rendra plus vigilans et plus sévères, et il ne leur faudra dans les commencemens qu’un petit couvent et une grande prison.

Cependant on n’adoptera point, au moins d’abord, toutes les pratiques des inquisitions d’Espagne et du Portugal ; on ne brûlera point les hérétiques ; on n’emploiera que les amendes, la prison, l’exil, la confiscation des biens, l’enlèvement des enfans, la défense de se marier, etc., etc. Il faudra pourtant excepter de cette indulgence et punir de mort les ministres et les sorciers (car il y en a).

5° Les enfans sont autorisés, dès l’âge de sept ans, à se soustraire à l’autorité paternelle pour embrasser la religion catholique ; et pour apaiser les pères et mères, on leur représentera avec douceur que le devoir du gouvernement est de sauver les enfans, lorsque les parens ne veulent pas se sauver eux-mêmes.

6° On déclarera nuls les mariages contractés sans l’intervention de l’Église catholique ; les enfans issus de ces mariages seront regardés comme bâtards, inhabiles à succéder, et les conjoints punis des peines les plus sévères, l’union que Dieu a établie dès le commencement pour la propagation de l’espèce ne pouvant être légitimée entre des chrétiens que par l’autorité de l’Église catholique.

Je dis entre les chrétiens, car il sera permis et loisible aux Turcs, aux juifs et aux sauvages même de se marier à leur guise : nous expliquerons en quelque autre temps les raisons de cette différence.

7° On établira un dépôt d’aumônes pour ceux qui se convertiront sans aucune vue d’intérêt.

8° Dernier moyen. Dix mille hommes de troupes réglées à employer en garnisaires ou autrement.

Tels sont les moyens faciles, équitables et modérés que nous prenons la liberté de proposer au conseil du roi, pour ramener en peu de temps à un même culte tous les nouveaux sujets à Sa Majesté.

Il nous reste à parcourir légèrement quelques inconvéniens qui semblent résulter des principes que nous venons d’établir ; nous ne voulons pas dissimuler de petites objections contre une thèse aussi bien prouvée.

Première objection. — Le projet que nous avons proposé n’est point aisé à exécuter ; les nouveaux sujets que le roi espère soumettre à sa domination croient fermement que le pape est l’Ante-Christ, et qu’on se damne dans la communion romaine. Les colonies anglaises sont peuplées de quakers, d’anabaptistes, de calvinistes, de luthériens, d’anglicans épiscopaux et presbytériens, etc., qui y vivent fort tranquilles, malgré la diversité de leurs opinions, qui sont bons pères, bons époux, négocians honnêtes, braves soldats, sujets fidèles de leur gouvernement, à peu près comme les catholiques les plus zélés de tout autre pays, et qui, sur les ordres du gouvernement, ne voudront pas abjurer une croyance dont un gouvernement ne peut être juge. Ils se révolteront contre les lois qu’on leur imposera ; ils ne voudront pas souffrir qu’on démolisse leurs temples, qu’on baptise leurs enfans dans les églises catholiques, après les avoir arrachés d’entre leurs bras, etc. ; que de troubles vont naître ! que de combats ! que de sang répandu !

Réponse. — On a tout prévu ; il faudra tenir ferme : avec la grâce d’en-haut et nos dix mille hommes, on accomplira l’œuvre de Dieu.

D’ailleurs, si leur résistance était si grande que nous ne pussions pas mettre, dès les premières années, notre pieux dessein à exécution, on pourrait user de quelques ménagemens, leur accorder des édits de pacification perpétuels, qu’on révoquerait dans la suite, et leur permettre, pour toujours, c’est-à-dire pour un petit nombre d’années, de se marier et de faire baptiser leurs enfans selon les lumières de leur religion et de leur conscience ; mais on n’oublierait jamais qu’ils ont forcé le souverain à cette paix.

On voit assez qu’il serait ridicule de se faire le scrupule le plus léger de révoquer les édits qui leur seraient favorables, les sermens n’obligeant plus, lorsqu’on ne peut les tenir sans quelque détriment de la gloire de Dieu et du salut des âmes.

Deuxième objection. — Mais si, malgré la supériorité de nos forces, l’horreur pour notre intolérance les animant, ils venaient à bout de nous chasser de leurs colonies, et d’y faire rentrer leurs anciens maîtres, quelle perte pour notre commerce et pour notre navigation, quel coup porté à notre richesse nationale ! Nous dirons d’abord, avec M. l’abbé de Caveyrac, que le mal ne serait pas si grand, ni la perte si considérable ; que nous n’avons besoin de martre, de morue, et de bois de construction, que parce que nous sommes trop sensuels ; qu’il n’est pas nécessaire que nos dames ressemblent à des fouines et nos petits messieurs à des sultans blasés.

Sa majesté très-chrétienne pourra se consoler de cette perte par la gloire immortelle qui suivra son entreprise manquée, par la pureté de son zèle, par la droiture de ses intentions, et par le principe qu’il vaut mieux perdre un royaume que laisser échapper une seule occasion, ou négliger un seul moyen de convertir un hérétique.

Troisième objection. — Ce pays se dépeuplera ; ces gens aimeront mieux s’expatrier et aller vivre avec les sauvages et dans les bois habités par les ours que de vivre dans les climats heureux de la Nouvelle-Angleterre, de la Pensylvanie, etc.

Réponse. — Ce qu’on nous fait craindre là, est un bien petit inconvénient. L’état n’y perdra que des sujets rebelles, et il vaut cent fois mieux que ces pays deviennent déserts ou ne soient peuplés que d’Iroquois, d’Outaouaks, de Chicachas et d’autres honnêtes sauvages, comme ceux-là, que d’être habités par des hérétiques ; ces idolâtres, qui n’ont pas connu l’Évangile, étant, à raison même de cette ignorance, plus agréables à Dieu.

Quatrième objection. — Mais ne pourrait-on pas permettre aux hérétiques de se marier et de vivre selon les lumières de leur conscience et de leur religion, comme on permettra et comme on permet à ces sauvages de se marier et de vivre sans conscience et sans religion ?

Réponse. — Cette objection est ridicule. On ne songe pas que ces sauvages ne sont pas chrétiens et ne l’ont jamais été, et que, par cette raison, l’église n’a aucune prise sur eux. Ils peuvent avoir à leur aise les opinions les plus monstrueuses ; l’église et le gouvernement n’ont rien à y voir. Le roi n’est pas obligé de réformer leur conscience erronée, et il n’en a pas le droit. Tout le monde convient de ce principe.

L’erreur dans ces raisonnemens, dit très-bien un habile homme[1], vient de ce qu’on confond tous les hommes au lieu de distinguer ; et comme il serait ridicule de représenter à une troupe de paysans les élémens d’algèbre ou les figures d’Euclide, quoiqu’on puisse en parler dans une compagnie de savans : de même si le roi avait appliqué la contrainte à des païens et à des mahométans, et qu’il leur eût, le bâton à la main, proposé les vérités catholiques à embrasser, le raisonnement qu’on a fait serait bon. Mais il en est autrement des hérétiques, etc. Ils appartiennent à l’église, parce qu’elle leur a imprimé le sceau de son baptême, et tout ce qui fait la partie orthodoxe de leur religion lui appartient aussi : ils lui en ont fait un vol, elle est en droit de leur faire restituer ce qu’ils lui ont pris, en les rendant eux-mêmes à elle ; si en sortant de sa communion, ils lui avaient laissé tout le christianisme, et qu’ils fussent entrés dans une communion païenne ou mahométane, elle n’aurait nul droit sur leur religion.

Développons cet admirable raisonnement. Un hérétique appartient à l’église, quoiqu’il s’en soit séparé. Il lui a emporté ou par lui-même, ou dans la personne de ses ancêtres, son baptême et une partie de sa doctrine. L’église reprend son bien partout où elle le trouve ; et fussiez-vous nestorien de père en fils depuis Nestorius, vous êtes brûlable, par cela seul que Nestorius a été catholique. Votre catholicisme est un bien substitué que vous ne pouvez aliéner ni vous ni vos enfans. Ainsi, quoique vous n’apparteniez pas à l’église pour jouir des avantages dont elle fait part à ses enfans, vous lui appartiendrez pour en recevoir les châtimens qu’elle inflige à ses ennemis ; enfin vous êtes de ceux à qui l’autorité peut et doit proposer les vérités catholiques, le bâton à la main.

Au reste, votre condition à cet égard est beaucoup meilleure que celle de ces sauvages dont vous enviez le sort ; car ces malheureux n’ont d’autres motifs de conversion que les lumières de la raison naturelle, la beauté de la morale de l’Évangile, etc., et vous avez, par-dessus tout cela, la prison, l’exil, les galères.

Nous ne nous arrêterons pas à détailler d’autres mauvaises difficultés qu’on a faites contre nos principes ; nous avons rapporté celles qu’on vient de voir, parce qu’elles nous ont paru plus générales et plus relatives à la manière dont nous avons mis cet objet sous les yeux de la cour.

Nous osons nous flatter que la simplicité et l’équité des moyens que nous avons proposés, la faiblesse des objections qu’on y oppose, et la force de nos réponses, détermineront sa majesté très-chrétienne et ses ministres à adopter le plan qu’on vient de voir pour la conversion des hérétiques dont les colonies anglaises sont peuplées.

Nous n’ignorons pas cependant que les maximes que nous avons proposées n’entrent pas dans le système actuel de l’administration ; les ministres de sa majesté sont un peu trop modérés sur ces articles importans, on ose le dire, et ils pardonneront cette liberté : on a malheureusement relâché quelque chose en France de la rigueur des ordonnances contre les protestans de ce royaume ; aussi ils ont été assez hardis pour en augurer quelque adoucissement à leur sort. Ils ont osé fonder principalement cette espérance sur la bonté naturelle de sa majesté et sur son amour pour ses peuples ; mais on conjure sa majesté, par le zèle de la religion et par tout ce qu’il y a de plus sacré, de ne point se livrer à ces dispositions trop favorables, de dépouiller, pour les protestans du nouveau nonde, aussi-bien que pour ceux de ce royaume, cette funeste douceur qui entraînerait après elle les plus grands maux dans l’église et dans l’état ; c’est ainsi qu’elle accomplira l’œuvre de Dieu, et qu’elle méritera la gloire immortelle que Dieu prépare à ceux qui auront écrasé contre la pierre les petits enfans de la malheureuse Babylone. Filia Babylonis misera, beatus, qui tenebit et allidet parvulos tuos ad petram ! Psalm. 136. Ainsi soit-il.

  1. Chaussée, ministre converti vers le temps de la révocation, auteur d’un livre intitulé : le Réuni de bonne foi.