Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Morceaux supprimés par le docteur Tamponet, censeur


Morceaux supprimés par le docteur Tamponet, censeur

Pag. 43. « Il est curieux de comparer ce qu’on a fait depuis. » Pour qu’on puisse faire cette comparaison, nous allons extraire deux fragmens de ce manuscrit, qui mériterait d’être publié tout entier.

Les magistrats hollandais pouvaient voir que beaucoup de sociétés religieuses étaient divisées de la même manière sur les grandes questions du pouvoir de Dieu et de la liberté de l’homme, sans que ces contestations causassent de trouble dans l’état, tant qu’on les laissait agiter dans l’ombre des tribunaux ecclésiastiques ; qu’en prenant fait et cause dans des querelles de cette nature, ils allaient leur donner, ou au moins leur conserver, un air d’importance qu’elles n’ont tout au plus que dans les premiers temps de leur naissance, qu’elles perdent assez promptement lorsqu’on les abandonne à elles-mêmes, et sans lequel elles peuvent difficilement se soutenir. On pouvait en Hollande disputer sur ces matières abstraites, pendant mille ans, sans qu’il s’ensuivit de là aucun trouble dans la société civile, à moins que le gouvernement s’en mêlât ; car, tant que le gouvernement eût laissé disputer en empêchant qu’on ne se battit, on ne se fut jamais battu quoiqu’on eût disputé toujours. Bien plus, si on eût laissé les théologiens se quereller tout à leur aise, sans attacher aucune importance, dans l’ordre civil, à leurs querelles, comme elles n’en ont réellement aucune à cette égard, ils se seraient bientôt lassés de disputer. L’abbé de Saint-Pierre dit que les disputes ne finissent réellement que quand on n’en parle plus ; il devait dira : quand on en a assez parlé.

La fureur de disputer sur un sujet donné, est une humeur vicieuse à laquelle il faut laisser son cours naturel. Si vous l’empêchez de se fixer, si vous détournez la crise, la maladie sera peut-être dangereuse.

On voit bien que ces contestations abandonnées à elles-mêmes ne causaient aucun mal dans l’ordre civil. L’agriculture, le commerce, les arts, toutes ces grandes parties dans la machine politique avaient leur mouvement libre, quelque chose qu’Arminius et Gomar écrivissent de la prescience des futurs contingens et de la prédestination avant la prévision des mérites. Il me semble donc que nos Hollandais se donnaient beaucoup de peine pour maintenir la tranquillité publique qui n’était pas véritablement troublée, et pour apaiser les disputes des théologiens qui n’étaient pas séditieuses comme les appelle l’abbé de Saint-Pierre, parce qu’en faisant de la théologie, on fais assez facilement des hérésies ; mais une hérésie n’est pas une sédition.

Je conclus que, dans tous les cas que nous avons supposés, les magistrats doivent laisser parler les théologiens ; que la loi du silence, dans de pareilles disputes, n’est ni utile ni nécessaire, et que le gouvernement hollandais dans les querelles des Arminiens et des Gomaristes, s’écarta des véritables principes qu’il aurait dû suivre.

Qu’on me permette de faire une hypothèse qui mettra dans tout son jour la vérité des principes que nous venons d’établir.

Depuis qu’il y a des synagogues dans certains pays de l’Europe, chrétiens et même catholiques, et qu’on y accorde aux juifs cette même tolérance civile qu’on refuse à des chrétiens, il est arrivé à plus d’un juif d’être excommunié et chassé par les rabbins de la synagogue.

Je suppose qu’au même temps où les théologiens se queraltaient en Hollande sur les matières de la grâce et de la prédestination, les juifs de la synagogue d’Amsterdam eussent vu naître parmi eux des contestations sur quelque point de la loi de Moïse, sur les cérémonies et les pratiques qu’ils observent ; que le plus grand nombre eût déclaré hérétiques et eût chassé de la synagogue les novateurs, et que ceux-ci eussent eu recours à l’autorité civile pour se faire recevoir à la prière, en présentant une requête dans laquelle ils eussent exposé les prétendus inconvéniens du schisme et sollicité une loi de silence ; il me semble que le bourgmestre aurait dû dire à ces excommuniés : « Mes enfans (car quoiqu’excommuniés vous n’êtes pas moins mes enfans), je n’entends rien à la contestation qui s’élève entre vous et vos rabbins ; je n’abandonnerai pas le soin de la chose publique pour savoir si vous expliquez mieux le Talmud que les chefs de votre synagogue. Ce que je sais, c’est que, si vous voulez continuer de vivre dans la société religieuse dans laquelle vous avez été élevés, il faut vous conformer à sa doctrine et à ses pratiques. Elle doit savoir mieux que moi, cette société, si les sentimens que vous tenez sont conformes aux siens ; elle a un droit acquis de conserver son culte religieux et de rejeter les changemens, que vous voulez y faire, et par conséquent de vous séparer de sa communion. Si vous êtes condamnés injustement, Dieu, qui est au-dessus de toutes les lois, vous absout et condamne vos juges. Au reste, en perdant le droit d’assister à la prière de votre synagogue, comme enfans d’Abraham, vous conservez tous ceux dont vous étiez en possession dans notre ville, comme citoyens. Vous êtes probablement de mauvais juifs, et tant pis pour vous ; mais il nous suffit que vous soyez fidèles sujets de la république ; on ne vous obligera pas de vous expatrier, on ne vous dépouillera pas de vos biens, on ne vous enlèvera pas vos enfans ; vous serez sous la protection des lois quoiqu’excommuniés par la synagogue, et si les rabbins vous faisaient essuyer de mauvais traitemens, je ferais pendre un rabbin tout comme un autre : Allez en paix.

Il me semble que le discours de mon bourgmestre est raisonnable et sans réplique de la part de ces juifs. Croit-on qu’après cela il y eût de grandes querelles ? S’ils eussent été en grand nombre, ils eussent demandé une synagogue à part ; on leur eût permis d’en bâtir une ; les rabbins auraient écrit les uns contre les autres ; on les aurait laissé écrire à leur aise ; les rebelles auraient ajouté hérésie sur hérésie ; on les aurait laissé faire. Je ne vois point de mal à tout cela. Ce sont des troubles dans la synagogue, et non pas des troubles dans l’état. C’est donc de cette manière que devait se conduire le gouvernement vis-à-vis des Gomaristes et des remontrans.

Mais que le magistrat, touché de ce qu’on appelle les maux du schisme, impose silence aux deux partis, défende aux plus nombreux d’exclure les novateurs de la synagogue : les disputes ne finiront point, on écrira malgré la défense. Quand on n’écrirait point, l’animosité, nourrie dans les deux partis, croîtra de jour en jour ; cent ans après, les sentimens de haine et de division germeront de nouveau, et nos juifs qu’on s’obstinera à ne vouloir pas séparer, pourront fort bien se poignarder les uns les autres.