Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Poésies/Le Vieillard devenu aveugle

Enfin, la plus remarquable sans doute de ces pièces fugitives est celle que nous allons donner en terminant ces extraits. L’auteur sentait sa vue s’affaiblir ; il suppose qu’il est tout-à-fait aveugle, et se console lui-même dans des stances qu’on croirait échappées à la vieillesse de Voltaire :


LE VIEILLARD DEVENU AVEUGLE.

Près de la fin d’une longue carrière,
Mes yeux au jour viennent de se voiler ;
C’est par des chants, comme le vieil Homère,
Qu’en mon malheur je puis me consoler.

En regrettant les plaisirs qui me quittent,
Je vous dirai combien ils furent doux ;
Comme en leur cours nos ans se précipitent ;
Et de quel prix les momens sont pour nous.

Vous m’entendrez bénir ma destinée,
Quoique du temps je ressente les coups ;
Et de me jours la chaîne fortunée,
Mes vœux au ciel l’imploreront pour vous.

Ah ! jouissez dans une autre Arcadie,
De tous les biens que Virgile a chantés !
Au souvenir d’une assez longue vie,
Je vous dirai : Moi, je les ai goûtés.

Soyez heureux en voyant ces campagnes
Riches des dons de Cérès, de Bacchus,
Ces prés, ces fleurs, ces bois et ces montagnes ;
Et plaignez-moi, car je ne les vois plus.


Portez vos pas à ces brillantes fêtes
Où le plaisir devance vos souhaits,
D’aimables fleurs couronnez-y vos têtes :
Ces jeux rians pour moi ne sont plus faits.

De tous les arts, prodiges de notre âge,
Voyez cent fois les chefs-d’œuvre divins :
Je ne puis plus leur porter mon hommage ;
Pour en jouir mes efforts seraient vains.

Et ces beautés, orgueil de la nature,
Charme des cœurs et délices des yeux,
Ne plus les voir, c’est, des maux que j’endure,
Ah ! croyez-moi, c’est le plus douloureux.

Mais du tableau des maux de la vieillesse
Pourquoi voudrais-je ici vous affliger ?
Cherchons plutôt, et ce sera sagesse,
Tout ce qui peut au moins les soulager.

À mon malheur je dois cet avantage
De ne plus voir cent objets odieux ;
Et j’en supporte avec plus de courage
La sombre nuit qui me cache les cieux.

De l’air hagard du dévot fanatique,
De son cou tors, de ses sourcils froncés,
De l’air pédant du dévot politique
Mes yeux éteints ne seront plus blessés.

À mes regards l’absurde calomnie
N’offrira plus mes traits dénaturés,
Et j’entendrai les témoins de ma vie
Compter mon nom dans les noms honorés.


De l’écrivain, menteur périodique ;
Je ne lis plus les coupables pamphlets,
Empoisonneurs de la raison publique,
Adulateurs des plus crians forfaits.

Si j’ai besoin de remplir l’heure oisive,
De mes amis n’ai-je pas le secours ?
Ils charmeront mon oreille attentive
Par leurs brillans et solides discours.

Je n’aurai plus, ô Racine, ô Molière,
Entre les mains vos immortels écrits ;
Mais une voix et secourable et chère
Viendra me rendre et mes pleurs et mes ris.

Divin Horace, et toi, bon La Fontaine,
Pour vous j’ai moins à regretter mes yeux.
Que ma raison demeure toujours saine,
Je puis, par cœur, vous répéter tous deux.

Un bon ami, prenant en main Tacite,
Me redira les crimes des tyrans,
Et les vertus dont l’aspect les irrite,
Et de leurs cœurs les remords déchirans.
 
Et toi, Mentor, politique sublime,
Trop peu connu des peuples et des rois !
Je t’entendrai dénoncer comme un crime
La guerre impie et les sanglans exploits.

On me lira sans cesse ce Voltaire
Qui sut si bien embellir la raison,
Dont le génie a porté la lumière
Jusqu’aux confins d’un immense horizon.


De Saint-Lambert, de Thomas, de Delille,
Je me ferai redire les beaux chants,
Tant qu’une oreille heureusement docile
Jusqu’à mon cœur portera leurs accens.

Ô des talens merveilleuse puissance !
À votre voix le bonheur m’est rendu ;
Vous remplacez, dans votre bienfaisance,
Par vos clartés, le jour que j’ai perdu.

Puissent ainsi, par une douce pente,
Couler mes ans jusques à leur déclin ;
Et l’amitié, de sa main complaisante,
Guider mes pas au reste du chemin !