Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Observations sur la Correspondance littéraire de Grimm

OBSERVATIONS

Sur

LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE

DE GRIMM.

AVIS.

À la suite des Mémoires de l’abbé Morellet, nous plaçons des Observations inédites du même auteur, sur quelques époques de sa vie, et sur trois ou quatre de ses ouvrages, étrangement défigurés par Grimm dans sa Correspondance littéraire. On verra successivement reparaître ici M. Necker, l’abbé Galliani, Beccaria, Mme Geoffrin. Il nous a semblé que ces réflexions, qui ne pouvaient entrer dans les Mémoires mêmes sans en troubler l’ordre, mais dont plusieurs sont d’un intérêt général, méritaient d’être conservées. Nous les plaçons ici, parce qu’elles ont trop d’étendue pour faire partie des Notes et Pièces justificatives.


OBSERVATIONS

sur

LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE

DE GRIMM.



Les lettres de M. Grimm ont été, depuis leur publication, l’objet de plusieurs critiques. On a dit avec raison qu’en divulgant ce que le correspondant n’avait destiné qu’à celui qui l’emploie, on change la nature des choses, des lettres en libelles, des légèretés en noirceurs, des bavardages en diffamations. Des hommes raisonnables ont porté le même jugement de la correspondance de Mme du Deffand avec M. Walpole ; de celle de Collé ; des Mémoires de M. de B*** et de ceux de M. de L***, dont on n’a pas permis la publication ; enfin, de la correspondance même de M. de La Harpe. Plusieurs critiques de différens partis ont condamné unanimement, comme scandaleuse et immorale, la publication de ce genre d’écrits.

Je ne prétends pas ici traiter la question généralement, ni envelopper dans la même condamnation les divers ouvrages que je viens de rappeler. Je ne veux parler que des lettres de M. Grimm, et relever quelques-unes des faussetés dont elles sont remplies.

Mais en ne me proposant que ce but, j’ai pensé pourtant que j’en atteindrais un autre, que je crois d’une assez grande utilité, si j’inspirais à mes lecteurs quelque défiance de ce genre d’écrits qu’on appelle Correspondance littéraire. Il suffit, en effet, pour atteindre ce but par une route directe et facile, de rassembler un certain nombre de jugemens de M. Grimm, dont je ferai voir clairement la légèreté et l’injustice.

Dans le grand nombre d’hommes de lettres du dix-huitième siècle dont il a fait mention, il y en a un qu’il a poursuivi avec plus d’acharnement que les autres ; il en a parlé fréquemment, et toujours avec le ton du dénigrement et de la satire.

Cet homme de lettres, objet des méchancetés de M. Grimm, a passé trente ans de sa vie avec lui dans les mêmes sociétés, chez le baron d’Holbach M. Helvétius, M. Necker, Mme Geoffrin, etc., sans avoir jamais éprouvé de sa part aucune marque de malveillance.

Je trouve les principales de ces attaques, sous des formes un peu étendues à quatre occasions différentes : la première, à propos des écrits de l’abbé Morellet contre le monopole de la compagnie des Indes ; la seconde, à l’occasion d’un ouvrage du même auteur en faveur de la liberté du commerce des grains ; une troisième sortie est dirigée contre la traduction du traité Dei delitti e delle pene, de Beccaria, publiée par le même auteur ; la quatrième enfin, contre l’éloge ou portrait de Mme Geoffrin.

Je ne me flatte pas de répandre sur une pareille discussion beaucoup d’intérêt. Il est question d’ouvrages écrits il y a quelque trente ou quarante ans, et des gens de lettres de ce dix-huitième siècle, tant calomnié aujourd’hui, et qui cependant doit avoir au fond peu d’importance pour le plus grand nombre de nos nouveaux contemporains. Mais il y a pour les bons esprits d’autres intérêts que la curiosité du moment, l’intérêt de la vérité et celui de la justice, dont la défense mérite peut-être aussi quelque attention.

I. Au tome premier, page 118, le correspondant raconte, à sa manière, l’histoire de la coalition des gens de lettres en 1770, pour ériger une statue à Voltaire ; et le dîner donné à cette occasion par Mme Necker. L’abbé Morellet, admis dans cette société ainsi que M. Grimm, est insulté dans ce récit, sans que la circonstance en fournit aucun prétexte.

Ce qui paraissait, dit-il, omineux était de voir au nombre des convives l’abbé Morellet fortement inculpé d’avoir joué un rôle équivoque dans l’affaire de la compagnie des Indes, en portant sous le manteau de la philosophie la livrée de M. Boutin.

Il est difficile d’entendre comment l’abbé Morellet a joué un rôle équivoque, en écrivant en faveur de la liberté du commerce de l’Inde contre le monopole de la compagnie. Quant à l’imputation d’avoir porté sous le manteau de la philosophie la livrée de M. Boutin, elle ne peut signifier autre chose, si ce n’est que l’abbé Morellet aurait écrit, non pas d’après sa propre opinion, mais seulement pour faire sa cour à M. Boutin, intendant des finances ayant le département de la compagnie des Indes.

Or, la fausseté de cette inculpation résulte évidemment de ce fait, que long-temps avant l’époque de son mémoire contre la compagnie, l’abbé Morellet avait publié plusieurs écrits en faveur de la liberté du commerce ; dès 1758, un mémoire dont l’objet est d’obtenir la liberté de la fabrication des toiles peintes en France, où elle était interdite, et où depuis elle a pris une si grande étendue ; en 1761, un écrit en faveur du transport des douanes aux frontières ; en 63 et 64, divers mémoires en faveur de la liberté du commerce des grains, etc. Ainsi, ses principes sur cette matière étaient parfaitement connus, bien avant qu’il eût eu aucune relation avec M. Boutin ; et il n’est pas vrai qu’en attaquant le monopole de la compagnie des Indes, il ait pris la livrée de personne.

Un autre trait de satire de M. Grimm contre l’abbé Morellet, à propos de ce dîner, c’est que « les bonnes âmes, dit-il, étaient singulièrement édifiées de le voir s’asseyant une fois par semaine à la table de M. Necker, comme si de rien n’était, après le mémoire de M. Necker contre lui, où il est accusé d’avoir donné des attaques indirectes à la pureté des intentions des personnes qui ont défendu jusqu’à présent l’utilité de la compagnie des Indes ; d’avoir établi une inquisition odieuse sur la propriété des actionnaires ; d’avoir discuté leurs droits avec une partialité manifeste, sans mandat, sans commission de leur part, sans en avoir aucun droit, etc. »

Au seul exposé de ces inculpations, on voit que c’est une espèce de lieux communs qu’ont pu employer de tout temps les défenseurs des monopoles et des privilèges exclusifs contre ceux qui les ont attaqués ; elles sont pour ainsi dire de style et dictées par la situation ; et, par cette raison, elles ne peuvent pas être regardées comme des injures vraiment personnelles. Elles n’en sont pas moins un tort de la part de celui qui les emploie, si l’adversaire ne les a pas méritée, et s’il prouve qu’elles sont injustes. C’est ce qu’a fait l’abbé Morellet dans une réplique où, s’adressant à M. Necker lui-même, il lui reproche d’avoir combattu dans cette lice de manière à étendre sur la personne les impressions défavorables qu’il donnait des opinions, à quoi il ajoute que ce tort disparaît devant l’estime et l’amitié qu’il lui a vouées depuis long-temps.

Cette manière de prendre la réponse de M. Necker a été, de la part de l’abbé Morellet, plus juste, plus raisonnable que celle que M. Grimm croit pouvoir lui prescrire. L’abbé Morellet ne s’est pas cru vraiment blessé. Il a supposé que M. Necker n’avait point eu cette intention, mais seulement celle d’employer tous les moyens favorables à la cause de la compagnie. M. Necker a dû oublier aussi ce que la réplique de l’abbé Morellet avait de franc, comme l’abbé Morellet avait oublié ce que le mémoire de M. Necker avait de dur. Enfin, il faut bien que M. Necker lui-même n’eût pas cru sa réponse si injurieuse à l’abbé Morellet, puisque, dans cette supposition, lui-même aurait rompu avec un adversaire qui l’eût méritée.

Quant à l’effet du mémoire de M. Necker comme discussion, et aux acclamations du public, dont M. Grimm parle ensuite, j’observerai que ces acclamations étaient celles des actionnaires, juges bien suspects dans leur propre cause. Et qui ne voit, en effet, qu’un mémoire lu à leur assemblée générale pour la défense de leurs privilèges, écrit par un négociant accrédité, ci-devant l’un des syndics de la compagnie, devait avoir ce succès d’un moment, quand même il eût été encore moins solide et moins favorisé par les circonstances ; mais ce succès ne fut pas de longue durée. La réplique de l’abbé Morellet parut à beaucoup de gens éclairés et au véritable public terminer la question. À sa suite intervint l’arrêt du conseil, qui suspendit le privilège de la compagnie et ouvrit l’Inde aux négocians de tous nos ports qui soupiraient après la liberté d’y porter leur industrie et leurs capitaux, et qui ne tardèrent pas à user utilement de la liberté qu’ils avaient recouvrée : réponse victorieuse au mémoire de M. Necker et aux acclamations de l’assemblée des actionnaires[1].

II. M. Grimm, après avoir attaqué par des injures et non par des raisons le défenseur de la liberté du commerce de l’Inde, se montre au t. Ier, p. 211, l’ennemi d’une autre espèce de liberté plus importante encore à la société politique, la liberté du commerce des grains ; et en parlant d’une réfutation de l’ouvrage de l’abbé Galliani, par l’abbé Morellet, il raconte avec une extrême satisfaction que « lorsque ce livre fut imprimé aux frais de l’auteur, et que celui-ci voulait le vendre à son profit, M. le contrôleur-général Terray lui fit défendre de le publier, et que l’abbé Morellet se vit par-là riche d’une édition entière et de quinze cents livres de frais. » Et à ceux qui accuseront le procédé du ministre de dureté, M. Grimm répond que « pour être équitable, il faut cependant convenir qu’il est de la dernière impertinence d’écrire sur la liberté illimitée de l’exportation lorsque le royaume est dans la disette, et que l’abbé Morellet n’est pas trop muleté de quinze cents livres pour avoir écrit contre le charmant abbé. »

On s’abstiendra de caractériser de tels jugemens ; on demandera seulement comment un homme, touché de quelque amour pour la vérité, mettant quelque intérêt au progrès des lumières et à la liberté d’écrire, peut approuver l’intolérance d’un ministre qui ne veut pas qu’on publie un ouvrage où la doctrine de la liberté de commerce est enseignée avec tous les ménagemens et le respect dû au gouvernement même quand il se trompe ; comment, avec quelque sentiment de la justice, il peut entreprendre d’excuser l’abbé Terray de cet abus d’autorité ; comment il ose montrer une satisfaction aussi indécente du tort réel que causait le ministre à l’auteur d’un ouvrage approuvé par les censeurs et imprimé avec permission ; comment, enfin, il pouvait être impertinent d’écrire pour la liberté lorsque le royaume était dans la disette ; quand on n’écrivait que pour prouver que la liberté est le meilleur moyen de prévenir les disettes, et quand il était question de savoir si la disette n’était pas l’effet du défaut de liberté, etc.

M. Grimm trouve encore un autre tort à l’abbé Morellet : « c’est qu’appelant l’abbé Galliani, son ami depuis dix ans et en ayant reçu des services d’amitié, au jugement des gens délicats, en fait des procédés honnêtes, s’il croyait devoir combattre publiquement les idées de son ami, il devait commencer par lui communiquer są réfutation, et ne pas la publier sans son aveu. »

Je n’ai pas besoin de dire que cette manière de penser caractérise un esprit indifférent à la vérité, et une âme fermée à tout sentiment de bien public. Elle est surtout criminelle lorsqu’on l’étale à propos d’une discussion importante au bonheur des sociétés. Quoi ! lorsqu’il s’agit de rechercher quel est le système d’administration qui assure, le mieux la substance des peuples, lorsqu’on traite d’intérêts si grands, un homme qui se croit instruit ne pourra pas réfuter un ouvrage dont les principes lui paraissent faux, en développer les paralogismes, en montrer les funestes conséquences, parce qu’il est l’ami de l’auteur, ou, pour parler plus exactement, parce qu’il vit avec lui dans les mêmes sociétés ; il faudra qu’il en obtienne la permission de l’écrivain qu’il entreprend de combattre ; et on ne pourra pas faire une réponse à l’ouvrage du charmant abbé, parce qu’il est charmant ? Je laisse à mes lecteurs le soin de caractériser cette belle morale.

Quand l’abbé Morellet eût été l’ami de l’abbé Galliani, encore n’eût-il pas été obligé pour cela de communiquer à cet ami un ouvrage traitant une question d’économie publique ; mais c’est gratuitement et faussement que M. Grimm allègue, comme lui imposant cette obligation, les services que lui avait rendus l’abbé Galliani ; car ces prétendus services sont absolument de l’invention de M. Grimm. L’abbé Morellet, qui goûtait fort l’esprit de l’Italien, n’en avait jamais reçu de services d’aucune espèce ; il s’était contenté d’en obtenir des témoignages de cette bienveillance générale qui suffit dans le commerce de la vie, et dont lui-même était rempli pour un étranger qui réunissait beaucoup de connaissances à tous les agrémens de l’esprit.

Enfin il y a ici une circonstance d’après laquelle le reproche que fait M. Grimm à l’abbé Morellet, paraîtra non-seulement injuste, mais absurde et ridicule. Cette circonstance est que les dialogues de l’abbé Galliani n’ont paru que cinq ou six semaines après le départ de l’auteur pour retourner à Naples, d’où il ne devait plus revenir en France, et que la réfutation a demandé à peu près deux mois pour être faite et imprimée. D’après ces faits notoires et connus parfaitement de M. Grimm, comment fait-il un crime à l’abbé Morellet de n’avoir pas communiqué sa réfutation des dialogues au charmant abbé, qui était depuis six semaines à trois cents lieues de lui, lorsque l’abbé Morellet à commencé de l’écrire ?

Le censeur finit par déclarer « qu’il n’a pas lu et qu’il n’a nulle envie de lire le bavardage délayé de l’abbé Morellet, qu’il appelle ingénieusement l’abbé muleté, parce que cet écrivain a fait ses preuves de bon esprit et d’écrivain judicieux dans l’affaire de la compagnie des Indes, où il a démontré qu’on pouvait être à la fois un grand raisonneur et un esprit bien absurde, un brouillon bien étourdi. » Ce qu’il répète à la page 196 du tome Ier, où on lit que l’abbé Morellet a administré des preuves « qu’un bon raisonneur et un bon esprit sont deux choses fort diverses. »

On voit ici, par la confession même de M. le baron, qu’il n’a pas lu l’ouvrage dont il parle avec tant de mépris ; et dès là le jugement qu’il en porte perd tout le poids que pouvait lui donner son autorité, et devient ridicule, puisqu’il est vraiment dépourvu de tout motif. On ajoutera que M. Grimm, qui se croit léger, pouvait plutôt, et avec moins d’invraisemblance, traiter l’abbé Morellet d’esprit pesant en sa qualité de raisonneur ; mais d’après les ouvrages de l’abbé Morellet, on ne conçoit guère comment il le qualifie de brouillon et d’étourdi, ni comment un bon raisonneur peut être en même temps absurde et brouillon. Notre langue a sans doute de grandes difficultés pour un Allemand ; car, pour porter un tel jugement, il faut que M. Grimm ait fort mal entendu le sens de ces mots, absurde, brouillon, étourdi.

III. Le troisième crime de l’abbé Morellet, aux yeux de M. Grimm, est sa traduction du Traité des délits et des peines du marquis Beccaria.

Au tom. II, p. 432, on lit que l’abbé Morellet a publié « une défiguration du Traité des délits et des peines ; que, par une présomption bien impertinente et bien ridicule, il a cru pouvoir mieux ordonner ce traité ; qu’il l’a dépecé par morceaux, et qu’il en a fait un habit d’arlequin ; que Beccaria, très-offensé de cette liberté inouïe, a eu la faiblesse de remercier son traducteur et de lui écrire qu’il ne manquerait pas de mettre cet arrangement à profit dans sa nouvelle édition ; mais que, choqué de l’impertinence de ce même traducteur, il en a cherché et trouvé un autre dans un certain M. Chaillou, qui a traduit conformément à l’original… »

Ici la malignité semble bien maladroite. Si M. Grimm eût montré sa dépêche à quelqu’un de ses amis partageant ses dispositions malévoles pour l’abbé Morellet, mais plus avisé que M. le baron, cet ami aurait pu lui dire : Si vous voulez que son altesse croie que l’abbé Morellet, en déplaçant quelques chapitres dans la traduction de Beccaria pour réunir ceux qui tiennent au même sujet, s’est rendu coupable d’une présomption bien impertinente et bien ridicule ; que Beccaria s’est tenu très-offensé de cette liberté inouïe et très-choqué de cette impertinence, il faut vous en tenir à ces simples assertions que votre prince ne s’avisera pas de révoquer en doute ; mais il ne faut pas lui apprendre ce que vous avez su, vous-même, que l’auteur a remercié son traducteur et lui a écrit qu’il ne manquerait pas de mettre cet arrangement à profit ; car votre prince ne pourra pas croire que le marquis Beccaria, offensé de la liberté inouïe et choqué de l’impertinence d’un abbé de Paris qui a fait de son ouvrage un habit d’arlequin, ait eu non pas seulement la faiblesse, mais, faudrait-il dire, la lâcheté de remercier son traducteur, et celle plus grande encore de lui assurer qu’il suivrait dans sa prochaine édition l’ordre établi dans la traduction.

On rendra encore la maladresse plus sensible en rapportant un extrait de la lettre de l’auteur italien à son traducteur français.


Milan, mai 1766.

« Mon ouvrage n’a rien perdu de sa force dans votre traduction, excepté dans les endroits où le caractère essentiel à l’une et à l’autre langue a emporté quelque différence entre votre expression et la mienne. La langue italienne a plus de souplesse et de docilité, et peut-être aussi qu’étant moins cultivée dans le genre philosophique, par-là même elle peut adopter des traits que la vôtre refuserait d’employer. Je ne trouve point de solidité à l’objection qu’on vous a faite que le changement de l’ordre pouvait avoir fait perdre de la force. La force consiste dans le choix des expressions, et dans le rapprochement des idées ; et la confusion ne peut que nuire à ces deux effets. La crainte de blesser l’amour-propre de l’auteur n’a pas dû vous arrêter davantage. Premièrement parce que, comme vous le dites vous-même avec raison dans votre excellente préface, un livre où l’on plaide la cause de l’humanité, une fois devenu public, appartient au monde et à toutes les nations ; et relativement à moi en particulier, j’aurais fait bien peu de progrès dans la philosophie du cœur, que je mets au-dessus de celle de l’esprit, si je n’avais pas acquis le courage de voir et d’aimer la vérité. J’espère que la cinquième édition qui doit paraître incessamment sera bientôt épuisée, et je vous assure que dans la sixième j’observerai entièrement ou presque entièrement l’ordre de votre traduction, qui met dans un plus grand jour les vérités que j’ai tâché de recueillir. Je dis presque entièrement, parce que, d’après une lecture unique et rapide que j’ai faite jusqu’à ce moment, je ne puis pas me décider avec une entière connaissance de cause sur les détails, comme je le suis déjà sur l’ensemble. »

Nos lecteurs trouveront, je l’espère, que d’après ces expressions obligeantes de M. Beccaria, en supprimant même tout ce que la politesse peut y avoir mis de trop, il est impossible de croire que l’auteur qui s’explique ainsi ait pensé que la traduction de son livre était, selon les expressions de M. Grimm, une défiguration, et l’ouvrage d’une présomption bien impertinente et bien ridicule, etc.

Un fait assez public suffit seul pour détourner nos lecteurs d’en croire en cela M. Grimm ; c’est le grand nombre d’éditions qui se sont faites en fort peu de temps et que l’on continue de faire de la traduction de l’abbé Morellet ; à quoi il faut ajouter que, dans quelques éditions italiennes du traité dei delitti, et notamment dans la belle édition de Didot, in-8., donnée en 1780 par les soins du libraire italien Molini, on s’est conformé entièrement à l’ordre donné par le traducteur français ; et enfin, que le savant M. Corai, traduisant en grec pour ses compatriotes l’ouvrage de Beccaria, a suivi de même l’ordre de la traduction française. Il nous semble que toutes ces autorités doivent prouver que l’abbé Morellet, par de légers changemens qu’il a faits dans l’ordre des chapitres, n’a pas gâté l’ouvrage de Beccaria, et que sa traduction n’est pas une défiguration.

Quant à ce que M. Grimm avance que M. Beccaria a cherché un autre traducteur et l’a trouvé dans la personne de M. Chaillou, on peut douter de la première de ces allégations : et pour la seconde, j’ai bien ouï parler d’une autre traduction ; mais jamais personne ne m’a dit, je l’ai lue.

IV. La quatrième attaque faite à l’abbé Morellet par M. Grimm, se trouve au troisième volume, page 104, à l’occasion d’un portrait de Mme Geoffrin par l’abbé Morellet, imprimé en 1777, en même temps que deux éloges de cette excellente femme, l’un par M. d’Alembert, l’autre par M. Thomas. Le censeur fait ici deux critiques ; la première est un reproche de sécheresse et d’insensibilité. « Le portrait, dit-il, est solidement conçu, fortement appuyé, écrit de sang-froid par un philosophe au-dessus des illusions de la sensibilité. » La seconde porte sur quelques détails par lesquels l’auteur a peint la bienfaisance de madame Geoffrin, en rappelant ce qu’elle a fait pour M. d’Alembert, pour M. Thomas et pour lui-même, et qui paraissent au censeur avoir le caractère d’un vil intérêt et équivaloir à cette invitation : Ô vous, mesdames, qui prétendez à la même considération et à la même célébrité que madame Geoffrin, voyez ce qu’il faut faire pour nous autres gens de lettres.

On répondra à ce tissu de malignités sans esprit, et d’abord à la première accusation. Heureusement pour l’abbé Morellet, le portrait, imprimé il y a plus de quarante ans, peut être apprécié par les juges équitables, à qui nous en appelons de la sentence de M. Grimm ; mais on ne craint pas de dire que, lorsqu’il a paru, beaucoup de gens, dont l’opinion était de quelque poids, ont pensé que l’auteur avait laissé voir une douleur vraie et profonde de la perte qu’il déplore, un tendre respect pour la mémoire de sa bienfaitrice, et un sentiment vif de ses excellentes qualités.

Quant aux reproches que fait M. Grimm à l’auteur de s’être appesanti sur la bienfaisance de M. Geoffrin, par les vils motifs qu’il ose lui prêter, on peut y opposer une défense bien simple ; c’est que cette interprétation, si elle avait quelque fondement, serait aussi bien applicable aux deux éloges tracés par M. d’Alembert et M. Thomas. Dans ces éloges, comme dans le portrait, on loue par des faits cette habitude de bienfaisance qui remplissait la vie de Mme Geoffrin ; on en rapporte quelques-uns avec autant de détails ; on insiste sur sa passion de donner, qu’elle appelait elle-même son humeur donnante. Ils peignent tous les deux cette bonté agissante qui devenait une sorte d’inquiétude, un besoin qu’il lui fallait satisfaire, la colère aimable que les remercîmens lui causaient, l’apologie qu’elle faisait des ingrats et de l’ingratitude, etc… Mais, ai-je besoin de faire observer l’indécence et la fausseté d’une explication qui représente des hommes tels que M. d’Alembert et M. Thomas, connus par l’élévation de leurs sentimens, et par leur désintéressement, et un troisième, en qui rien n’autorise M. Grimm à supposer des dispositions contraires, comme captant les bienfaits de Mme Geoffrin, et les lui payant en célébrité ; et la bienfaisance si franche, si naturelle, si noble de cette excellente femme comme un moyen employé par elle pour arriver à une réputation qu’une âme généreuse ne dédaigne pas quand elle lui est offerte, mais qu’elle ne poursuit jamais et qui n’entre pour rien dans les motifs du bien qu’elle fait ?

Voilà, je pense, assez et plus qu’il ne faut de traits pour caractériser le ton, la manière, l’esprit qui règne en plusieurs endroits de la correspondance littéraire de M. Grimm, où se montre sans retenue une critique injurieuse et personnelle, et une manie de dénigrement bien plus facile et plus commune que le talent de juger.

Or, maintenant j’invite mes lecteurs à revenir un moment sur l’ensemble de ce qui précède. J’ai déjà fait observer à quelles occasions l’abbé Morellet essuie, de la part de M. Grimm, ces différentes insultes ; et j’ose dire que, sur ce simple exposé, un homme juste et d’un esprit droit peut s’étonner de voir l’auteur de ces différens écrits en butte, pour ces écrits-là même, à la critique amère, à la censure malveillante dont on a rapporté les traits.

Revendiquer, pour tous les négocians de France, la liberté de faire le commerce de l’Inde, interdite par le monopole d’une compagnie exclusive ; réclamer une concurrence qui doit procurer à tous les citoyens d’un grand état les objets de leurs besoins à meilleur marché, et leur laisser par-là les moyens de se donner d’autres jouissances, c’est une bonne et louable entreprise qui mérite des encouragemens, des éloges même, et non des injures.

Tenter de prouver ce qu’ont pensé un très-grand nombre de gens éclairés en matière d’administration, que la liberté entière du commerce des grains est le meilleur et l’unique moyen de rendre moindres et moins fréquentes les variations des prix des grains, qui sont la cause immédiate des chertés et des disettes et de tous les maux que le peuple en souffre, c’est encore une fort bonne pensée et une fort bonne action qui ne peut être regardée comme un crime par celui même qui croirait qu’on se trompe en établissant cette doctrine.

Traduire dans notre langue, la plus répandue de toutes, un ouvrage dont la publication a hâté chez nous et dans toute l’Europe la réforme de la jurisprudence criminelle, que l’humanité sollicitait depuis long-temps, est encore un travail bon et utile, qui peut mériter au traducteur une petite portion de la reconnaissance que le genre humain doit à l’auteur.

Enfin, louer dans une femme respectable qui a passé sa vie à faire du bien, cette bienfaisance qui était chez elle une passion ; dire, en rappelant son nom, le mot de son ami, l’abbé de Saint-Pierre, paradis aux bienfaisans, il y a encore là quelque chose de bien, et rien, ce me semble, qui puisse être l’objet de la malignité et de l’esprit de dénigrement.

Je le demande donc, l’honnête homme à qui je suggère ces réflexions, quelle idée pourra-t-il se faire, quelle opinion pourra-t-il se former du caractère et de l’esprit de M. le baron de Grimm, qu’il n’a connu que par ces lettres ?

Et si on lui dit que ce M. Grimm a passé sa vie à décrier ainsi des personnes avec lesquelles il vivait, dînant avec elles deux ou trois fois par semaine, et ne leur laissant jamais entrevoir aucune disposition malveillante, dans le même temps où il envoyait ses satires hebdomadaires à toutes les cours d’Allemagne, quelle qualification croit-on que notre honnête homme appliquera à ce personnage, et comment expliquera-t-il une pareille conduite ? Mais je vais, moi, la lui expliquer. Voici le mot de l’énigne : c’est que ce M. Grimm était un correspondant littéraire.

Qu’est-ce qu’un correspondant littéraire ? C’est un homme qui, pour quelque argent, se charge d’amuser un prince étranger toutes les semaines, aux dépens de qui il appartient, et en général de toute production littéraire qui voit le jour, et de celui qui en est l’auteur. Or, ces princes sont, plus ou moins difficilement amusables, et, selon Mme de Maintenon, il y en a qui ne le sont pas du tout.

Il en est bien quelques-uns qu’on intéressera en louant les bonnes choses, en rendant justice à un bon ouvrage, en tenant compte de ce qu’il y a de bien dans un livre, en même temps qu’on en critique ce qu’il y a de mauvais ; à qui on ne déplaît pas en jugeant avec quelque indulgence, pourvu que ce soit en même temps avec justesse et vérité.

Mais le nombre est petit de ces juges équitables, et la plupart ne peuvent être divertis qu’à l’aide de la plaisanterie, bonne ou mauvaise, et de la satire même personnelle, genres plus faciles qu’une critique ingénieuse, décente, impartiale.

Voilà, ce me semble, de quoi expliquer le ton et les formes de M. Grimm dans ses décisions. Je le vois à son bureau, écrivant sa correspondance. La littérature française de cette époque a quelques pièces de théâtre, quelques ouvrages en vers ; mais elle abonde surtout en ouvrages de philosophie et d’économie publique. L’extrait, l’analyse, quelques citations d’un ouvrage dramatique, d’un poëme, peuvent procurer à son altesse quelques momens de distraction ; mais que faire d’un gros livre où l’on traite une question d’économie politique, ou de jurisprudence, ou de philosophie abstraite ? Il faut bien en tirer quelque chose d’amusant ; et si l’on ne trouve pas de défauts au livre, il faut bien trouver quelque tort ou quelque ridicule à l’auteur.

Jusqu’à présent nous avons supposé que les vices d’une correspondance, ainsi alimentée par la malignité et quelquefois par la calomnie, n’étaient que le résultat du besoin de celui à qui elle était adressée, et qu’on s’imagine ne pouvoir être amusé d’aucune autre manière ; mais, en beaucoup de cas, je croirais volontiers que le mal vient aussi de l’impuissance où se trouve le correspondant de faire mieux, soit à cause d’une malignité, vice de son caractère, soit faute de jugement et de goût, soit faute de connaissances sur les matières dont il s’avise et dont il est obligé de parler.

Or c’est, puisqu’il faut le dire, parmi les correspondans de cette seconde espèce que je crois pouvoir ranger M. le baron de Grimm. La malignité, la malveillance étaient des caractères de son esprit, quoiqu’il sût les déguiser assez bien sous des dehors polis. Il était fort étranger à beaucoup d’objets dont on le voit juger dans ses lettres, comme les matières de l’administration et de la haute philosophie, dont il ne parlait pas avec ceux à qui elles étaient familières, mais sur lesquelles il transmettait sans scrupule ses décisions à quiconque voulait bien y croire.

Une preuve non équivoque du défaut de connaissances de M. Grimm, c’est le soin avec lequel il s’abstient de donner, ou même d’indiquer, aucune preuve de ses opinions, de justifier aucune de ses condamnations. M. de La Harpe, dans sa correspondance, condamne, quelquefois durement, quelquefois même injustement ; mais il donne ses raisons. Non-seulement il reprend le défaut, mais il justifie son reproche par des réflexions assez souvent bonnes, et qui sont le résultat d’une étude profonde de son sujet. Mme du Deffand juge et décide souvent assez légèrement ; mais son esprit pénétrant, et son goût, formé dans la meilleure société de la cour et de la ville, lui suggèrent des observations justes et courtes qui motivent ses critiques. Pour M. Grimm, dans les matières les plus sérieuses, il se contente d’assertions sèches et dépourvues de toute raison qui les appuie.

Je terminerai en prévenant un reproche que je puis essuyer de quelques personnes, parmi celles-là même qui ont pour moi des sentimens de bienveillance et d’amitié.

Pourquoi répondre, me dira-t-on, à des injures qui ne sont que des allégations sans preuves, démenties d’ailleurs par des faits notoires, ainsi que vous croyez vous-même l’avoir prouvé ?

Mais si des personnes qui ont quelque bonne opinion de moi ne croient pas que j’aie aucun besoin de me justifier, ce n’est pas à moi à regarder ma défense comme inutile. En me défendant, je cède à un sentiment bien naturel et bien puissant, qui porte invinciblement l’homme insulté à repousser l’insulte, et je me conduis d’après la maxime du sage, curam habe de bono nomine, soignez et conservez votre réputation. Enfin, je ne veux pas que des hommes malveillans puissent dire : On l’a accusé, pourquoi ne s’est-il pas défendu ?

  1. L’auteur citait ici ses lettres de félicitations, qui lui furent adressées à cette époque par Turgot et par Buffon, et il laissait au lecteur le soin de balancer ces autorités avec celle de M. Grimm. On a vu les lettres de Turgot et de Buffon au Chapitre VIII des Mémoires.