Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Poésies/La Vieillesse

La même année, il fit un éloge de la vieillesse ; dont les connaisseurs ont retenu plusieurs stances, et que tous ceux qui ont vu et entendu l’auteur ne peuvent lire sans émotion :


LA VIEILLESSE.

Mes amis, voyant terminée
Ma quatre-vingt-dixième année,
Viennent chez moi s’en réjouir :
Ils prétendent que la vieillesse
Est un bien comme la jeunesse,
Et que le sage en sait jouir.

J’aime cette philosophie
Qui console et charme la vie ;
J’en ferai l’objet de mes chants :
Pour elle que ne puis-je encore
Faire entendre une voix sonore
Et de mélodieux accens !

Cicéron, louant la vieillesse,
Répand sa grâce enchanteresse
Sur cet intéressant sujet.
Où prendrais-je un meilleur modèle ?
Heureux ! si, d’un pinceau fidèle,
Je puis en rendre quelque trait.

La nature, avec complaisance,
Des faveurs qu’elle nous dispense
Nous donne une juste fierté :
Nestor, au phrygien rivage,
S’enorgueillit de son grand age,
Comme Hélène de sa beauté.

Pour arriver à la vieillesse,
Nul de nous qui dans sa jeunesse
Au ciel n’ait adressé des vœux.
Devenu vieux, peut-il se plaindre
Du sort qui lui permet d’atteindre
À ce qu’il demandait aux dieux ?

Dans un drame, œuvre du génie,
L’auteur donne à chaque partie
Un soin égal et ménagé ;
Le dernier acte de sa pièce,
La nature, avec maladresse,
L’aurait-elle donc négligé ?

Au jardin, la poire odorante
Acquiert la saveur qui contente
Un goût délicat et sûr,
Mais c’est quand le front de l’automne
Va perdant sa verte couronne :
Et le vieillard est un fruit mûr.

Une main, des hommes amie,
Sur le chemin de notre vie
À semé les fleurs du plaisir.
Mais à la riante jeunesse
A-t-elle borné sa largesse ?
Non : le vieillard peut les cueillir.

Toujours sobre, jamais austère,
Aux plaisirs de la bonne chère

Il ne sera point étranger ;
Et les jouissances naïves
De ses gais et jeunes convives,
Il se plaît à les partager.

Des maîtres de cette sagesse
Qui fit la gloire de la Grèce
Où se dévoilent les secrets ?
Plutarque et Platon nous apprennent
Que leurs grandes leçons se prennent
Dans la salle de leurs banquets.

Ce vieillard rassis et paisible,
Ne le croyez pas insensible
Aux douceurs de la volupté :
La nature bénigne et sage
Lui laisse, pour l’hiver de l’âge,
Quelque chaleur de son été.

Hélène, volant empressée
Vers Pâris, à la porte Scée,
Enchante les yeux des vieillards ;
Ils ont oublié que pour elle
Se fait cette guerre cruelle
Qui va renverser leurs remparts.
 
Heureux surtout est le partage
Du vieillard qui, dans son jeune âge,
Connut les plaisirs de l’esprit !
La vérité qu’il a servie,
Qui fut son idole chérie,
Il l’embrasse encore et jouit.

Sous la main du temps qui m’entraîne,
Dit le législateur d’Athène,
Je vieillis m’instruisant toujours ;
Et tous les soirs, à sa mémoire
Caton retrace, et s’en fait gloire,
Les souvenirs de tous les jours.

C’est par la voix de la vieillesse
Que les conseils de la sagesse
Des nations sont entendus ;
Et que les droits de la justice,
En butte à l’humaine malice,
Sont proclamés et défendus.

Ainsi la faux du temps s’arrête ;
Du vieillard épargnant la tête,
Elle respecte aussi son cœur ;
Et, comme aux Iles-Fortunées
Un vin gardé de cent années,
Vieillissant, il devient meilleur.

Le bon vieillard de La Fontaine
Se donne des soins, de la peine,
Pour le bien, le plaisir d’autrui ;
Mais, trahissant sa bonhomie,
Sa naïveté nous confie
Que le grand plaisir est pour lui.

Ce doux emploi de la richesse
Fit le bonheur de ta vieillesse,
Sage et bienfaisante Geoffrin ;
Fassent mes vers que ton nom dure
Jusque chez la race future,
Sans être gravé sur l’airain.

Qui de nous n’a souhaité d’être
L’hôte de ce vieillard champêtre
Des bords du Galèse argenté ?
Tableau d’une heureuse vieillesse,
Qui nous fait pleurer de tendresse
Et console l’humanité.

Mais ce bonheur dans le vieil âge,
N’en peut-on jouir qu’au village ?

Ne peut-on le trouver qu’aux champs ?
Le vieillard au sein d’une ville,
Comme aux lieux qu’a chantés Virgile,
Peut voir heureux ses derniers ans.

C’est là qu’aux plaisirs de la table
La conversation aimable
Ajoute ses charmes piquans ;
Et, dans le salon prolongée,
Par le bon esprit dirigée,
Change les heures en instans.

C’est là, selon ses espérances,
Qu’il voit les belles connaissances
Et se propager et fleurir :
Heureux des fruits qu’il en présage
Et d’une gloire qu’il partage,
S’il put lui-même y concourir.

Enfin un bonheur du vieil âge,
Dont je puis rendre témoignage,
Et dont Cicéron n’a rien dit,
Est dans les soins d’un sexe aimable,
De qui la bonté secourable
Le soutient et le rajeunit.

Quand le terme fatal s’avance,
Elles nourrissent l’espérance
Au cœur le moins bien affermi :
Et leur société vient rendre
Quelque sentiment doux et tendre
À l’âme de leur vieil ami.

Les dieux voyageurs sur la terre
Se reposent dans la chaumière
De Philémon et de Baucis ;
Et fiers d’une faveur si belle,
Les vieillards montrent l’escabelle
Où le roi des dieux s’est assis.

C’est l’honneur fait à ma vieillesse
Par l’heureux concours qui s’empresse
Autour de mes humbles foyers,
Et, suspendant par sa présence
Ma longue et cruelle souffrance,
Reçoit mes soins hospitaliers.

Le vieillard, à Lacédémone,
Le front paré d’une couronne,
Au gymnase se faisait voir :
Mais, pour l’égalité civile,
Il était aux festins de ville
Réduit au simple brouet noir.
 
On ne fait plus aucune estime
De ce monastique régime :
Nos vieillards sont plus délicats ;
Il n’en est point qui ne préfére
Le punch et le vin de Madère
À l’eau du limpide Eurotas.

Que de ces liqueurs bienfaisantes
En libations abondantes
Des toasts aux vieillards soient portés ;
Et, dans cette innocente orgie,
Pour eux qu’aux confins de la vie
Les pas du temps soient arrêtés.

Souhaitez-leur d’atteindre encore
Les jours dont nous voyons l’aurore,
Un règne sage et glorieux,
Dédommagement légitime
Des temps de malheurs et de crime
Écoulés sur vous et sur eux.