Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Anecdotes relatives à la mort de Louis XVI


Anecdotes relatives à la mort de Louis XVI, par M. de Vaines.

Pag. 407. Ce précieux monument, conservé par M. de Vaines, n’a jamais été, je crois, publiée complétement ; nous le donnons ici d’après le manuscrit de l’abbé Morellet.

Depuis long-temps je connaissais M. de Malesherbes ; ses vertus, sa simplicité, ses connaissances étendues et variées m’avaient attiré. Pendant l’année 1775, j’avais vécu avec lui dans une grande intimité. Nous nous étions ensuite vus plus rarement. En 1794, je le rencontrai dans une de ces prisons dont alors la France était couverte, et où tous les gens de bien étaient déposés, en attendant que leur tour d’être appelés au tribunal révolutionnaire, qui était le premier degré de l’échafaud, fût arrivé.

Dans les longs jours de notre captivité, nous nous réunissions souvent ; il remontait aux temps anciens de la monarchie ; il revenait particulièrement sur les événemens de son ministère ; il me disait : « M. Turgot et moi étions deux fort honnêtes gens, très-instruits, passionnés pour le bien : qui n’eût pensé qu’on ne pouvait mieux faire que de nous choisir ! Cependant nous avons mal administré. Ne connaissant les hommes que par les livres, manquant d’habileté pour les affaires, nous ne pouvions former le roi au gouvernement ; nous l’avons laissé diriger par M. de Maurepas, qui a ajouté sa faiblesse à celle de son élève ; et, sans le vouloir ni le prévoir, nous avons contribué à la révolution. »

Ce fut dans le cours de ces entretiens si féconds en souvenirs amers et en sinistres présages, que je pressai M. de Malesherbes de m’apprendre tout ce qu’il avait vu et entendu à cette époque où, couronnant sa carrière par un noble dévoûment, il avait brigué et obtenu le dangereux honneur d’être le défenseur de Louis xvi.

« Je ne vous raconterai pas, me répondit-il, ce qui est imprimé, et qu’il est impossible que vous ne sachiez pas. Je me bornerai à quelques anecdotes qui sont encore ignorées. Je les avais consignées dans des mémoires historiques ; on m’a forcé à tout brûler. Je souhaiterais bien pourtant qu’elles fussent conservées. Je les confie à la mémoire heureuse que je vous connais. Promettez-moi que vous les écrirez lorsque vous ne serez plus ici, et que le péril n’existera plus. »

J’en pris l’engagement ; je le remplis en copiant son récit. Je dis copier, parce que, certain d’avoir fidèlement retenu ce que je me suis fait répéter plusieurs fois, ce seront les paroles et les faits qu’il attestait, que je rapporterai ; je ne me permettrai pas le plus léger changement : en est-il un qui pût valoir la simplicité touchante des derniers épanchemens de ce monarque détrompé de toutes les illusions, même de celle d’obtenir quelque pitié d’un peuple dont on lui avait tant de fois vanté l’amour ?

« Dès que j’eus, me dit M. de Malesherbes, la permission d’entrer dans la prison du roi, j’y courus. À peine m’eut-il aperçu, qu’il quitta un Tacite ouvert devant lui sur une petite table ; il me serra entre ses bras ; ses yeux devinrent humides, les miens se remplirent de larmes, et il me dit : — Votre sacrifice est d’autant plus généreux que vous exposez votre vie et que vous ne sauverez pas la mienne. — Je lui représentai qu’il ne pouvait y avoir de danger pour moi, et qu’il était trop facile de le défendre victorieusement pour qu’il y en eût pour lui. — Il reprit : J’en suis sûr, ils me feront périr ; ils en ont le pouvoir et la volonté. N’importe, occupons-nous de mon procès comme si je pouvais le gagner ; et je le gagnerai en effet, puisque la mémoire que je laisserai sera sans tache. Mais quand viendront les deux avocats ? — Il avait vu Tronchet à l’Assemblée constituante ; il ne connaissait pas Desèze ; il me fit plusieurs questions sur son compte ; il fut satisfait des éclaircissemens que je lui donnai. Il parla sans amertume du refus de Target. Il ajouta : Croyez-vous qu’on nous laisse un temps suffisant pour la défense ? — Je l’espère, Sire. — Il sourit, et me dit : Il ne faut plus me donner ce titre-là ; les autres ne s’en serviraient pas, et ils pourraient vous blâmer. — Quel autre puis-je employer ? Me permettez-vous de vous appeler citoyen ? — Oh ! certainement, je me crois un bon citoyen et meilleur que ceux qui m’accusent. — Malgré son approbation et ma promesse, l’habitude m’entraîna presque toujours à le nommer comme je faisais autrefois.

» Il travaillait avec nous chaque jour à l’analyse de ses pièces, à l’exposition de ses moyens, à la réfutation des griefs, avec une présence d’esprit et une sincérité que ses deux défenseurs admiraient ainsi que moi. Ils en profitaient pour prendre des notes et éclairer leur travail. Tronchet, qui par caractère est froid, et qui l’était encore par prévention, fut touché de la candeur et de l’innocence de son client, et termina avec affection le ministère qu’il avait commencé avec sévérité.

» On parlait une fois des progrès de la révolution. Tronchet s’écria : Qui eût cru qu’elle aurait été jusque-là ? — Quelqu’un, reprit le roi, qui m’a fait remettre un mémoire à l’ouverture des états-généraux, qui m’annonçait à peu près tout ce qui arrive ; mais je ne l’ai pas cru. — s’interrompit, et me regardant : Ce mémoire n’était-il pas de vous, M. de Malesherbes ? — Oui, Sire. — Je ne l’ai plus, continua-t-il ; je l’ai donné à M. de Montmorin : je voudrais bien en avoir une copie. Au surplus, à quoi me servirait-elle aujourd’hui ?

» Ses conseils et moi nous nous crûmes fondés à espérer sa déportation. Nous lui fîmes part de cette idée ; nous l’appuyâmes : elle sembla adoucir ses peines. Il s’en occupa pendant plusieurs jours ; mais la lecture des papiers publics la lui enleva, et il nous prouva qu’il fallait y renoncer.

» Quand Desèze eut fini son plaidoyer, il nous le lut. Je n’ai rien entendu de plus, pathétique que sa péroraison. Tronchet et moi nous en fûmes touchés jusqu’aux larmes. Le roi dit il faut la supprimer ; je ne veux pas les attendrir.

» Une fois que nous étions seuls, ce prince me dit : J’ai une grande peine. — Quelle est-elle ? — Je n’ai point de regret de ne rien faire pour vous ; vous n’avez jamais voulu ni dignités, ni fortune. Je vous ai appelé au ministère. Je sais que vous ne le souhaitiez pas ; mais c’était le témoignage le plus distingué de ma confiance, et je vous l’ai donné. Vous avez cru remplir un devoir en venant à mon secours ; mais Desèze et Tronchet ne me doivent rien. Ils me donnent leur temps, leur travail, peut-être leur vie : comment reconnaître un tel service ? Je n’ai plus rien, et quand je leur ferais un legs, on ne l’acquitterait pas. — Sire, leur mémoire, l’Europe, la postérité, se chargent de leur récompense. Vous pouvez déjà leur en accorder une qui les comblera. — Laquelle ? — Embrassez-les. — Le lendemain, il les pressa contre son cœur, et tous doux fondirent en larmes.

» Nous approchions du jugement ; il me dit un matin : J’attends de vous le service le plus important. Je voudrais me confesser, entendre la messe, communier, et pouvoir compter que je ne serai pas, au moment de ma mort, sans secours spirituels. Sauriez-vous où demeure l’évêque… ? — Oui, sire. — Le connaissez-vous ! — Beaucoup. — Qu’en pensez-vous ? — C’est un homme d’esprit, fort instruit, qui, dans son diocèse, s’est livré à l’administration. — Croyez-vous qu’il vint si je l’appelais ? — J’en suis très-sûr ; mais je représenterai¸à V. M. qu’un tel choix, dans les circonstances où nous sommes, pourrait avoir des inconvéniens graves. On ne manquerait pas de répandre que vous avez pris plutôt un confident qu’un confesseur, et qu’il s’agit plus de politique que de conscience. — Je réfléchirai à cette observation qui me paraît sage. — Le lendemain, reprenant cette conversation, il me dit : Vous avez raison ; mais ma sœur, avec laquelle j’ai conservé quelque communication, m’a indiqué un bon prêtre qui n’a point prêté serment, et que son obscurité pourra soustraire dans la suite à la persécution. Voici son adresse. Je vous prie d’aller chez lui, de lui parler, et de le préparer à venir, lorsqu’on m’aura accordé la permission de le voir. Il ajouta : Voilà une commission bien étrange pour un philosophe, car je sais que vous l’êtes ; mais si vous deviez souffrir autant que moi, et que vous dussiez mourir comme je vais le faire, je vous souhaiterais les mêmes sentimens de religion, qui vous consoleraient bien plus efficacement que la philosophie. »

» Après la séance où ses défenseurs et lui avaient été entendus à la barre, il me dit : « Vous êtes certainement bien convaincu actuellement que dès le premier instant je ne m’étais pas trompé, et que ma condamnation avait été prononcée avant que j’eusse été entendu.

» Lorsque je revins de l’assemblée, où nous avions été demander l’appel au peuple et où nous avions parlé tous les trois, mes deux collègues fort bien et moi fort mal, parce qu’au lieu de raisons je ne trouvai que des larmes, je rendis compte au roi de ce qui s’était passé, et je lui rapportai qu’en sortant j’avais été entouré d’un grand nombre de personnes, qui toutes m’avaient assuré qu’il ne périrait pas, ou au moins, que ce ne serait qu’après qu’eux et leurs amis auraient été tués. À ce récit il changea de couleur, et me dit : Le connaissez-vous ? — Je crois en avoir vu autrefois plusieurs ; mais dans le trouble où j’étais, et avec mes mauvais yeux, je pourrais m’être trompé — Retournez, je l’exige de vous, à l’assemblée, tâchez de les rejoindre, d’en découvrir quelques-uns : déclarez leur que je ne leur pardonnerais pas s’il y avait une seule goutte de sang versée pour moi. Je n’ai pas voulu qu’il en fût répandu, quand peut-être il aurait pu me conserver le trône et la vie, et je ne m’en repens pas.

» Ce fut moi qui lui annonçai le décret de mort. Je le fis plutôt par mes sanglots que par mes paroles. Il resta calme et silencieux. Cependant, ajoutai-je, nous ne sommes pas sans quelque espérance. Il s’est élevé une discussion sur les votes conditionnels ; il s’agit de savoir s’ils doivent ou non être considérés comme absolus, et l’on va procéder à un nouveau recensement des suffrages. Il ne répondit rien, et parut seulement repousser par un signe de tête l’espoir que je lui présentais. Je revins le soir pour l’informer du fatal résultat. J’étais persuadé que, dès qu’il m’apercevrait, il me questionnerait. Il était dans l’obscurité, le dos tourné à une lampe placée sur la cheminée, les coudes appuyés sur la table ; le visage couvert de ses mains. Le bruit que je fis le tira de sa méditation ; il me fixa, se leva, et sans m’interroger ni me laisser le temps de m’expliquer, il me dit : Depuis deux heures, je suis occupé à rechercher si, dans le cours de mon règne, j’ai pu mériter de mes sujets le plus léger reproche. Eh bien ! M. de Malesherbes, je vous le jure dans toute la vérité de mon cœur, et comme un homme qui va paraître devant Dieu, j’ai constamment voulu le bonheur du peuple, et jamais, ni même depuis que je suis traité avec bien de la cruauté, je n’ai formé un vœu ni une pensée qui lui fut contraire. Il s’arrêta, et, après un moment de recueillement, il me demanda ce qui avait été décidé.

» Je revis encore une fois cet infortuné monarque après sa condamnation. Soit que ses gardes n’eussent pas encore reçu de défense de laisser entrer, soit qu’ils ne fissent aucune attention à moi, je passai. Deux officiers municipaux étaient debout à ses côtés. Il était assis et lisait. Je me tins à quelque distance, et ne parlai point. L’un des municipaux me prit la main, me la serra, et me dit : Causez avec lui, nous n’écouterons pas, mais hâtez-vous. Il s’éloigna, et fit signe à son camarade de le suivre. Alors j’assurai le roi que le prêtre qu’il avait désiré allait venir. Il me remercia, m’embrassa et me dit : Je ne veux pas que vous vous affligiez ; la mort ne m’effraie pas, et j’ai la plus grande confiance dans la miséricorde de Dieu. »

Voilà ce que j’ai entendu de M. de Malesherbes. Je crois n’avoir rien écrit de moins, et je suis sûr de n’avoir rien écrit de plus.

Je sortis de prison. J’y laissai ce vénérable vieillard. Il en fut tiré huit jours après, pour être conduit à cet échafaud sur lequel son client avait été égorgé. Il y alla avec sa fille, sa petite-fille et son petit gendre. Ce fut le second exemple de trois générations comprises dans la même sentence et disparaissant au même instant sous la hache des bourreaux.

Dans ce temps, la rage des tyrans parut redoubler, le sang le plus pur coula par torrens, et d’inconsolables douleurs furent réservées à tous les êtres sensibles qui échappèrent à ce grand carnage.