Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Évasion de l’abbé Godard


Évasion de l’abbé Godard.

Pag. 405. « On trouvera dans mes papiers un récit de la délivrance miraculeuse, etc. » Nous conservons le récit de l’abbé Morellet, écrit dans le temps même de l’événement.

Vers la fin du mois d’août, M. l’abbé Godard, ci-devant grand-vicaire de Bourges, se trouvait à Paris, partageant les sentimens et les malheurs des prêtres qui n’ont pas voulu prêter le serment à la constitution civile du clergé, et qu’on a eu l’injustice et la méchanceté de marquer d’un signe de proscription en les appelant prêtres réfractaires, c’est-à-dire, rebelles à la loi, quoiqu’ils n’aient violé aucune loi, puisqu’en refusant le serment, ils n’ont fait que profiter de la liberté des opinions religieuses établie par la constitution elle-même ; estimables de sacrifier ainsi leur fortune à leur religion, même aux yeux des hommes qui ne voient les religions que comme l’ouvrage des préjugés.

Depuis la journée du 10 août, la commune provisoire, composée d’abord seulement des députés de vingt-deux ou vingt-trois sections de Paris, dans des assemblées tenues sans formes et sans règles, s’était emparée de tout le pouvoir dans la capitale, et, ayant chassé de son autorité privée l’ancienne municipalité, avait conçu les projets atroces qui se sont exécutés depuis. C’est ce que n’ont pas craint d’avouer à la commune et dans la société des jacobins, et jusqu’à la tribune de la Convention nationale, les Carrier, les Marat, les Robespierre, les Osselin, etc., et ce que le récit suivant prouvera.

Un des premiers et des plus puissans moyens pris par cette nouvelle commune pour l’exécution de ses plans, fut d’établir des visites domiciliaires et nocturnes, d’abord sous le prétexte de chercher des armes pour les troupes allant aux frontières, et pour les ôter, disait-on, aux malintentionnés ; mais ayant pour véritable objet de poursuivre ceux qui avaient voulu défendre le roi à la journée du 10 août, les ministres chassés à cette époque, les ecclésiastiques insermentés, et en général tout ce qu’ils pourraient saisir de ceux qu’ils appellent mauvais patriotes et ennemis de la révolution, à laquelle il fallait encore, disaient-ils, sacrifier un grand nombre de victimes.

Sur l’ordre de cette commune usurpatrice, les barrières de Paris furent fermées avec une sévérité jusque-là inconnue ; les villages et les municipalités, à de grandes distances, avertis d’arrêter et de ramener tout ce qui s’échapperait, et exécutant cet ordre avec la dernière rigueur. Ceux qui pouvaient être en butte aux poursuites, forcés de chercher des asiles hors de chez eux, ou confinés dans leur propre maison, furent arrêtés dans l’espace de quelques nuits : on les entassa à l’Abbaye, à la Conciergerie, à la Force, à Bicêtre, à la Salpêtrière, à Sainte-Pélagie ; et enfin, les prisons ne suffisant pas, on renferma les ecclésiastiques, au nombre de plus de trois cents, dans l’église des Carmes, au séminaire de Saint-Firmin, à la Mairie, etc.

M. l’abbé Godard était arrivé aux derniers jours du mois d’août sans avoir été arrêté, quoique poursuivi peut-être plus vivement qu’un autre, à raison de ses liaisons avec beaucoup de nobles, d’évêques et d’ecclésiastiques restés à Paris. Enfin il fut pris au milieu de la nuit dans un appartement vacant d’une maison qui lui appartenait, louée à un homme de ses amis alors absent, et fut mené à la section, et de là à la Mairie, ci-devant l’hôtel du premier président.

En comparaissant devant une espèce de tribunal qui servait à distribuer dans les différentes prisons ceux qu’on amenait, il demanda comment, sous un gouvernement qu’on disait avoir établi la liberté, on arrêtait de nuit un citoyen domicilié, dans sa propre maison, sans dénonciation, sans ordre préalable, sans mandat d’amener, sans délit articulé. On lui répondit : N’êtes-vous pas prétre ? — Oui, dit-il. — Eh bien ! lui répliqua-t-on, nous gardons cela.

À la suite de cette belle sentence, il fut conduit dans un grenier de la Mairie converti en prison, et s’y trouva lui soixantième ; le plus grand nombre ecclésiastiques, le reste gens de loi, bourgeois de Paris, littérateurs, colporteurs de papiers, etc.

Là commence à être en action un jeune homme qui a déployé un beau caractère et montré de grandes vertus, le courage de l’esprit et celui de l’âme, et tout l’héroïsme de la reconnaissance et de l’amitié.

M. l’abbé Godard avait rendu quelques services à un jeune homme appelé Dreux, à qui il avait donné des secours pour son éducation, et pour lequel il avait obtenu une place de commis dans un bureau de la municipalité.

Depuis le 10 août, Dreux avait aidé l’abbé Godard à se cacher. Il l’avait logé quelques jours chez lui ; il lui rendait des soins assidus. L’abbé Godard, arrêté, n’eut rien de plus pressé que de faire savoir à Dreux son malheur, et celui-ci d’accourir pour rendre à son bienfaiteur tous les services dont il pourrait avoir besoin, et surtout pour tâcher de le tirer de prison.

Le projet de massacrer les prisonniers était déjà annoncé dans le public depuis plusieurs semaines. On inspirait au peuple une grande indignation contre ce qu’on appelait les lenteurs de la justice, qu’on prétendait aussi être un complot de l’aristocratie. On ne lui parlait que des voleurs et de quelques hommes connus, accusés de projets de contre-révolution ; mais l’on prévoyait bien que lorsque le peuple se porterait aux prisons, tout ce qu’on y aurait entassé de nobles, de ministres déplacés, de prêtres, d’aristocrates, et même de ces démocrates mitigés et constitutionnels, devenus depuis quelque temps l’objet de la haine la plus active du parti jacobin, seraient enveloppés dans le massacre, si même on ne parvenait à sauver les voleurs et les assassins, qui n’étaient pas le véritable objet de ce mouvement, et dont la plupart y ont échappé en effet.

Le petit Dreux, car il faut observer que ce jeune homme est de taille petite et mince, pour s’étonner davantage de ce que peut une âme forte, même avec de faibles organes, Dreux, dis-je, après avoir rendu à l’abbé Godard les premiers soins que sa situation demandait, s’occupa de l’arracher au danger dont les prisonniers étaient menacés.

Cette entreprise demandait de sa part des sollicitations, des allées et venues, et enfin un temps dont le travail de son bureau ne lui permettait pas de disposer. Il prévint le principal commis qu’il ne lui serait pas possible d’avoir, pendant quelques jours, la même assiduité qu’il avait jusque-là montrée, et le pria de trouver bon qu’il s’absentât quelquefois pour servir son bienfaiteur et son ami.

Le chef, peu touché sans doute de cette espèce de raison, lui répond sèchement que les premiers des devoirs sont ceux qu’impose la place qu’on remplit, que la besogne du bureau ne peut se ralentir, et lui déclare qu’il n’aura sur ce point aucune indulgence, et qu’il disposera de son emploi si le travail est interrompu. Et si j’étais malade, dit le jeune homme, vous ne m’ôteriez pas ma place, et vous trouveriez quelque moyen de vous passer de moi pour quelques jours ; je vous prie de faire ce que vous feriez en un cas pareil. Le chef demeura inexorable. Alors Dreux lui dit : Monsieur, vous pouvez donc donner mon emploi à un autre ; car, pour le conserver, je ne manquerai pas aux devoirs de la reconnaissance et de l’amitié. Le chef eut la dureté de le prendre au mot ; et le voilà sur le pavé, et son emploi perdu, mais acquérant à ce prix le pouvoir de secourir son bienfaiteur. Sacrifice vraiment admirable, si l’on considère qu’il est fait comme au hasard, et dans un moment où Dreux ne pouvait avoir aucune certitude de réussir dans l’entreprise qu’il tentait, et pour laquelle il faisait, pour ainsi dire, une avance si coûteuse.

Son premier soin fut d’aller instruire les amis de l’abbé Godard de sa situation et du danger. Il en prévint surtout madame Asseline, sœur de l’évêque de Boulogne ; et tous se mirent en mouvement pour obtenir la liberté de l’abbé Godard, des puissances, c’est-à-dire, de Pétion, Fauchet, Manuel, etc., et de cette commune exerçant une autorité plus despotique et plus illimitée que celle qu’on a si long-temps reprochée à la police de Paris ; ou plutôt une tyrannie plus oppressive que celle des Tibère et des Néron.

Pendant ce temps, l’abbé Godard et ses compagnons éprouvaient toutes les incommodités du lieu où ils étaient renfermés, le plus grand nombre couchés sur la paille, mal nourris faute de moyens pour payer leurs repas. L’abbé Godard conte qu’on s’aperçut que l’un d’eux, n’ayant pas mangé depuis trois jours, s’éteignait faute de nourriture, et cherchait peut-être à abréger ses peines. On le presse ; il dit qu’à son entrée dans la prison, ceux qui l’ont arrêté lui ont pris quelques effets qu’il avait sur lui, et que, n’ayant pas de quoi payer, il n’avait pas voulu être à charge à ses compagnons d’infortune : on le força, le samedi 1er septembre, à prendre quelques alimens.

Parmi ces prisonniers, les ecclésiastiques, qui formaient la plus grande partie de la chambrée, se tenant ensemble à une des extrémités du grenier qui leur servait de prison, unis par le même état et les mêmes opinions, persuadés qu’ils souffraient pour une bonne cause, montraient beaucoup de courage et de résignation.

Au nombre des prisonniers se trouvait Charnois, homme de lettres, rédacteur de quelques ouvrages périodiques, et entre autres du Modérateur, feuille regardée comme anti-révolutionnaire, quoiqu’elle ne fût que modérée, mais par-là même criminelle aux yeux de ces hommes qui ont prétendu établir toutes les sortes de libertés, et qui surtout n’ont pas voulu connaître pour eux-mêmes aucune borne à celle de la presse.

Charnois était triste et abattu. Vers le troisième jour, l’abbé Godard l’ayant abordé, la conversation s’engagea. Charnois avait remarqué, avec quelque intérêt et avec quelque étonnement, la contenance calme et tranquille des prêtres, qui contrastait avec celle de la plupart des autres prisonniers. Il communiqua son observation à l’abbé Godard, qui lui dit que c’était là l’effet naturel des idées religieuses, qui fournissaient des consolations que ne pouvait donner la philosophie ; et quand Charnois l’eut assuré qu’il n’était pas de ces philosophes qui détruisent les fondemens de toute moralité et de tout espoir, en méconnaissant un être Suprême, vengeur du crime et rémunérateur des bonnes actions, l’abbé Godard entreprit de lui prouver que ce n’était pas assez ; que les hommes avaient besoin d’une religion révélée pour fixer les idées suggérées par la simple raison, et donner plus de consistance et d’action au système moral en le liant au système religieux ; enfin que cette doctrine était la seule qui pût soutenir l’homme dans les grandes calamités, et lui faire voir la mort sans horreur. L’abbé Godard dit que son explication et ses raisonnemens satisfirent et convainquirent Charnois, et que, de là au moment fatal, il vécut consolé.

Jusqu’à la nuit du 1er septembre, les prisonniers étaient demeurés dans l’ignorance de leur destination ultérieure. Dans cette nuit, on commença à les transporter à l’Abbaye Saint-Germain. On transféra dans la nuit la chambrée de l’abbé Godard ; d’autres, au nombre de trente, n’y furent conduits que le lendemain.

Cette circonstance de la translation des prisonniers de la Mairie à l’Abbaye, la veille du jour et le jour même où les massacres ont commencé, est bien remarquable ; car elle prouve avec évidence ce fait, à peine croyable jusque dans ces temps de crimes, que les mêmes hommes qui ont fait faire les arrestations depuis le 10 août, avaient le projet formé et réfléchi de faire égorger par le peuple tous ceux dont ils se seraient ainsi saisis. Les meurtres devaient commencer le dimanche. Il fallait envoyer les victimes au lieu du supplice dès la veille : on ne voulait pas souiller la Mairie de ces exécutions. Les derniers qui en furent tirés ne partirent pour l’Abbaye que le dimanche vers les deux heures, lorsque les massacres étaient déjà commencé. Les Marseillais, à qui on avait confié la conduite des prisonniers, le savaient ; car, pendant la chemin, ils les montraient au peuple comme déjà dévoués, et leur annonçaient à eux-mêmes la destinée qui les attendait enfin on les menait sciemment à la mort. Aussi le peuple investissait déjà l’Abbaye lorsqu’ils y arrivèrent ; ils furent tous massacrés en descendant des voitures qui les portaient, et sans entrer dans les prisons, si l’on en excepte l’abbé Sicard, instituteur des sourds et muets et bienfaiteur de l’humanité, qui, s’étant tapi dans la voiture où il était lui cinquième, ne fut pas aperçu d’abord par les assassins, et fut sauvé comme par miracle par le courage d’un homme de bien, l’horloger Monot.

Les amis de l’abbé Godard ne s’endormaient pas sur le danger ; mais, quoique le bruit fût assez généralement répandu, depuis le milieu d’août, que les prisons seraient forcées, on avait peine à croire à cet excès de désordre public ; on pouvait penser qu’on aurait du temps. D’ailleurs, dans l’agitation de la capitale, la difficulté était grande d’aborder les hommes publics, et encore plus d’obtenir quelque justice ; de sorte qu’on était arrivé au dimanche matin, sans que Dreux et Mme Asseline, malgré toutes leurs démarches que je ne détaillerai pas ici, eussent pu rien faire. Mais à ce moment la situation du prisonnier devenait plus critique.

Dreux, qui avait encore vu l’abbé Godard à la Mairie le samedi, y retournant le dimanche matin, ne l’y trouva plus. Il courut à l’Abbaye, où il parvint à savoir dans quelle salle il était. De là, il vola chez Mme Asseline, et lui peignit le danger si pressant, qu’elle sortit en grande hâte pour aller chez Fauchet qu’elle avait déjà sollicité sans effet, mais qui lui avait montré quelques dispositions favorables pour l’abbé Godard, avec lequel il avait été grand-vicaire de Bourges.

Comme elle passait le Pont-Neuf pour l’aller presser de nouveau, on tira le canon d’alarme. Le peuple s’attroupait ; elle s’effraya, et revint sur ses pas ; et cet incident fut heureux pour son ami, car on a su depuis quelle n’eût pas trouvé l’abbé Fauchet ; et, ce premier pas manqué, il est vraisemblable qu’elle eût été détournée de la route qui, à travers beaucoup d’obstacles, devait conduire enfin au but.

Cependant le trouble croissait. Mme Asseline se met de nouveau en marche pour aller chez l’abbé Fauchet, rue de Chabanais. Elle le trouve, elle renouvelle ses instances, elle le presse par tous les motifs capables de toucher ; mais il ne pouvait rien par lui-même et directement. Au moment critique où l’on se trouvait, il n’y avait guère qu’un ordre de Manuel, procureur syndic de la commune, qui pût tirer l’abbé Godard de prison ; mais où trouver Manuel, dans ce mouvement général de Paris et de la commune ? il n’y avait pas de temps à perdre.

Comme on allait se mettre en quête, malgré l’incertitude et la difficulté du succès, en regardant par la fenêtre de l’abbé Fauchet, on aperçoit, dans la maison vis-à-vis, Manuel dînant avec des filles (jour bien choisi, comme on voit, pour délasser le magistrat du peuple de ses travaux). La dame Asseline presse l’abbé Fauchet de l’envoyer chercher ; il cède. Manuel arrive, et il est aussitôt entouré, conjuré. Il se fait presser long-temps. Enfin, il prend une plume et de l’encre, et sur le coin de la cheminée il écrivit un billet à peu près conçu en ces termes :

« Concierge de l’Abbaye, vous élargirez le prisonnier appelé Godard, qui n’a pas prêté le serment, mais qui, n’étant pas fonctionnaire public, n’était pas obligé de le prêter. Le présent ordre sera mis à exécution par un commissaire de la section des Cordeliers.

» P. Manuel. »

La dame Asseline prétend qu’en lui délivrant ce papier, Manuel eut l’air de croire qu’il ne servirait à rien, parce qu’on ne pourrait pas le mettre à exécution, ou qu’on n’en aurait pas le temps ; et qu’il sembla regarder d’un œil de pitié et avec quelque dédain la confiance qu’elle mettait en un semblable moyen.

Elle ne se découragea pas pour cela, non plus que Dreux, à qui elle apporta l’ordre dans une maison où il l’attendait, et qui courut à toutes jambes à la section des Cordeliers, qui est celle de l’abbé Godard, pour avoir un commissaire qui le mit à exécution. Le comité de la section était assemblé on lui fait mille difficultés ; on tourne, on retourne le billet ; on lui oppose que l’abbé Godard est suspect d’incivisme, qu’il n’a pas monté ses gardes en personne.

Le jeune homme insiste ; fait valoir l’autorité du procureur de la commune, obtient qu’on visera l’ordre de Manuel, que quelques membres du comité y apposeront leur signature ; ce qui fut fait, en y ajoutant, bien méchamment, leur clause que l’abbé Godard n’avait pas monté ses gardes, ce qui soul pouvait rendre l’ordre inutile à sa délivrance. Mais, après tous ces obstacles vaincus, quand il fallut avoir un commissaire pour l’Abbaye, de tous ces grands zélateurs de la loi, aucun ne voulut prêter son ministère, réduits à craindre pour eux-mêmes d’être déchirés par l’animal féroce qu’ils avaient déchaîné.

Dreux se détermine enfin à emporter son ordre, et à tenter de le faire exécuter lui seul. Il faut savoir qu’il était alors entre quatre et cinq heures après midi, et que les massacres avaient déjà commencé à l’Abbaye. Le merveilleux est que ces circonstances, désespérantes pour tout autre, n’aient pas arrêté l’obstination du jeune homme à suivre sa courageuse entreprise.

Comme il s’approchait de l’Abbaye, il voit Manuel qui venait pour tenter de calmer le peuple, peut-être sans beaucoup de désir, mais certainement avec peu d’espoir d’y réussir. Il le joint, et, lui racontant le refus des commissaires de la section des Cordeliers, il le supplie de venir mettre lui-même son ordre à exécution. Manuel le rebute, en lui disant qu’il vient là pour des affaires publiques, et non pas pour un fait particulier, et se met à haranguer la populace : sa voix était faible et expirait sur ses lèvres. Le jeune homme, pour capter sa bienveillance, se fait son truchement, et répète son discours phrase à phrase, d’une voix forte et nette, jusqu’à ce que le truchement, soit de lui-même, soit en répétant l’orateur, se laisse aller à dire, qu’il n’y a que des scélérats qui puissent commettre de pareilles violences, et fouler aux pieds toutes les lois.

À ce mot de scélérats, qu’il ne fallait pas lâcher devant un tel auditoire, s’élève de grands murmures et des menaces adressées à l’orateur et à son truchement ; on crie à l’aristocratie. Dreux tire le magistrat par la manche, l’avertit du danger, lui fait ôter son écharpe, le pousse hors de la foule, et, prenant un fiacre, ils reviennent ensemble à l’Hôtel-de-Ville, Dreux conservant l’espérance d’y trouver un commissaire au défaut de ceux qui lui avaient jusque-là refusé leur ministère.

Étant arrivés, Manuel raconte le risque qu’il a couru, et déclare qu’il a été sauvé par le jeune citoyen là présent. Grands applaudissemens. Un membre de la commune vote des remercîmens au sauveur de Manuel, et demande que son nom soit inscrit dans les fastes de la commune. Le jeune homme remercie, dit qu’il n’a fait que son devoir et refuse de dire son nom : refus dicté par une grande prudence, et difficile, si l’on considère la force des moindres tentations de la vanité. Il demande seulement, pour récompense du service qu’il a rendu à un magistrat du peuple, qu’on lui donne un commissaire pour exécuter l’ordre dont il est porteur ; mais il éprouve le même refus qu’aux Cordeliers, et se voit de nouveau réduit à lui seul.

Pour se frayer la route de l’Abbaye et exécuter son courageux projet, il avait besoin de quelque secours, et il fallait qu’il fût armé. Il trouve heureusement sous sa main un jeune homme de ses amis qu’il engage à se joindre à lui. Ils vont ensemble dans la maison où logeait l’abbé Godard ; là il prend un fusil avec sa baïonnette, et fait donner un sabre à son ami. Arrivés à l’Abbaye, ils parviennent à percer la foule et à gagner la porte de la salle basse où il s’était assuré le matin même, et par le rapport du geôlier, que son ami était renfermé. Les avenues n’en étaient pas encore obsédées par le peuple, qui ignorait qu’il y eût des prisonniers, par l’effet des précautions qu’avait prises le geôlier, et que je dirai tout-à-l’heure.

Là, il montre au geôlier l’ordre dont il était porteur. Celui-ci observe, avec raison, que l’ordre était adressé au concierge, et qu’il n’est, lui, qu’un subalterne, ne pouvant rien prendre sur lui ; que d’ailleurs l’élargissement ne peut se faire que par un commissaire de section. Dreux combat sa résistance par toutes sortes de raisons. Personne ne saura que l’élargissement s’est fait sans commissaire ; il lui laissera l’ordre aussitôt qu’il l’aura exécuté, etc., à quoi il ajoute un assignat de 50 francs, et la promesse de 250 encore s’il lui délivre son prisonnier. Le geôlier s’adoucit, mais sans faire de promesse bien positive ; ce qui fait sentir à Dreux la nécessité de ne pas désemparer.

Il se met donc en sentinelle à la porte, et, sous ce prétexte, il s’occupe d’empêcher qu’il ne se fasse près de son poste aucun attroupement, observant que s’il s’y rassemblait quatre hommes, il y en aurait bientôt dix, et puis vingt, et puis cent. Pour cela, comme on arrivait, en passant devant lui, à un petit passage derrière l’église, il s’imagine de dire à tous venans d’une voix brutale : On ne passe point ; et à ceux qui insistaient : Vous voulez donc forcer la consigne ?

Dans cette salle étaient renfermées environ soixante personnes amenées dans la nuit du samedi au dimanche. L’abbé Godard conte comment cette nuit et la journée du dimanche, jusqu’au moment du massacre, se passèrent.

Il n’y a qu’un témoin oculaire qui puisse peindre cette terrible situation. Outre qu’ils s’attendaient dès le matin à leur destinée, d’après les bruits vagues dont ils avaient été instruits avant leur translation, le canon d’alarme tiré vers les dix heures, le mouvement qu’ils entendaient autour d’eux, et, lorsque les massacres furent commencés, des bruits plus distincts leur annonçaient un sort funeste. À plusieurs reprises, le geôlier était entré pour leur dire que le peuple était attroupé, mais que la garde nationale les défendrait, et qu’il ne leur arriverait rien (quoiqu’il n’y eût aucune garde nationale, et qu’aucune défense n’eût été faite). Vers les sept heures il leur avoua qu’on avait massacré les prisonniers des autres salles, mais que, s’ils voulaient s’abstenir de parler et éteindre leur lumière, on ne s’apercevrait peut-être pas qu’il y avait du monde en cet endroit, et qu’on n’arriverait pas jusqu’à eux ; mais, dans ce silence même que son conseil fit garder, les malheureux entendaient les cris féroces du peuple et ceux des victimes qu’on immolait, et, après s’être prêté les uns aux autres les secours de la religion, ils attendaient la mort à laquelle les avis du geôlier étaient autant de préparations oratoires.

L’abbé Godard avait observé dans la salle une fenêtre assez élevée, mais à laquelle on conçut qu’on pouvait atteindre en s’aidant d’une fontaine de grès qui n’en était pas éloignée. Il y était monté, et avait reconnu que cette fenêtre donnait sur une petite cour dans laquelle il était possible de descendre. Il avait fait part à ses compagnons de sa découverte. Le moment vint bientôt d’en faire usage.

La nuit s’avançait et le danger s’approchait. Les Marseillais et autres tigres rôdaient autour de l’enceinte où ils sentaient leur proie, et commençaient à se rassembler près de la porte en plus grand nombre : plusieurs fois quelques-uns avaient proposé à Dreux de le relever de son poste ; il les refusait obstinément, disant qu’il n’était pas las ; et lorsqu’on le pressait davantage, il prenait leur langage en disant : Que sais-je si on ne veut pas m’éloigner pour trahir la nation ? mais je resterai.

Enfin, vers minuit, la horde féroce remplissant les avenues de la salle où étaient nos prisonniers, et demandant à grands cris qu’on la leur ouvrit, le geôlier, forcé de leur livrer les victimes, s’approche de la porte contre laquelle était collé Dreux. Celui-ci ne se retire qu’autant qu’il le fallait pour laisser passer le bras du geôlier, qui est obligé par-là de s’approcher du jeune homme.

Comme il mettait la clef dans la serrure sans faire mention de l’ordre de Manuel, Dreux, qui avait mis la crosse de son fusil à terre, lui applique la baïonnette sur le côté, en lui jetant un regard non moins expressif que son geste, et qui lui fit entendre très-clairement qu’il fallait montrer le billet. Le geôlier, si bien averti, tire en même temps la clef de la serrure et le billet de sa poche, et dit à la troupe des assassins : Messieurs, je dois vous dire, avant d’ouvrir, que je suis porteur d’un ordre de M. Manuel, procureur de la commune, pour délivrer un des prisonniers qui sont là-dedans.

Un orde de M. Manuel ! s’écrie Dreux aussitôt ; M. Manuel est un magistrat du peuple, un bon citoyen, mais il faut voir cet ordre. Alors il le prend des mains du geôlier, a l’air de l’examiner et de reconnaître la signature, le lit ensuite à haute voix, omet la clause que le citoyen n’a pas monté sa garde en personne, fait valoir les signatures des Montmoro et autres agitateurs du peuple, dont l’ordre est muni, et, mettant le papier à terre pour le faire lire, à la lueur des torches, par ceux qui l’environnaient, et dont aucun peut-être ne savait lire, il fait passer tout d’une voix la résolution de sauver d’abord l’abbé Godard.

Le geôlier ouvre et crie : Monsieur Godard, sortez, M. Manuel vous réclame. Point de réponse. Dreux et son camarade répètent cet appel à grands cris. On garde un profond silence. L’abbé Godard n’était plus dans la salle ; il était passé, avec huit ou dix autres, par la fenêtre, dans la petite cour.

Lorsque les prisonniers avaient entendu redoubler autour d’eux, dans la prison, le bruit qui leur annonçait l’approche des assassins, plusieurs d’entre eux avaient mis en usage la découverte de l’abbé Godard. Celui-ci dormait alors sur une chaise, depuis environ une heure, d’un sommeil assez tranquille. Aux cris du peuple, il s’était réveillé en sursaut. Il avait vu plusieurs de ses compagnons escalader la fenêtre, et il en avait fait autant.

Il faut se peindre maintenant la désolation de Dreux, ne trouvant pas son ami dans cette même salle où il l’avait vu le matin. Il ne peut se persuader qu’il n’y est pas. Il prend lui-même une torche et parcourt la salle, appelant de nouveau, visitant tous les coins, éclairant et fixant tous les visages, et laissant trop voir son désespoir de ne pas trouver le prisonnier qu’on réclamait, et qu’il avait jusque-là fait semblant de ne pas connaître.

Il voyait échouer là tous ses efforts et s’évanouir toutes ses espérances. Où retrouver l’homme qu’il cherchait ? Était-il encore vivant, ou s’était-il trouvé dans quelqu’une des salles où les assassins s’étaient déjà portés ? Comment sortir de cette horrible incertitude ? Il s’en tira pourtant, en s’avisant de la petite fenêtre, soit de lui-même, soit d’après quelques signes de quelques-uns des prisonniers qui, l’ayant vu plusieurs fois venant visiter l’abbé Godard à la Mairie, voyaient bien qu’il n’était là qu’à bonne intention. Quoi qu’il en soit, car je n’ai pas éclairci ce doute, il comprit qu’il fallait que l’abbé Godard fût sorti par cette fenêtre, et songea, sur-le-champ, par quelle route il pourrait arriver jusqu’à lui.

Le bon jeune homme raconte qu’en faisant cette visite, la torche à la main, il fut saisi d’un sentiment de douleur profonde, et, en même temps, d’un respect religieux, à la vue de tous ces ecclésiastiques, dont plusieurs étaient d’un âge avancé, la plupart à genoux, priant, attendant la mort d’un air calme, sans proférer une plainte, sans verser une larme, et, au milieu d’eux, le curé de Saint-Jean-en-Grève, octogénaire à cheveux blancs, curé depuis cinquante ans, ayant rempli cette longue carrière de toutes les vertus civiles d’un homme public et de toutes les vertus religieuses d’un bon pasteur, et donnant à ses compagnons le signal de la résignation, seule arme qu’ils voulussent opposer au fer des assassins.

Il fut frappé, surtout, d’une autre circonstance véritablement remarquable, c’est qu’à l’appel réitéré qu’on faisait d’un homme absent, et que tous savaient bien n’être plus parmi eux, aucun de cette troupe ne répondit, quoique ce fût là un moyen assez naturel de tenter d’échapper au danger, même sans nuire à celui auquel ce secours était offert, et qui n’en pouvait plus profiter. Il y a dans ce silence universel quelque chose de grand et de touchant. L’abbé Godard, dans le récit de cette circonstance, ajoute : Et je me flatte que moi-même, si j’eusse été dans la salle, je n’aurais pas répondu.

Je reprends mon récit. L’intérêt qu’avait laissé voir Dreux à chercher l’abbé Godard, et son chagrin de ne pas le trouver, le rendirent à la fin suspect. Quelques-uns des brigands dont il était environné se communiquent leurs soupçons : Dreux ne s’amuse pas à les combattre, ce qui aurait accru son danger sans mesure ; mais, avec une présence d’esprit vraiment étonnante, il imagina sur-le-champ de les détourner, en saisissant rudement le bras d’un de ces pauvres prêtres, et le traînant vers la porte avec un air brutal et des mots menaçans. Le malheureux ecclésiastique, qui l’avait vu plus d’une fois à la Mairie venant visiter l’abbé Godard, imagina assez naturellement qu’à défaut de son ami, qu’il ne trouvait point, le jeune homme voulait bien le sauver. Il serrait affectueusement la main de son libérateur. Dreux, de son côté, démêlant cette erreur dans les regards et les gestes de ce pauvre homme, éprouvait un serrement de cœur inexprimable ; mais, résolu de sauver son ami et son bienfaiteur, arrivé à la porte, il lâche la main du prêtre, prévoyant, sans pouvoir l’empêcher, que le malheureux serait une des premières victimes, et à ce moment, en effet, commencèrent les meurtres, et tout ce que renfermait la salle fut massacré.

Echappé lui-même à un si grand danger, et suivi de loin de son camarade et d’une troisième personne, l’hôte de l’abbé Godard, qui, revenu de la campagne le soir même, était accouru à l’Abbaye sur la nouvelle du danger de son ami, il cherche la porte qui pouvait le conduire à la petite cour : dans ses recherches, il arrive à une ruelle terminée par un mur peu élevé, qu’il imagine fermer un des côtés de la petite cour ; un tas de terre et de pierres amassées contre ce mur, lui donne la facilité d’y monter et de vérifier sa conjecture. Au clair de la lune, il distingue fort bien huit à dix personnes, parmi lesquelles il reconnaît l’abbé Godard à sa grande taille. Pendant cette observation, il voit à ses côtés un homme monté comme lui, mais avec d’autres intentions, qui, armé d’un fusil, allait tirer sur les gens de la petite cour. Dreux fait un mouvement brusque qui a l’air d’une maladresse, et qui, relevant le fusil par le haut, le fait tomber des mains de son homme, à qui il fait mille excuses, et qui descend avec lui dans le dessein de chercher la porte de la cour, mais dont il a bientôt l’adresse de se séparer.

Il revient alors joindre ses deux amis ; et les observations qu’il venait de faire lui ayant servi à s’orienter parfaitement, il alla se placer à la porte de l’endroit où son ami s’était refugié. Il y serait demeuré sans agir s’il l’eût pu ; mais le peuple s’attroupait en cet endroit, et bientôt les massacreurs s’en approchèrent. Comme ils n’avaient point de geôlier avec eux, on se disposa à enfoncer la porte ; mais auparavant, Dreux, ayant demandé et obtenu du silence, rappelle et répète l’ordre de Manuel aux assassins, parmi lesquels plusieurs en avaient déjà entendu la lecture à la porte de l’autre salle, et avaient promis de sauver le prisonnier. On enfonce la porte ; on appelle Étienne Godard ; celui-ci, voyant les baïonnettes baissées et les sabres nus, croit aller à une mort certaine, et se persuade qu’on ne le distingue de ses compagnons que pour le traiter avec plus de barbarie ; car il n’avait point reconnu encore la voix de Dreux. On peut imaginer quelle fut sa surprise lorsqu’il voit son ami qui, aidé de ses deux camarades, lui fait percer la foule et gagner le petit passage dont j’ai déjà parlé plus haut, et qui avait une issue dans l’église. Il était une heure du matin ; une assemblée de section venait de s’y tenir ; le suisse venait de fermer les portes, excepté celle par laquelle Dreux et ses compagnons venaient d’entrer, et qui les aurait ramenés au lieu d’où ils fuyaient. Ils ne doutaient pas que les assassins ne vinssent bientôt poursuivre dans l’église ceux qui pourraient s’y réfugier, comme il arriva en effet peu de momens après. Ils parviennent, après beaucoup d’instances aidées de menaces, à se faire ouvrir la grande porte, et puis celle de la grille ; et en criant à tue-tête, Venez par ici ; ils sont par-là. Vive la nation ! ils traversent heureusement une autre foule de peuple assemblée de ce côté, et débouchent dans la rue Sainte-Marguerite.

En sauvant ainsi leur ami de tant de dangers, ils firent encore une bonne action de plus. Un pauvre prêtre, réfugié comme eux dans l’église, et ne sachant comment en sortir, s’était caché derrière la porte ; en les voyant arriver, il les prit pour des assassins. Ils l’aperçurent tremblant. Ce malheureux n’avait point de chapeau, et avait le costume ecclésiastique circonstance qui accroissait beaucoup le danger pour lui-même et pour ceux qui voudraient le sauver. C’était un pauvre curé arrêté à quinze lieues de Paris par des fédérés, dans un château dont ils faisaient la visite, et qui, sur ce délit, avait été traduit la veille dans la prison de l’Abbaye.

L’un des jeunes gens lui donna son chapeau, et ils le firent passer au milieu d’eux à la faveur du tumulte et de l’obscurité. Comme il avait été jeté en prison à son arrivée à Paris, il n’avait ni feu ni lieu ; il n’était pas sûr de le mener dans une auberge ; enfin, il indiqua un homme de sa connaissance au cloître Saint-Jacques-de-la-Boucherie, où le troisième ami de l’abbé Godard le conduisit sain et sauf.

J’ai écrit ceci quelques semaines après l’événement, d’après le récit rapide que m’en a fait l’abbé Godard lui-même, qui m’a fait connaître ensuite son libérateur, à qui j’ai rendu depuis quelques services, et dont le courage et l’action généreuse sont bien faits pour inspirer en sa faveur le plus vif intérêt.