Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Préservatif contre une adresse à l’Assemblée nationale


Préservatif contre une Adresse à l’Assemblée nationale.

Pag. 598. L’abbé Morellet qui avait dirigé contre l’intolérance toutes les forces du raisonnement et de l’ironie, dans un temps où l’intolérance était puissante et armée, vit avec effroi les insultes faites à la religion, qu’il avait toujours défendue en attaquant les erreurs du faux zèle ; et il s’éleva bientôt avec le même courage contre une autre sorte d’intolérance, celle des impies et des persécuteurs. On a vu dans la première partie de ces notes quelques extraits de ses ouvrages contre les amis de l’inquisition ; il va maintenant remplir un devoir non moins honorable et bien plus dangereux.

Il a quelques mois qu’on a publié, sans parvenir à le rendre public, un petit ouvrage de 140 pages, intitulé : Adresse à l’assemblée nationale, sur la liberté des opinions, celle de la presse, etc.

Ni le style, ni le fond de cet ouvrage ne méritent qu’on le distingue de tant d’autres productions médiocres ou mauvaises dont le public est assailli ; mais on y établit quelques opinions si violentes, on y met si fort à découvert certaines maximes qui peuvent alarmer les bons citoyens, on les donne avec tant d’assurance comme conformes aux principes de la constitution et à ceux de l’assemblée, qu’on a cru devoir appeler le public à quelque attention sur une brochure d’ailleurs bien digne de l’oubli d’où nous la tirons pour quelques momens.

On nous à montré l’auteur de cette adresse, et on nous a dit qu’il s’appelait M. Naigeon, qu’il avait été fort lié avec Diderot, qu’il avait fait où compilé quelques articles de l’Encyclopédie, et mis quelques notes à la traduction du Lucrèce de M. de la Grange ; qu’il était de son métier éditeur, compilateur, commentateur, se piquant de beaucoup d’érudition et plus encore de philosophie, et s’étant fait tout-à-coup homme d’état, de savant en us qu’il se flattait d’être.

On peut reconnaître facilement cette prétention à l’érudition, dans les citations, remarques, notes, observations, éclaircissemens, épigraphes, etc., qui forment la moitié de son ouvrage.

Elle se montre surtout dans ses heureuses et piquante citations. Les jeunes écoliers de troisième, à qui les anciens ne sont pas encore bien familiers, pourront y recueillir les traits suivans :


Probitas laudatur et alget.
Major è longinquo reverentia.
Camarinam ne moveas.
Opinione, regina del mondo.
Vitia erunt, donec homines.
Nitimur in vetitum.
Interest reipublicæ cognosci malos.
Nemo repentè fuit turpissimus.

Si cependant nos jeunes gens avaient lu Tom-Jones, ils pourraient se dispenser de lire M. Naigeon pour y puiser ces leçons de morale et de politique ; car ils les auraient toutes apprises du bon Patridge, le compagnon de l’aimable Tom-Jones, qui, ayant exercé la profession de maître d’école, enrichit aussi sa conversation de toutes ces savantes citations.

Mais la morale et la politique de M. Naigeon ne sont pas toujours aussi innocentes que celle du bon Patridge ; car il parle de Dieu et de la religion, des rois et surtout des prêtres, d’une manière qui lui eût mérité du maître d’école une verte correction. Il faut donner à nos lecteurs quelques idées de la profonde doctrine de ce grand philosophe, de ce grand théologien, de ce grand homme d’état.

Je les présenterai en les prenant çà et là dans sa brochure qui, n’ayant point de plan, peut être examinée sans qu’on s’asservisse à l’ordre des pages, le seul qu’on puisse y démêler.

M. Naigeon, dans son Adresse à l’assemblée, se propose trois objets : le premier, de faire détruire le christianisme, et même la simple croyance en Dieu ; le second, de décrier et d’avilir les prêtres ; le troisième, d’obtenir pour la presse une liberté illimitée : trois vues qu’il croit dignes de toute l’attention des gouvernemens.

I. M. Naigeon nous enseigne d’abord que Dieu n’est dans la machine du monde, qu’une roue de luxe, un hors-d’œuvre, un double emploi… Que le nom de Dieu, ainsi celui d’infini, sont des mots vides de sens, que les sciences exactes et leur méthode rigoureuse conduisent (en cette matière) à des conséquences très-philosophiques, mais très-contraires aux préjugés reçus ; p. 22, etc.

Qu’à l’aide d’une élégante et profonde analyse, on découvre que l’ordre, l’arrangement de l’univers, régulier selon notre manière ordinaire de concevoir, n’est pas nécessairement l’effet d’un plan, d’une intention, ce qui, comme on voit, met à bas la roue de luxe, nous dispense du hors-d’œuvre et nous fait éviter le double emploi ; et voici comment procède dans son élégante et profonde analyse le grand mathématicien M. Naigeon.

» Pour tout homme qui calcule, toutes les combinaisons possibles sont régulières ; les combinaisons, auxquelles nous donnons ce nom, ne diffèrent réellement de celles que nous appelons défectueuses et irrégulières, qu’en ce que les premières existent en vertu de certaines lois nécessaires que l’observation nous a fait découvrir, et que les causes et les lois des secondes nous sont absolument inconnues. »

C’est ainsi que l’auteur démontre à sa manière qu’il n’y a point de Dieu ; mais en cela il est aisé de voir qu’il ne nous énonce que le théorème, sans nous en communiquer la démonstration, et qu’il ne nous fait connaître ni sa formule ni ses opérations. Il nous assure bien que les combinaisons régulières ne diffèrent des combinaisons irrégulières que par la connaissance que nous avons des causes de celles-là qui nous manque pour celles-ci ; mais il ne nous prouve point cette parfaite ressemblance, et sa prétendue démonstration et son analyse élégante se réduisent à une simple assertion.

Après avoir fourni sa démonstration contre l’existence de Dieu, M. Naigeon, enorgueilli de sa belle découverte, et tout glorieux de sa hardiesse, déplore la faiblesse du grand Newton, qui a daigné parler de Dieu à la fin de ses Principia mathematica, et qui, en y donnant, dit-il, les preuves banales de l’existence de Dieu, n’est plus qu’un mauvais logicien qui se traîne servilement sur les pas des théologiens, et qui se sert de leurs argumens et de leurs sophismes.

Certes, si M. Naigeon est assez habile pour traiter Newton avec cette légèreté, il faut convenir qu’il n’est pas modeste.

Mais, pour sauver l’honneur de Newton, M. Naigeon aime à croire, ce sont ses paroles, que ce grand homme n’est pas l’auteur de la profession de théisme qui souille la fin des Principia mathematica ; qu’elle est de Clarke, le disciple et l’ami de Newton. Il n’en peut donner aucune preuve. Cette partie de l’ouvrage a toujours été sous le nom de Newton ; n’importe, M. Naigeon aime à croire ceci plutôt que cela, et il se flatte que ce sera là une raison pour ses lecteurs.

Cependant il faut qu’il n’ait pas beaucoup compté sur cette explication, car il nous en donne une toute différente, en nous disant que Newton ne s’est déterminé à dire un petit mot de Dieu et à introduire dans la machine du monde cette roue de luxe, ce hors-d’œuvre, ce double emploi que d’après le conseil d’un de ses amis, et pour ne pas se brouiller avec les théologiens, qui goûtent d’autant moins la raison des autres, qu’ils ne se servent jamais de la leur, pag. 30 et 31. Et si nous demandons quelle preuve a M. Naigeon de l’athéisme de Newton, il nous apprendra que ce fait curieux et peu connu lui a été attesté par plusieurs Anglais qui avaient vécu dans une grande intimité avec les disciples de Newton.

J’avoue que je suis un peu surpris qu’un homme, assez difficile en preuves pour traiter Newton et Clarke et Locke de mauvais logiciens et de sophistes, ose nous donner comme une preuve recevable d’un sentiment de Newton, contraire à celui que ce grand homme a consigné dans ses écrits, l’autorité de quelques inconnus qui ont vu les disciples de Newton, mort il y a plus de soixante ans, et qui ont instruit M. Naigeon tout seul de ce fait curieux et peu connu.

Mais cette autorité des Anglais, de qui M. Naigeon tient que Newton était athée, se trouve encore démentie par des faits que le grand savoir de M. Naigeon ne devrait pas lui avoir laissé ignorer, ou que sa bonne foi ne devait pas dissimuler.

Ce n’est pas seulement dans les Principia mathematica que Newton a déposé des sentimens contraires à cœux que lui prête M. Naigeon. Je trouve dans son Optique ces propres paroles :

« Les principes des choses matérielles ont été assemblés, dans la première formation, par la direction d’un agent intelligent. Ce n’est pas agir en philosophe que de rechercher aucune autre origine du monde, ou de prétendre que les simples lois de la nature aient pu tirer l’univers du chaos. Tandis que les comètes se meuvent en tout sens dans des orbes extrêmement excentriques, un destin aveugle ne pourrait jamais faire mouvoir toutes les planètes en un même sens dans des orbes concentriques. Une uniformité si merveilleuse dans le système planétaire, doit être nécessairement regardée comme l’effet d’un choix. Il en est de même de l’uniformité qui paraît dans le corps des animaux… Tout cet artifice ne peut être que l’effet de la sagesse et de l’intelligence d’un agent puissant et toujours vivant, etc. » Newton, Optique, liv. 3, trad. de Coste.

J’avoue qu’il me paraît déraisonnable de penser qu’une doctrine exposée si nettement en divers endroits des ouvrages de Newton ne soit pas la véritable opinion de ce grand homme. Ce sera donc de son propre mouvement que Newton aura tenté de prouver l’existence de Dieu, et dès-lors il lui sera impossible d’échapper au mépris de M. Naigeon. Je n’en suis fâché ni pour Newton ni pour M. Naigeon.

Newton n’est pas le seul qui ait encouru la disgrâce de M. Naigeon, pour avoir dit un petit mot de Dieu. Ce rigoureux critique censure non moins durement pour le même délit, Montesquieu, Helvétius et Buffon, qu’il traite d’esprits pusillanimes, en ce qu’ils ont été, dit-il, retenus par la crainte de choquer les opinions générales et d’irriter les prêtres et les moines.

« Observez, dit il, comment une déférence aveugle pour les superstitions de son pays, a rapetissé la tête et les idées de Montesquieu, et d’Helvétius dans le livre de l’Esprit, et de Buffon dans l’Histoire naturelle, qui n’est souvent qu’une espèce de logogriphe philosophique, combien cette terreur a faussé l’esprit des écrivains, etc. »

Un homme qui trouve la tête de Montesquieu étroite, et l’esprit de Buffon faussé, est assurément difficile ; mais il se montre tel encore, lorsqu’il juge que ces philosophes ne se sont pas donné assez de liberté. Il se pourrait aussi que, lorsqu’il les accuse de dissimulation, il se trompât en leur prêtant des sentimens qu’ils ne partageaient pas avec lui, et qu’ils peuvent n’avoir pas énoncés parce qu’ils n’étaient pas les leurs. Je ne dirai rien de Buffon, mais je ne crois pas que ni Montesquieu, ni Helvétius se fussent aussi bien démontré à eux-mêmes que l’a fait M. Naigeon, qu’il n’y a aucune différence réelle entre la combinaison régulière qui règne dans l’univers, et une disposition toute contraire, du genre de celles où nous voyons, nous autres hommes communs, le désordre et l’irrégularité.

Mais en accordant que Montesquieu et Helvétius ont dissimulé par faiblesse les opinions fortes qu’énonce aujourd’hui l’auteur de l’adresse, écoutons les leçons de courage que dicte ce nouveau missionnaire.

« L’usage de la double doctrine convient mieux à un hiérophante, qui ne vit que de l’ignorance et de la crédulité des peuples, qu’à un philosophe qui, même au péril de sa vie, ne doit pas refuser à la vérité un sacrifice, que cent fanatiques ont fait au mensonge… Les lignes tracées par le sang d’un philosophe sont bien d’une autre éloquence. »

Sur cette rodomontade je ferai une observation : c’est que l’auteur de l’adresse impose ici aux philosophes qui ont eu quelque réserve, un devoir dont il s’est affranchi lui-même, et qu’il leur prêche des vertus qu’il n’a pas montrées. Car j’entends dire que, jusqu’à ce moment, en publiant des écrits forts libres, il est demeuré anonyme et a usé de beaucoup de précautions pour n’être pas connu.

Or, le temps où il a eu cette discrétion était pourtant celui auquel il pouvait montrer le grand courage dont il fait aujourd’hui parade. Il ne courait pas, à la vérité, un risque aussi grand que celui qu’il blâme les philosophes de n’avoir pas bravé ; mais enfin, ils ont affronté la Bastille, ce qui était assez ; et si M. Naigeon en eût fait autant, les lignes tracées, non pas de son sang, mais à la vue d’une prison d’état, auraient été d’une toute autre éloquence que celles qu’il lui est loisible d’adresser à l’assemblée nationale elle-même. Aujourd’hui rien ne soutient un pauvre écrivain que son talent ; il n’y a plus de risque à courir, M. Naigeon a laissé échapper pour lui une occasion d’écrire quelques lignes éloquentes, qu’il ne retrouvera pas… Son courage ne se montre que contre une puissance désarmée, et la bravoure de ce valeureux champion me rappelle celle d’un matamore, qui se vantait d’avoir coupé les jambes à un Espagnol. Et pourquoi pas la tête, lui demanda-t-on ? Oh, dit-il, c’est qu’on la lui avait déjà coupée.

M. Naigeon continuant de nous instruire des moyens de détruire, non-seulement le christianisme, mais, comme on l’a déjà vu, jusqu’à la simple croyance en un Dieu, nous enseigne, page 16, « qu’il ne faut pas lier la morale à la religion, parce que toutes les idées religieuses (notez toutes) étant, par leur nature, vagues, incertaines et vacillantes comme toutes celles dont l’ignorance, la terreur et l’imagination ont été l’origine, l’évidence d’une religion quelconque est nécessairement, dans tous les hommes, une quantité variable, et qu’il y a par conséquent tel période de la raison où cette évidence est zéro, et tel autre où elle est négative. »

On voit clairement dans cet étalage de langage mathématique, que M. Naigeon a appris, comme tout le monde, assez d’algèbre et de calcul pour savoir ce que c’est qu’une quantité variable et une quantité négative, ce qu’il a cru sans doute bien important pour sa gloire de nous faire connaître. Mais après avoir rendu justice à son profond savoir, ne pourra-t-on pas lui demander à quel période est sa raison, et surtout son goût, lorsqu’il nous donne d’un ton si doctoral un pareil galimatias ?

Nous croyons facilement que l’évidence d’une religion est pour lui zéro ou même une quantité négative ; mais le ridicule et l’absurdité de ce langage, appliqué à des objets auxquels il convient si mal, ne sont-ils pas des quantités bien positives ?

L’auteur poli de cette adresse nous dit ensuite, que lorsque les prêtres ont attaché sottement le sort de la morale à celui de la religion, la plupart des hommes se rappelant à l’époque des passions ce que de stupides instituteurs leur ont répété tant de fois, qu’il n’y a ni probité, ni morale sans religion ; que celle-ci est le plus ferme appui de celles-là ; ils en concluent que tous les devoirs de l’homme et du citoyen se réduisent à cette seule formule, fais ce que tu voudras, et ne sois pas pendu.

L’auteur n’est pas exact dans son exposé… Les prêtres enseignent bien que la religion est le plus ferme appui de la morale ; mais parmi eux tous ceux qui sont raisonnables conviennent que la morale a d’autres appuis ; et dès-lors la conséquence que tire le disciple que M. Naigeon donne au prêtre, n’est pas légitime.

Quand le prêtre dit au peuple qu’il n’y a ni probité, ni morale sans religion, il lui dit malheureusement une grande vérité de fait, puisqu’il est bien généralement vrai qu’un peuple grossier et sans instruction, et avili par la pauvreté et l’ignorance inséparable de son état, perd toute morale, sitôt qu’il n’est pas retenu par le frein de la religion. Cela est ainsi au moment où M. Naigeon et moi nous écrivons. Pourquoi M. Naigeon ne veut-il pas qu’on le dise ?

Les prêtres, en liant la morale à la religion, ne détruisent pas les motifs qui peuvent établir la morale indépendamment de la religion ; ils n’empêchent pas les moralistes et les philosophes d’exposer ces motifs. Qu’ils les exposent donc, qu’on y ajoute toute l’efficacité que les lois peuvent leur prêter. Les instituteurs religieux en profiteront, ils y joindront leurs enseignemens, sans empêcher ceux de la philosophie et du gouvernement.

Je voudrais encore que M. Naigeon nous assignât une différence positive et réelle entre la morale de l’homme du peuple, qui a secoué le joug de la religion dans laquelle il a été élevé, et celle d’un homme de la même classe dans la société qui a été instruit à ne pas croire en Dieu, et je doute qu’il pût en trouver aucune à l’avantage de celui-ci. L’un et l’autre sont supposés vivre dans un pays où il existe quelque morale privée et publique, et des lois. Pour l’un et pour l’autre, cette morale et ces lois seront les mêmes, et pourront servir également à les détourner du crime. Si elles suffisent à celui qui n’aura jamais cru en Dieu, elles suffiront à celui qui a cessé d’y croire. Si celui-ci se dit à lui-même, fais ce que tu voudras pourvu que tu ne sois pas pendu, cette maxime sera également à l’usage de celui-là, et je suis convaincu que l’auteur de l’adresse lui-même ne confierait pas plus facilement au second qu’au premier sa bourse et ses manuscrits.

II. Nous voici arrivés au second objet des grands travaux de l’auteur, qui est de décrier et d’avilir les prêtres, défenseurs nés des principes religieux, monstres dont ce nouvel Hercule entreprend de purger la terre. Et il faut convenir que ses moyens sont fort bien choisis.

Les prêtres, dit-il, sont des espèces de bêtes féroces qu’il faut enchaîner et emmuseler lorsqu’on ne veut pas en être dévoré. Il est surtout de l’intérêt général que le prêtre soit avili… Sur quoi l’auteur observe qu’ici, comme en beaucoup de choses, on n’a rien fait tant qu’il reste quelque chose à faire, et que le projet d’affaiblir les prêtres, et de les décréditer entièrement dans l’esprit des peuples, est de ce genre ; qu’un des moyens les plus efficaces pour cela est de les appauvrir, et que ce sont là les principes qui auraient dû guider le conseil du roi dans la convocation et l’organisation des états-généraux, etc. p. 38, 39 et suivantes.

Je me permettrai un petit nombre de réflexions sur ces extravagantes atrocités données comme des maximes d’une haute politique.

Ne faut-il pas avoir perdu le sens pour avancer qu’il est utile et nécessaire que le prêtre, jusqu’à présent le seul précepteur de morale qu’ait le peuple, soit avili aux yeux du peuple ? que celui qui enseigne qu’il faut aimer son prochain, obéir aux lois, ne prendre ni le bœuf, ni l’âne, ni la femme d’autrui, ne point mentir, ne point tuer, et qui nous montre au-dessus de nous un être tout-puissant et juste, qui récompensera les bons et punira les méchans, soit regardé par ceux qu’il instruit comme une bête féroce ?

Comment peut-on se dissimuler que cet avilissement, du prêtre et son appauvrissement, même sans l’horreur qu’on veut inspirer de lui, ne peuvent manquer de rendre dans sa bouche toutes ses leçons vaines et ses instructions sans effets ? La pauvreté volontaire de quelques ordres religieux ne les a pas empêchés d’être utiles à la morale du peuple, parce qu’elle n’était pas individuelle, qu’elle ne mettait pas l’instituteur particulier dans la dépendance, dans l’avilissement ; mais qui ne voit qu’une pauvreté forcée, qui met le prêtre au niveau du paysan et du journalier, ôte à son ministère tout le poids, toute la considération dont il a besoin, puisqu’après tout il est de la nature de l’homme, que toutes les mesures de la nouvelle constitution ne changeront pas, de considérer la richesse et de mépriser la pauvreté ?

Ne peut-on pas dire encore : s’il faut que le prêtre soit avili et regardé comme une bête féroce, à quoi peut-il servir et pourquoi garder de l’espèce ? Il est impossible de comprendre pourquoi l’auteur en laisse un seul vivant. Je crois bien, en effet, qu’il tend à ce but, mais que ne le dit-il nettement ? et à l’imitation des Marat, des Démoulins et autres illustres, que n’excite-t-il les patriotes à traquer d’un bout du royaume à l’autre les évêques et les curés et les religieux, comme autant d’hyènes ou de loups ?

Mais l’auteur va justifier ses rigoureux conseils. L’habit ne fait pas le moine, dit-on, mais le contraire de cet adage est bien plus souvent vrai. La robe du prêtre produit, à son insu, une révolution très-marquée dans ses idées et son caractère. J’en ai connu plusieurs, je les ai observés avec soin, et je n’en ai jamais rencontré un seul qui ne conservât quelque chose du prêtre, et dont le véritable dieu ne fût l’intérêt.

Il me semble que l’auteur n’a pu connaître intimement un assez grand nombre de prêtres pour porter en connaissance de cause un jugement aussi général. Supposons qu’il en ait connu ainsi dix ou douze, c’est beaucoup plus que n’en peut connaître un seul homme qui ne vit pas dans une société de prêtres ; mais comment pourra-t-il en conclure pour cent mille ?

Non, monsieur Naigeon, votre règle est fausse. Et moi aussi, j’ai connu beaucoup de prêtres, et j’ai vu qu’un prêtre est comme un autre homme ; que quand la nature ou l’éducation l’ont fait sot, pédant, vain, esprit faux, il reste tout cela comme vous qui n’êtes qu’un laïque, et que la prêtrise ne le rend ni pire ni meilleur. J’ai vu que lorsqu’un homme d’un bon esprit, de mœurs douces, d’un caractère droit, est par malheur prêtre ou évêque, on retrouve en lui ces bonnes qualités, malgré sa robe et sa consécration.

Qu’au théâtre, où le but principal est l’amusement passager des spectateurs, on n’oublie point ce qu’on appelle le couplet du procureur, et que M. Brigandeau se plaigne lui-même de la maudite robe, cela est bien parce que cela est plaisant. Au sortir de la pièce, le spectateur n’en ira pas moins confier ses intérêts les plus chers à un procureur, qu’il regardera comme un honnête homme, et qui le sera en effet, et plus délicat peut-être que ne l’ont été Dancourt et Dufresny, mettant toujours sur la scène des procureurs fripons.

Mais que dans une discussion soi-disant philosophique on établisse sérieusement et avec emphrase, comme un grand principe à méditer par les gouvernemens, et qui doit diriger leur conduite, cette prétendue influence de la robe sur le prêtre et sur l’évêque pour en faire des malhonnêtes gens, c’est en même temps l’excès de l’impertinence et l’excès du ridicule.

Cette mauvaise opinion des prêtres, énoncée comme un fait général, est bien anti-philosophique. L’estime que nous devons tous à la culture de l’esprit, à l’instruction conduit bien plutôt un homme sensé à avoir des prêtres une meilleure idée que de toute autre classe également nombreuse de la société. Leur éducation est en général plus sévère et surtout plus longue. Avec quelques connaissances, qui sont en effet de peu d’utilité, la plupart en acquièrent qui les mettent fort au-dessus du commun des hommes. Les principes de la morale religieuse, qui est presque en tout la même que la morale purement civile, leur sont plus familiers. Pour peu que les motifs religieux se joignent dans leur esprit à ceux-là, il doit en résulter en eux une tendance plus forte à être justes, bons, vrais ; en un mot, ou il faut penser que l’instruction ne tend qu’à corrompre les hommes, ce qui est bien peu philosophique, ou il faut croire que, toutes choses égales d’ailleurs, la classe des citoyens, parmi lesquels il y a plus d’instruction, est celle où il y a aussi le moins de corruption.

Je ne croirai donc point, sur la parole de l’auteur, que tous les prêtres ou presque tous les prêtres (car il a daigné dans une note reconnaître quelques exceptions), n’aient d’autre dieu que l’intérêt ; et quoique ce grand appréciateur de la probité des ecclésiastiques porte une bourse et un habit gris, je ne l’en crois pas plus honnête homme sur son costume seul, que le curé en soutane et en manteau long.

Il est vraiment absurde de prétendre qu’un état qui prescrit des devoirs sévères, une vie appliquée, des pratiques journalières de religion et de bienfaisance, et qui, d’un autre côte, ne fournit par lui-même et directement aucune occasion, aucune tentation de violer les lois de la morale, qu’un état semblable, dis-je, donne à ceux qui le professent, le caractère général d’immoralité que leur attribue leur ennemi.

Il n’y a point de profession dans la vie civile qui ne fournisse autant ou plus d’occasions et de tentations de ce genre que l’état ecclésiastique. Le procureur et l’avocat et le magistrat, qui ont entre leurs mains la fortune des citoyens, et pour qui une prévarication, souvent impossible à découvrir, peut être un moyen sûr de s’enrichir, seraient portés bien plutôt à ne prendre pour dieu que l’intérêt. Il faut dire la même chose du commerçant, du financier, du banquier, du notaire, du premier commis, et généralement de tout administrateur revêtu de quelque pouvoir. Si donc le métier de prêtre devait donner à tous ceux qui l’exercent l’intérêt seul pour Dieu, à plus forte raison pourrait-on faire ce reproche à chacune des classes que je viens de citer ; et puisque ce serait une insolente calomnie, on laisse à juger M. Naigeon…

« Il ne faut, continue M. Naigeon, dans un état que des citoyens paisibles, qu’ils soient d’ailleurs juifs, chrétiens, idolâtres, déistes ou athées, peu importe. Ce n’est pas dans la folle et ridicule espérance d’habiter un jour la Jérusalem céleste, ce n’est pas pour Dieu qu’on ne voit point, c’est pour les hommes qu’il faut être juste et vertueux, c’est pour vivre heureux sur la terre, le seul paradis que la raison puisse admettre. »

Tel est le ton de la philosophie tranchante de M. Naigeon. Que, sans croire en Dieu, il soit très-bon patriote, c’est ce que je ne lui disputerai pas ; mais je lui représenterai très-humblement, au nom de ceux qui y croient, que, pour être athée, il n’a pas le droit de traiter de fous et de ridicules quelques 23 millions 999 mille de ses concitoyens, qui voudraient être justes et vertueux non-seulement pour les hommes, ce qui va sans dire, mais pour un Dieu rémunérateur auquel ils croient encore. La hauteur des décisions de M. Naigeon, le mépris profond qu’il témoigne à ces pauvres gens, pourrait très-justement les choquer, et véritablement il courrait quelque risque en ce cas d’être regardé lui-même non-seulement comme fou ou ridicule, mais comme méritant, lui et ses pareils, ce traitement qu’il veut qu’on fasse à ceux qui ne pensent pas comme lui…

III. Dans la troisième partie, où l’auteur prétend défendre la liberté de la presse, comme un moyen subsidiaire pour remplir ses grandes vues, il soutient qu’on peut être sûr que, là où se publient des écrits séditieux, ils ne sont que le vœu commun, l’effort simultané des volontés vers la liberté, et les effets nécessaires d’une administration tyrannique. p. 64. 65, »

« Qu’un libelle diffamatoire, compromettant l’honneur, la liberté et la vie d’un citoyen, est un grand mal, mais que ce n’est qu’un mal particulier, individuel, au lieu que la liberté indéfinie de la presse est un bien général, dont les avantages sont inappréciables. p. 77. 78. »

« Et enfin que ce ne sont ni les bons princes qui défendent par des lois les libelles et les satires personnelles, ni les gens de bien qui sollicitent ces lois iniques. p. 71. 75. »

Nos lecteurs seront naturellement conduits à demander sur quelle base M. Naigeon appuie ses décisions, et sans doute on s’attend que nous discutions les preuves qu’il apporte de ces belles maximes. Mais non ; M. Naigeon ne prouve point, il énonce des opinions exagérées, en termes exagérés, et d’un homme comme lui l’assertion suffit. Nulle analyse de la question, nulle réponse aux objections les plus fortes. Il assure que la liberté de la presse ne doit avoir aucune limite en aucun cas, en aucun temps, en aucun pays, comme il assure que les prêtres sont des coquins et des bêtes féroces ; et il compte que ses lecteurs se diront à eux-mêmes, ipse dixit.

Nous nous trouvons ainsi dispensés de discuter rien, avec un homme qui ne prouve rien.

Mais, sans entreprendre de traiter ici cette importante question sur laquelle on a, ce me semble, beaucoup écrit, sans la résoudre d’une manière satisfaisante, je me contenterai d’un petit nombre d’observations qui suffiront pour faire voir combien M. Naigeon est loin de l’avoir traitée.

Il a distingué les écrits irréligieux, les écrits appelés séditieux et les écrits satiriques.

Il paraît aussi que la liberté illimitée qu’il sollicite de l’assemblée, est surtout celle d’imprimer et de publier tout ce qu’on veut contre Dieu et contre le gouvernement établi ; car il mollit un peu sur les libelles diffamatoires, puisqu’il veut que l’honnête homme diffamé puisse avoir recours à la loi et qu’il y ait des peines pour le libelliste calomniateur.

Or, j’observe d’abord que l’énumération de M. Naigeon n’est pas complète, ce qui est une grande faute de la part d’un analyste si profond. Il ne nous parle point des écrits qui blessent la morale, soit en attaquant les principes, soit en corrompant immédiatement les mœurs. Or, ce n’est pas là une petite omission. Les partisans d’une liberté illimitée de la presse ont été toujours fort embarrassés sur cet article ; il y en a peu qui osent assurer qu’il doit être loisible d’imprimer à l’usage du peuple, une instruction sur l’art de faire de fausses clefs, une exhortation au partage des terres, ou de vendre à la porte des colléges l’Aloysia ou le P. D. C.

Mais sitôt qu’on admet une restriction à la liberté, toutes ces généralités si rigoureuses, si fortement prononcées, perdent leur autorité ; il n’est plus vrai que le commerce des pensées ne doive être gêné en aucun cas, ni qu’on ne puisse pas distinguer très-raisonnablement entre la liberté et la licence, et les grands principes de M. Naigeon ne présentent plus qu’une déclamation dépourvue de vérité.

En second lieu, en apportant relativement à la morale une limitation à la liberté de la presse, on est nécessairement conduit à proscrire aussi, par des lois pénales, les ouvrages irréligieux d’une certaine classe, et notamment ceux par lesquels on tente de détruire dans l’esprit du peuple la doctrine de l’existence de Dieu, qui est réellement et certainement aussi, d’après ses opinions actuelles, le principal fondement de sa morale.

Et moi aussi j’aime la liberté, et je veux que la presse soit libre ; mais je ne puis croire qu’il doive être permis au premier venu de s’établir au coin des rues, prêchant l’athéisme aux portefaix, ni d’imprimer et de vendre à la porte de nos églises un catéchisme de six sous, où l’on enseignera que les prêtres, qui nous font craindre un Dieu vengeur du crime et rémunérateur de la vertu, sont en cela même de vils imposteurs.

Encore si M. Naigeon ne demandait cette entière tolérance que pour ses dissertations métaphysiques sur l’existence de Dieu, je me montrerais plus facile, parce que je ne regarderais pas ses écrits comme pouvant arriver jusqu’au peuple. Je croirais, par exemple, que l’analyse élégante et profonde par laquelle cet habile homme prétend prouver qu’il n’y a aucune différence intrinsèque entre une combinaison régulière et une disposition désordonnée, ne peut faire aucun mal. Mais ma tolérance ne contenterait pas encore M. Naigeon. On voit bien que, d’après les principes qu’il met sous les yeux de l’Assemblée nationale, il ne veut pas qu’on rejette aucun moyen d’établir sa doctrine jusque dans les dernières classes du peuple.

Quels moyens, en effet, voudra s’interdire celui qui établit que les opinions qui tendent à renverser le dogme de l’existence de Dieu doivent avoir une pleine et entière liberté de se produire ?

C’est assez, c’est trop s’arrêter, me dira-t-on, sur une brochure où l’on établit de si misérables principes, où aucune instruction, aucune idée nouvelle ne dédommage le lecteur, et où le mérite de la forme ne fait en aucun endroit oublier le vice du fond.

Je conviendrais en effet de la justesse de cette critique, sans une circonstance qui me justifie.

Je prie mes lecteurs de faire deux réflexions : l’une, que cette diatribe contre Dieu et contre les prêtres est adressée à l’Assemblée nationale ; et l’autre, que le plan de M. Naigeon s’exécute tous les jours.

Certes, si les grandes pensées de M. Naigeon étaient à lui seul, son autorité n’est pas si imposante qu’on ne put se dispenser de lui prouver que Newton et Montesquieu n’étaient ni des sots ni des lâches. Cent mille ecclésiastiques répandus dans le royaume n’ont pas besoin de prouver à un pédant obscur que leur robe ne les a pas rendus autant de fripons, et qu’ils ne sont pas des bêtes féroces. Enfin, les injures et les raisonnemens de M. Naigeon ne sont pas assez redoutables pour y répondre autrement que par un profond mépris.

Mais M. Naigeon a l’assurance d’adresser à l’Assemblée ses révoltantes déclamations ; il ne craint donc pas d’en éprouver l’animadversion, et peut-être se flatte-t-il d’y trouver quelque appui. Dès-lors ses idées, tout extravagantes et tout immorales qu’elles sont, prennent une importance que le personnage seul de l’auteur ne leur donnerait pas.

Ensuite, on ne peut malheureusement se dissimuler que ses maximes sont mises journellement en pratique ; que les souhaits ardens qu’il exprime pour l’avilissement des ministres de la religion et pour la destruction des temples et des autels, s’en vont exaucés tous les jours ; qu’on avilit les prêtres autant que l’on peut ; qu’on emploie contre eux tous les moyens que l’art de nuire et de calomnier peut fournir ; qu’en remontant à des siècles de barbarie et de fanatisme, où des gens, qui n’étaient ni prêtres ni religieux, employaient la religion à servir leur ambition et leurs crimes, on cherche à persuader aux peuples que leurs pasteurs, qui n’ont rien de commun avec ceux de ces temps malheureux, sont autant de bêtes féroces ; et qu’enfin on peut prévoir, comme un événement très-prochain, les temples et les autels tombés en ruine, le sacerdoce, dégradé par l’ignorance et les mœurs des hommes pris dans la dernière classe des citoyens, devenu une profession avilissante, et, comme dit l’auteur, le christianisme remplacé par quelque nouvelle monstruosité qui, comme la première, finira un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Voilà ce qu’il est important de bien faire connaître, et ce que les réflexions précédentes me semblent mettre au grand jour. C’est aux citoyens, en qui il reste quelque sentiment de justice et d’amour de leur pays, de voir si l’on peut détruire ainsi tous les fondemens anciens de la société dans une vaste monarchie, et briser encore le seul frein qui reste au peuple, en avilissant et dégradant les ministres de la religion, les seuls instituteurs de morale qui lui soient restés.