Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres de l’abbé Sieyes


Lettres de l’abbé Sieyes.

Pag. 410. « Emmanuel Sieyes, moins fougueux, plus adroit, etc. » L’abbé Morellet avait joint au manuscrit de ses Mémoires les deux lettres de l’abbé Sieyes. Nous devons croire qu’il attachait quelque prix à ces documens historiques.

J’ai cru que je pourrais passer ma vie sans répondre jamais ni aux injures, ni aux inculpations sans preuves. Quant aux injures, je ne sens pas encore le besoin d’y faire attention, quelque riche que fût ma moisson en ce genre, si je m’amusais à la recueillir. Il peut en être autrement des inculpations. Il y a des circonstances où il est utile de les repousser. Par exemple, on répand beaucoup que je profite en ce moment de notre position pour tourner au républicanisme. On dit que je cherche à faire des partisans à ce système. Jusqu’à présent on ne s’était pas avisé de m’accuser de trop de flexibilité dans mes principes, ni de changer facilement d’opinion au gré du temps. Pour les hommes de bonne foi, les seuls à qui je puisse m’adresser, il n’y a que trois moyens de juger des sentimens de quelqu’un : ses actions, ses paroles et ses écrits. J’offre ces trois sortes de preuves ; elles ne sont point cachées ; elles datent d’avant la révolution, et je suis sûr de ne m’être jamais démenti. Mais si l’on préfère de s’en rapporter aux allégations de la calomnie, il ne reste qu’à se taire. Ce n’est ni pour caresser d’anciennes habitudes, ni par aucun sentiment superstitieux de royalisme, que je préfère la monarchie. Je la préfère parce qu’il m’est démontré qu’il y a plus de liberté pour le citoyen dans la monarchie que dans la république. Tout autre motif de détermination me paraît puéril. Le meilleur régime social est, à mon avis, celui où, non pas un, non pas quelques-uns seulement, mais où tous jouissent tranquillement de la plus grande latitude de liberté possible. Si j’aperçois ce caractère dans l’état monarchique, il est clair que je dois le vouloir par-dessus tout autre. Voilà tout le secret de mes principes, et ma profession de foi bien faite. J’aurai peut-être bientôt le temps de développer cette question. J’entrerai en lice avec les républicains de bonne foi : je ne crierai point contre eux à l’impiété, à l’anathème ; je ne leur dirai point d’injures, j’en connais plusieurs que j’honore et que j’aime de tout mon cœur mais je leur donnerai des raisons, et j’espère prouver, non que la monarchie est préférable dans telle ou telle position, mais que dans toutes les hypothèses, on y est plus libre que dans la république. Actuellement je me hâte d’ajouter, pour qu’on ne s’y trompe pas, que mes idées à cet égard ne sont pas tout-à-fait celles que se forment de la monarchie les amis de la liste civile. Par exemple, je ne pense pas que la faculté de corrompre et de conspirer soit un élément nécessaire de la véritable royauté. Je crois, au contraire, que rien n’est plus propre à la gâter et à la perdre. Un traitement public de trente millions est très-contraire à la liberté, et dans mon sens, très-anti-monarchique, etc.

Qu’il me soit permis de saisir cette occasion pour faire remarquer à ceux qui ne s’en doutent pas, que les hommes qui me traitent de républicain forcené sont les mêmes qui, tout à côté, tentent de me faire passer pour monarchien contre-révolutionnaire. Ils savent toujours à propos le langage qu’il faut tenir aux différens partis ; on sent bien que ce qu’ils veulent n’est pas de dire ce qu’ils pensent, mais de dire ce qui peut nuire. Cet esprit est tellement perfectionné, que j’ai vu des aristocrates accuser très-à-propos d’aristocratie un patriote qu’ils n’aimaient pas, et tel républicain ne pas leur céder dans le même genre d’habileté. Si ces hommes-là savaient nuire à leur ennemi en l’accusant d’être honnête homme, ils l’en accuseraient.

Emm. Sieyes.

La seconde lettre ou note, insérée au Moniteur, le 6 juillet 1791, est précédée d’une lettre de Thomas Paine à Emmanuel Sieyes, datée du 8 juillet 1791 :


Monsieur, au moment de mon départ pour l’Angleterre, je lis dans le Moniteur de mercredi dernier, une lettre de vous, dans laquelle vous proposez aux républicains de bonne foi un défi sur le sujet du gouvernement, où vous offrez de défendre ce qu’on appelle l’opinion monarchique contre le système républicain.

J’accepte avec plaisir votre défi, et j’ai une telle confiance dans la supériorité du système républicain sur cette nullité de système nommée monarchique, que je m’engage à ne point excéder l’étendue de cinquante pages, en vous laissant la liberté de prendre toute la latitude qui vous conviendra.

Mon respect pour votre réputation morale et littéraire vous est un garant de ma candeur dans notre discussion ; mais quoique je me propose d’y mettre autant de sérieux que de bonne foi, je dois pourtant vous prévenir que je ne prétends point m’ôter la liberté de ridiculiser, comme elles le méritent, les absurdités monarchiques, lorsque l’occasion s’en présentera.

Je n’entends point par républicanisme ce qui porte ce nom en Hollande et dans quelques états de l’Italie. J’entends simplement un gouvernement par représentation ; un gouvernement fondé sur les principes de la déclaration des droits ; principes avec lesquels plusieurs parties de la constitution française se trouvent en contradiction. Les déclarations des droits de France et d’Amérique ne sont qu’une seule et même chose, en principes et presque en expressions ; et c’est là le républicanisme que j’entreprends de défendre contre ce qu’on appelle monarchie et aristocratie.

Je vois avec plaisir que nous sommes déjà d’accord sur un point, sur l’extrême danger d’une liste civile de 30 millions. Je ne conçois pas de raison pour qu’une des parties du gouvernement soit entretenue avec une aussi extravagante profusion, tandis que l’autre reçoit à peine de quoi suffire aux premiers besoins.

Cette disproportion dangereuse et déshonorante tout à la fois, fournit à l’une les moyens de corrompre, et met l’autre en position d’être corrompue. Nous ne faisons en Amérique que peu de différence à cet égard entre la partie législative et la partie exécutive de notre gouvernement ; mais la première est beaucoup mieux traitée qu’elle ne l’est en France.

De quelque manière, monsieur, que je puisse traiter le sujet dont vous avez proposé la discussion, j’espère que vous voudrez bien ne pas douter de toute mon estime pour vous. Je dois ajouter encore, que je ne suis point l’ennemi personnel des rois ; au contraire, personne ne fait des vœux plus sincères que moi pour les voir tous dans l’état heureux et honorable de simples particuliers ; mais je suis l’ennemi déclaré, ouvert et intrépide de ce qu’on appelle monarchie, et je le suis par des principes que rien ne peut altérer ni corrompre, par mon attachement pour l’humanité, par l’anxiété que je sens en moi pour la dignité et l’honneur de l’espèce humaine, par le dégoût que j’éprouve à voir des hommes dirigés par des enfans et gouvernés par des brutes, par l’horreur que m’inspirent tous les maux que la monarchie a répandus sur la terre ; la misère, les exactions, les guerres, les massacres dont elle a écrasé l’humanité ; enfin, c’est à tout l’enfer de la monarchie que j’ai déclaré la guerre.

Thomas Paine.