Mémoires historiques/Introduction/Chapitre 3 - Les sources



CHAPITRE III


LES SOURCES


Se-ma Ts’ien, quoiqu’il ait parlé de son époque, n’en a point fait cependant le sujet principal de son oeuvre. Les parties qui traitent du règne de l’empereur Ou ne sont que le couronnement d’un édifice immense dont les fondements sont à l’origine même des temps et dont les assises successives représentent tous les siècles qui s’écoulèrent depuis le fabuleux Hoang-ti jusqu’au souverain régnant. Cette histoire est donc avant tout une histoire du passé ; il a fallu, pour la composer, réunir, critiquer et mettre en oeuvre les écrits propres à donner des renseignements sûr les âges disparus. Quels sont ces écrits, ou, en d’autres termes, quelles sont les sources de Se-ma Ts’ien ?

Cette question doit toujours être posée lorsqu’on étudie un historien d’une nationalité quelconque ; elle a plus d’importance que jamais quand il s’agit d’un auteur chinois. En Extrême-Orient en effet, l’idée qu’on a de la propriété littéraire n’est point celle que nous nous en faisons ; un texte historique y est toujours considéré comme appartenant au domaine public ; on regarde comme la plus stricte probité de le copier fidèlement sans y rien changer ; celui qui l’emploie n’est pas même tenu de mentionner le livre d’où il l’a extrait ; l’art avec lequel il dispose les fragments qu’il prend ici et là, l’autorise à les présenter comme son bien et à les signer de son nom. De son propre aveu Se-ma Ts’ien a procédé de la sorte : « Ce que j’appelle raconter les choses anciennes, dit-il, c’est ordonner et disposer les écrits de ces générations ; ce n’est pas ce qu’on appelle composer CX-1. » Le titre même qu’il a donné à son livre désigne une compilation : Che ki signifie bien plutôt Mémoires des historiens que Mémoires historiques et ce nom se trouve appliqué avant Se-ma Ts’ien aux chroniques en général CX-2. Aussi distingue-t-on dans son oeuvre les styles les plus divers, comme l’archéologue reconnaît, dans les maisons élevées par les paysans sur remplacement d’une cité morte, les débris de temples et de palais antiques. Ainsi la recherche des sources est nécessaire, non seulement pour contrôler la véracité de l’historien, mais encore pour dater les textes d’époques fort différentes qu’il juxtapose les uns à la suite des autres.

En parcourant la table des matières placée en tête des Mémoires historiques, on reconnaît que les écrits auxquels put avoir recours Se-ma Ts’ien devaient être d’étendue très inégale suivant l’âge auquel ils se rapportent. Plus de la moitié des chapitres traite des faits qui se passèrent après l’avènement de la dynastie Ts’in ; en d’autres termes, la partie de l’oeuvre qui concerne les cent trente dernières années est plus longue, à elle seule, que toute l’histoire de la Chine depuis les temps les plus reculés jusqu’en l’an 221 avant notre ère. Quelle est la raison de cette disproportion ? Elle se trouve dans un événement demeuré célèbre, la destruction des livres ordonnée en l’an 213 avant J.-C. par Ts’in Che-hoang-ti. Cette mesure fut prise à l’instigation du ministre Li Se qui avait tenu ce langage CX-3 :

« Votre sujet propose que les oeuvres des historiens officiels, sauf les Annales des T’sin, soient toutes brûlées. A l’exception des personnes qui ont la charge de « lettrés au vaste savoir », ceux qui dans l’empire osent cacher chez eux le Che king, le Chou king ou les discours des cent écoles devront apporter tous ces écrits aux officiers locaux qui les brûleront indistinctement. Ceux qui se permettront de causer ensemble du Che king et du Chou king seront mis à mort sur la place publique CXI-1 ; ceux qui oseront invoquer l’antiquité pour blâmer les temps modernes seront mis à mort sur la place publique avec leur parenté. Les fonctionnaires qui verront ou apprendront (que des personnes violent cet ordre) et qui ne les dénonceront pas, seront impliqués dans leur crime ; on assignera un délai de trente jours au bout desquels ceux qui n’auront pas brûlé (leurs livres) seront marqués et envoyés aux travaux forcés. Les livres qui ne seront pas proscrits seront ceux de médecine, de divination et d’agriculture. Ceux qui voudront étudier les lois et ordonnances devront prendre pour maîtres les fonction- naires. » Le décret fut : « Approuvé ».

La sévérité des peines édictées contre ceux qui oseraient contrevenir aux instructions du souverain fit disparaître momentanément toute la littérature ; toutefois l’éclipse ne fut pas de longue durée. Ts’in Che-hoang-ti mourut en 210 avant J.-C. Pendant les sept années qui suivirent, le bouleversement général de l’empire ne dut pas, il est vrai, contribuer à restaurer les études négligées, mais du moins nul tyran n’empêcha ceux qui les aimaient de s’y adonner ; et lorsque Kao-tsou, premier empereur de la dynastie Han, eut définitivement écrasé ses rivaux en l’an 202 avant J.-C, il se trouva aussitôt auprès de lui des conseillers pour l’engager à remettre en honneur le livre des Vers et le livre de l’Histoire CXII-1 ; en 191, son successeur Hoei-ti rapporta formellement l’édit de proscription. Ainsi l’interdiction prononcée en l’an 213 ne subsista qu’une vingtaine d’années et elle ne put avoir une influence réelle que jusqu’à la mort de Ts’in Che-hoang-ti, c’est-à-dire pendant quatre ans à peine. Il est donc facile de prévoir quels durent en être les effets : les ouvrages dont il n’existait qu’un petit nombre de copies furent sans doute les plus atteints ; bon nombre d’entre eux furent détruits pour toujours ; mais les textes célèbres qui étaient très répandus dans le public, ou, mieux encore, que la mémoire des gens instruits conservait précieusement, ne purent souffrir beaucoup de la mesure autoritaire par laquelle on prétendait les anéantir. Cette considération nous explique pourquoi Se-ma Ts’ien, lorsqu’il écrivit l’histoire de Chine antérieure aux Ts’in, avait à sa disposition des documents relativement peu nombreux et comment il se fait, d’autre part, que, malgré la destruction des livres, il en ait retrouvé un nombre suffisant pour composer ses Annales.

Cependant, si certains ouvrages, comme par exemple le livre des Vers ou la Chronique de l’état de Lou rédigée par Confucius sous le titre de Tch’oen ts’ieou, paraissent n’avoir été aucunement atteints par l’édit du premier empereur Ts’in, il en est d’autres qui, sans être complètement détruits, ne subsistèrent qu’en partie. La critique a le devoir de se demander si la reconstitution partielle qui en a été faite présente des garanties d’authenticité suffisante et si Se-ma Ts’ien en use avec discernement. Nous instituerons cette discussion au sujet d’un cas particulier et nous choisirons à cet effet un des plus célèbres parmi les livres que l’antiquité chinoise nous a légués, le Chou king.





CX-1. Mémoires historiques, chap. cxxx, p. 5r°.

CX-2. Mémoires historiques, chap. XLVII, p. 11 r° : « Confucius se servit des Mémoires des historiens (Che ki) pour composer le Tch’oen ts’ieou. — Ibid., chap. XV, p. 1 v° : « Or les Mémoires des historiens (Che ki)ne se trouvaient conservés que dans la maison des Tcheou. » — Ibid., chap. CXXX, p. 4 r° : « Les seigneurs se combattirent : les Mémoires des historiens (Che ki) furent alors incomplets. » — Cf. Kouo yu, chap. X, p. 15 r° et Mémoires historiques, chap. CXXI, p. 1 r°.

CX-3. Mémoires historiques, chap. VI, 34e année de Ts’in Che-hoang-ti

CXI-1. M. Terrien de Lacouperie (Babyl. and Oriental Record, vol. VII, p. 55, note 877) a fait une assez malheureuse correction à la traduction parfaitement exacte que M. Legge avait faite des termes k’i che = « être mis à mort et leurs corps exposés sur la place publique. » M. Terrien de Lacouperie prétend que cette expression n’implique pas l’idée de la peine capitale, mais seulement celle d’une sorte de mise au ban de l’empire ; il se fonde, pour établir sa thèse, sur un passage du Li ki (trad. Legge, Sacred Books of the East, t. XXVIII, p. 215) ; mais il faut croire qu’il n’entend pas bien ce texte, car le Yuen kien lei han (chap. CLII, p. 5 v°) le cite pour prouver au contraire que les exécutions ( 死刑 ) se faisaient dans l’antiquité sur la place publique. En outre, à la page suivante, le Yuen kien lei han rapporte un passage du Hing fa tche (que je n’ai pas trouvé dans le XXIIIe chap. du Ts’ien Han chou, mais qui est aussi cité dans le Wen hien t’ong k’ao,. chap. CLIII, p. 10 r°) où il dit que la deuxième année tchong yuen de l’empereur King (148 av. J.-C), on changea le supplice tche 磔 et on en fit le supplice k’i che 棄市 ; le supplice tche consistait à découper le criminel en morceaux sur la place publique 磔之於市 ; par le décret de l’an 148 avant J.-C, on ordonna d’abandonner {k’i 棄 ) son corps sur la place publique, au lieu de le mettre en pièces.

CXI-2. La peine tsou 族 est appelée plus explicitement encore 三族罪, c’est-à-dire que les trois degrés de parenté du coupable étaient mis a mort avec lui. D’après le commentateur Tchang Yen, les trois catégories de personnes ainsi désignées étaient : le père et la mère ; 2° les frères ; 3° les fils et les femmes. D’après Jou Choen, c’étaient : 1° le père ; 2° la mère ; 3° la femme cf. Yuen kien lei kan, chap. CLII, p. 6 v°, où le texte même de la proposition de Li Se est cité).

CXII-1. Cf. Mémoires historiques, chap. XCVII.

CXIII-1. Le plus ancien texte qui nous donne ce témoignage est la Petite préface du Chou king ( 小序 ) ; la Petite préface passe pour être l’oeuvre de Confucius lui-même ; elle est en tous cas antérieure à Se-ma Ts’ien qui l’attribue formellement à Confucius et la cite souvent ; si on fait le relevé des chapitres mentionnés dans la Petite préface, on voit qu’il y en avait 100 répartis sur 81 sujets, — K’ong Ngan-kouo,