Victor-Havard (1p. 119-146).

CHAPITRE VI

LA SOUS-PRÉFECTURE DE NÉRAC
Personnel administratif du département. — Mon intérieur et mes relations. — George Sand à Nérac. — Mon mariage. — Le Duc et la Duchesse d’Orléans. — Une élection politique.

C’est dans l’arrondissement de Nérac que je complétai mon éducation administrative et mon apprentissage de la vie publique. En le quittant, j’étais déjà mûr pour les fonctions de Préfet, que j’ai remplies dix années après, seulement. Je m’y suis attardé longtemps, en vue de ce résultat. Il ne faut donc pas s’étonner si je donne un développement exceptionnel au récit de certaines particularités, comme à l’exposé des faits saillants de mon séjour dans cette Sous-Préfecture.

PERSONNEL ADMINISTRATIF DU DÉPARTEMENT.

Jee n’eus pas longtemps, pour Préfet, l’excellent M. Croneau. Il fut remplacé par M. Adrien Brun, Sous-Préfet de Bazas, fils du Maire de Bordeaux, qui sut obtenir, pour ce jeune fonctionnaire, la Préfecture de Lot-et-Garonne, en retour des services, fort appréciés, que lui-même rendait au Gouvernement.

M. Adrien Brun était un homme instruit ; de bonnes façons ; de caractère froid ; de santé délicate ; peu fait pour la vie publique. Il aimait son intérieur, et il en avait toute raison ; car, il devait à sa femme, d’une famille protestante de Bordeaux, comme lui, très belle et très excellente personne, deux charmantes filles, toutes petites alors, mariées, sous l’Empire, à deux Sous-Préfets, qui devinrent Préfets, à leur tour : M. Garnier et M. le baron de Saint-Priest. Mais, il montrait peu de goût pour l’administration ; préférait son jardin, dont il s’occupait beaucoup, à son cabinet, où rien ne captivait son esprit, et donnait le plus de temps possible à la poésie, à la miniature et à son piano.

Sous l’Empire, M. Brun devint Préfet d’Indre-et-Loire. Lors de la grande inondation qui motiva le voyage de l’Empereur, à Tours, il parut à Sa Majesté n’avoir pas déployé toute l’activité désirable dans la direction des mesures urgentes que les circonstances commandaient, et sa disgrâce s’ensuivit.

Mon collègue de Marmande, M. Bugué, ancien Sous-Préfet de la Restauration, maintenu dans son poste, parce qu’il était fort sympathique à tous les partis, me disait un jour : — « Pourquoi vous obstinez-vous à parler de vos affaires au Préfet ? Vous l’ennuyez. Allez donc régler tout cela dans les bureaux. Moi, je m’arrange pour ne jamais lui soumettre de difficultés. Je cultive des camélias, et je lui procure, à l’occasion des variétés nouvelles. Puisque vous êtes musicien, parlez-lui Musique. »

Le conseil avait du bon ; je le suivis, et je m’en trouvai bien. J’apprenais l’Harmonie à mon Préfet, quand je venais au chef-lieu de département, et je lui envoyais, de Nérac, le résumé de chacune de mes leçons verbales, qu’il utilisa pour écrire quelques motifs de sa composition, notés sous mon contrôle.

M. Dugué, qui n’était pas sans valeur administrative, fut Préfet de la Manche, sous l’Empire, et prit sa retraite en cette qualité. Il avait épousé, sur le tard, Mlle Mac-Carthy, de Bordeaux.

Mon collègue de Villeneuve-sur-Lot, M. de Reignac, ne venait pas souvent à Agen. Il n’avait pas, comme celui de Marmande, un service quotidien de bateaux à vapeur, pour lui faciliter ses voyages au chef-lieu, et les affranchir de toute fatigue. Bien moins jeune que moi, sept lieues de cheval ou de voiture pour aller, et autant pour revenir, le forçaient à réfléchir davantage. Il dirigeait, d’ailleurs, un arrondissement peu maniable, où le parti légitimiste, qui ne pouvait pardonner à ce gentillâtre de servir le Roi Louis-Philippe, lui faisait une opposition personnelle.

Dans une des très rares occasions où je le rencontrai chez le Préfet, il me raconta, pour me donner une idée de l’attitude des hobereaux du pays à son égard, qu’un de ces Messieurs, venant dans son cabinet, lui porter, d’un ton altier, je ne sais plus quelle plainte, s’était assis, le chapeau sur la tête, ainsi qu’un paysan ; et que lui, Sous-Préfet, après un geste signifiant : « Veuillez attendre une minute », avait dû, pour ne pas relever cette grossièreté comme elle le méritait, sonner son domestique ; lui dire : « Apportez-moi mon chapeau ! » et puis, s’étant coiffé, se tourner vers son interlocuteur, en ajoutant : « Je puis maintenant vous écouter. »

Ma bonne intelligence avec le Préfet fut troublée par un incident très passager, mais très désagréable pour lui.

M. le marquis de Lusignan, mon Député, profitant d’une révolution ministérielle, qui fit pâlir, un moment, l’étoile politique de M. Sylvain Dumon, le Député d’Agen, dont M. Brun était l’homme lige, obtint que celui-ci fût envoyé dans les Vosges, et remplacé, dans le département de Lot-et-Garonne, par le Préfet dont il devenait lui-même le successeur : M. de la Rougerie, ancien Sous-Préfet de Nérac, sous la Restauration. Je n’ai pas besoin de dire que mes administrés accueillirent ce changement comme un triomphe pour leur arrondissement, et que, le fait accompli, j’entretins, avec mon nouveau chef, les rapports les meilleurs.

Mais, son séjour à Agen n’eut pas une longue durée : bientôt, vint un autre Ministère, dont M. Dumon faisait partie, lequel renvoya M. de la Rougerie dans la Préfecture d’Épinal, et réinstalla, dans celle d’Agen, M. Brun.

Ce dernier me voua fort injustement une portion de la rancune, fort concevable, qu’il garda toujours à mon Député, de cette aventure ennuyeuse.

Je prenais occasion de mes visites à la Préfecture, assez fréquentes, pour cultiver mes relations dans Agen, où les meilleures maisons m’étaient ouvertes.

Parmi les plus agréables, figurait celle d’un ancien Préfet du premier Empire, Président de Chambre à la Cour Royale, M. de Bergognié, dont la femme tenait, on ne peut mieux, son salon. Ils avaient deux charmantes filles et deux fils, dont l’un fut Préfet, sous le second Empire. L’autre, Magistrat, comme son père, devint Avocat Général à la Cour Impériale de Paris.

MON INTÉRIEUR. — MES RELATIONS.

À Nérac, il n’existait pas, à proprement parler, de rapports de société. L’habitude générale de dîner à une heure, de souper à huit, et de se mettre au lit de neuf à dix, ne s’y prêtait guère. D’ailleurs, les principales familles habitaient presque toujours la campagne, et ne venaient ordinairement en ville que le dimanche, pour assister aux offices. Ce jour-là, toutes les maisons s’ouvraient. Car, l’usage était de se visiter après vêpres, et les Dames de tout rang se montraient en grande tenue, chez elles ou dehors, en visites ou en promenade à la Garenne, quand il faisait beau.

Le reste de la semaine, si l’on s’avisait de se présenter dans une des autres maisons de la ville, une servante ahurie s’empressait de vous introduire dans le « salon de compagnie » ; en ouvrait les volets, pour y « faire lumière » ; allumait du feu, quand la saison le voulait, avant d’aller prévenir sa maîtresse, occupée à des soins de ménage, qui se hâtait d improviser un bout de toilette et venait, tout essoufflée, s’excuser de vous avoir fait attendre. La lessive mensuelle constituait la grande affaire de toutes ; puis, la direction des ouvrières en journée ; la confection des confitures, pendant l’été ; du confit d’oie, à l’automne ! On était visiblement importun.

Je tournai cette difficulté par un moyen bien simple. Quand je croyais opportun d’aller faire visite à quelque Dame, sur semaine, je lui faisais demander, le matin, l’heure de ses convenances.

J’allais quelquefois visiter familièrement, pendant leur souper : le Président du Tribunal, M. Lafitte, et le Procureur du Roi, M. Lesueur de Pérès ; tous deux originaires du pays ; vieux magistrats de bon conseil.

Chez un avoué, qui dînait exceptionnellement à cinq heures, j’étais toujours sûr, en m’y présentant vers neuf, d’être mis au courant de la chronique locale, par sa femme.

Mais, j’avais encore la ressource de prendre une tasse de thé dans une des familles de la colonie anglaise qui trouvait, à Nérac, pays protestant, un culte régulier, avec le climat du Midi, tout aussi doux, et la vie moins chère, qu’à Pau. Là, je faisais échange de leçons de langage usuel et de bonne prononciation, avec de jeunes « misses ». Elles me lisaient à haute voix du français, en prose ou en vers, et je leur rendais la pareille, dans quelque journal ou livre anglais, à leur grande joie ; car, si nous trouvons ridicule ou comique la manière dont nos voisins d’outre-mer prononcent notre langue, il paraît que notre façon de nous exprimer, dans la leur, est originale, sinon déplaisante. Toujours est-il qu’à la fin, je parlais assez couramment l’anglais usuel, et que je le comprenais, résultat plus difficile.

Les dimanches, j’invitais ordinairement à dîner un des pasteurs protestants, alsacien de naissance, fort instruit ; — connaissant à fond les œuvres des philosophes allemands, dont j’aimais à l’entendre définir et comparer les doctrines ; — facile à l’enthousiasme ; plein d’esprit, d’ailleurs, et d’un caractère très gai, malgré tout. Mais, cette ressource me fit défaut quand il se maria, comme les autres, pour donner plus de poids à son ministère, en se créant un intérieur.

J’employais mes fins de soirée, quand j’en avais pu remplir ainsi le commencement, à lire tout ce qui pouvait me tenir au courant du mouvement des idées à Paris et à l’étranger : revues littéraires, scientifiques et des beaux-arts ; recueils de jurisprudence ; bulletins des académies ; ouvrages nouveaux à sensation, etc.

Je me couchais tard, n’ayant jamais eu besoin de beaucoup de sommeil, et quand je m’éveillais, la nuit, j’allumais une petite lampe portative, et je lisais, pour me rendormir, les Mémoires sur l’Histoire de France, — toute la collection finit par y passer ! — ou bien j’écrivais, au moyen du papier et du crayon placés toujours à portée de main, quelque chose dont l’idée me venait.

Au dehors, j’entretenais des relations suivies avec les familles qui, presque toute l’année, habitaient leurs prétendus châteaux, sis à plus ou moins grande distance de Nérac, dont l’installation, dépourvue de tout luxe, en général, ne présentait guère plus de confortable.

Pendant mes tournées, je prenais gîte dans des résidences lointaines, ou j’étais toujours le très bienvenu. De là, je rayonnais aux alentours, suivant les exigences de mon service. Je trouvais, chez mes hôtes, des habitudes plus policées que chez les citadins, et souvent, des soirées agréables ; car ma présence devenait ordinairement l’occasion d’accroître le cercle de la famille, d’invités de ma connaissance.

Mais, en ville ou bien ailleurs, me souvenant de la recommandation, si sage, du tant regrettable Casimir Périer ; la généralisant même par excès de prudence, je me montrais toujours empressé, galant au besoin, près des Dames, vieilles ou jeunes, laides ou belles, ennuyeuses ou spirituelles. Je savais que cette moitié du genre humain mène l’autre à petit bruit, et que, si je parvenais à la mettre de mon côté, j’aurais grande chance de voir fort affaiblies, tout au moins, les mauvaises dispositions politiques ou purement administratives, rencontrées dans le sexe fort.

Par bonheur, j’aimais toujours beaucoup les enfants.

Dès Poitiers, j’avais éprouvé qu’en s’occupant d’eux, on est assuré de la faveur des mères. On n’oserait pas, surtout quand on le croit, dire à toute provinciale qu’elle est charmante ; mais, aucune d’elles ne se formalise jamais d’entendre déclarer ses enfants adorables : loin de là.

Dans les familles bourgeoises fortunées, il restait de mode, alors, d’envoyer les jeunes garçons aux collèges de Bordeaux, d’Agen ou de Sorèze, et les petites filles, dans les pensionnats, extrêmement nombreux, d’Angoulême, ville réputée, en Gascogne, pour son bon air et pour la pureté de la prononciation française de ses habitants. On y enseignait à « parler pointu », comme on disait à Nérac, pour exprimer le langage prétentieux, à lèvres pincées, fort admiré chez les élèves de ces pensionnats lointains.

Chaque fois que je me rendais à Paris, je prenais soin de me charger des commissions de toutes les mères de ma connaissance, pour les jeunes victimes de la mode régnante, et j’allais voir celles-ci dans leurs « boîtes » respectives. Les directrices, dument autorisées, me confiaient mes petites administrées, que je faisais promener ; que je bourrais de gâteaux et de bonbons, et qu’après dîner, je répartissais entre leurs divers pensionnats, situés, du reste, dans le même quartier.

À mon retour, je leur apportais, de Paris, quelques menus objets de toilette, choisis par mes sœurs, et qui faisaient merveille. Cela me coûtait encore une journée, employée à dévaliser les pâtissiers et les confiseurs

Mais, ce n’était pas du temps perdu. Quelles joies je causais à ce petit peuple ! Quel accueil me réservaient les mamans, auxquelles je donnais des nouvelles fraîches de leurs progénitures, et combien les papas eussent été gênés pour me causer quelque ennui !

Je ne parle pas de toutes les conférences intéressantes des grand’mamans avec ma vieille ménagère, afin de pouvoir me témoigner, à leur façon, la sollicitude attendrie que mon isolement leur inspirait, et leur vif désir de m’être utiles en quelque chose.

Cet isolement fut interrompu durant près d’une année, lorsque mon père, sa mission au Ministère de l’Intérieur accomplie, se vit attacher à la Division Militaire de Constantine, pour l’organisation de la campagne dite des Portes-de-Fer. Ma mère et mes sœurs vinrent occuper, dans ma Sous-Préfecture, un appartement que j’ajoutai, pour elles, au mien, et que je fis meubler, comme celui-ci, convenablement et simplement.

Le séjour de ces « Parisiennes » fit événement à Nérac. On se réunissait ; on dansait ; on faisait de la musique. Mon piano, dissimulé jusque-là, tant j’avais lieu de craindre qu’il empêchât mes administrés de me prendre au sérieux, parut au jour. Mes sœurs, dont l’aînée possédait un talent d’artiste, en faisaient les honneurs. Au dehors, on organisait des parties et des excursions.

Mais, cela finit trop tôt. Mon père, à son retour d’Afrique, fut envoyé prendre résidence au Mans, où ma mère et mes sœurs durent le rejoindre.

Peu de temps après, ma sœur aînée se mariait avec M. Artaud, Inspecteur Général des Études, à qui, depuis longtemps, elle était fiancée.

M. Artaud, Élève de l’École Normale, Professeur au Collège Louis-le-Grand, sous la Restauration, écrivait dans le Courrier Français, journal d’opposition libérale. Quand le ministère de Villèle expulsa MM. Guizot, Villemain et Cousin de leurs chaires à la Sorbonne, M. Artaud, destitué de la sienne, comme son collègue du Collège Charlemagne : M. Dubois (de la Loire-Inférieure), devint le collaborateur de ce dernier, au Globe. Après 1830, M. Guizot le fit nommer Inspecteur de l’Académie de Paris ; puis, Inspecteur Général des Études. Sous l’Empire, il fut Vice-Recteur de l’Académie de Paris, membre du Conseil Municipal, Commandeur de la Légion d’Honneur, et mourut en 1861.

C’était un savant helléniste et un écrivain distingué.

Replongé dans ma solitude, je devins plus que jamais l’objet de l’intérêt général. C’était à qui me marierait. Tous les pasteurs du département s’en occupaient avec une ardeur spontanée, parfois embarrassante. Je n’allais nulle part sans me trouver, comme par hasard, en face de riches héritières, de bonnes familles protestantes, qu’on me faisait rencontrer, à leur insu, je pense, comme au mien. On me proposait, d’un autre côté, de beaux partis catholiques : or, je ne pouvais, dans ma position, accepter même l’idée d’un mariage mixte. Au fond, je n’étais pas du tout pressé de prendre femme. Je pensais qu’auparavant, il serait à propos de clore mon stage administratif, comme Sous-Préfet, et d’obtenir n’importe quelle Préfecture, où je pusse offrir, à mon épousée, une installation plus confortable que celle dont mon vieux couvent de Doctrinaires, à Nérac, était susceptible. D’ailleurs, je n’avais pas trente ans, à beaucoup près.

Mais j’avais beau croire juste ma façon de voir à ce sujet ; peu à peu, je me trouvai si gêné par l’insistance affectueuse et non moins indiscrète de tous ceux dont la sollicitude inquiète et le zèle inconsidéré m’entouraient, que je sentis la nécessité d’y couper court : non, par un changement de résidence ; car, il aurait interrompu mes entreprises avant leur achèvement complet et compromis les droits à l’avancement que je comptais y fonder ; mais par la recherche, ailleurs, d’une compagne me convenant mieux, sous tous les rapports, que les jeunes filles, très bien à beaucoup d’égards, dont on m’avait fait passer la revue, bon gré, mal gré.

GEORGE SAND À NÉRAC.

Avant de dire ce qui s’ensuivit, je dois raconter un assez curieux épisode survenu pendant les derniers temps de mon existence de garçon.

J’avais été présenté jadis, par M. le marquis de Lusignan, à Mme la baronne Dudevant, veuve d’un colonel du premier Empire, beau-père de la femme de lettres, justement illustre, qui, sous le pseudonyme de George Sand, publia tant d’écrits universellement admirés.

La baronne Dudevant, issue d’une noble et riche famille de l’Anjou, vivait seule, avec une dame de compagnie, très mûre, comme elle, au château et sur le domaine de Guillery, — sis commune de Pompiey, au delà de Barbaste, à la bordure de la zone, couverte de chênes-lièges, où commencent les Petites Landes, — dont elle jouissait par testament du défunt colonel. Jusqu’au décès de cette respectable et très aimable douairière, je m’arrêtais chez elle d’habitude, soit à l’aller soit au retour de Houeillès ou de Casteljaloux, dont les routes se bifurquaient justement devant son château.

J’y dînais, d’ailleurs, presque toutes les semaines.

À défaut d’enfant de son union avec le Colonel, la Baronne Dudevant, avait toléré, par bonté d’âme, l’installation et l’éducation, dans le domicile conjugal, d’un fils naturel de celui-ci, né précédemment de quelque pastoure ou fille de service, qu’il réussit à faire accepter comme époux de Mlle Aurore Dupin, de Nohant (Indre), descendante irrégulière du Maréchal de Saxe, mais fortunée : — Mme George Sand.

Quand, après son mariage, cette jeune femme vint demeurer à Guillery, elle ignorait, paraît-il que la Baronne ne fût pas sa belle-mère. C’est par le bavardage d’une servante qu’elle sut la basse extraction de son mari. De plus, toujours suivant son dire, ce dernier, chassant de race, montrait les goûts peu distingués qu’avait eus le baron, son père, dans ses amours très éclectiques, — à l’exemple du jeune Roi de Navarre. — Il était, d’ailleurs, grossier, brutal même, envers sa jeune femme, et (pour ce dernier motif, qu’après des vicissitudes d’existence inutiles à mentionner, elle invoqua) fut prononcé, contre le mari, qui s’en défendait, un jugement de séparation de corps, laissant à la mère la garde de leurs deux enfants. Je fus très surpris, sans le laisser voir, lorsque Mme George Sand m’apprit cette particularité.

La pauvre baronne Dudevant morte, le fils du Baron, qui portait déjà son titre, et dont, je le suppose, la situation et les droits héréditaires avaient été régularisés d’une façon quelconque, prit possession de Guillery, pour en faire sa résidence.

Il s’y trouvait depuis quelque temps, et venait d’être investi des modestes fonctions de Maire de Pompiey, jadis exercées par son père, quand se produisit, tout à coup, l’incident que voici.

Un matin, comme je faisais ma toilette, de très bonne heure, selon mon habitude, j’entendis le fracas d’une calèche de poste qui s’arrêtait sur la place d’Armes, devant la Sous-Préfecture. On me remit bientôt une carte portant le nom d’un avoué de Paris. Je m’empressai d’aller le recevoir dans mon cabinet. Il m’annonça qu’il accompagnait Mme la baronne Dudevant, plus connue sous son nom littéraire de George Sand, autorisée, par une ordonnance de référé du Président du Tribunal Civil de la Seine, M. Debelleyme, à rechercher et à reprendre sa fille Solange, — depuis, Mme Clésinger, — enlevée de Nohant pendant son absence, par le baron, qui devait l’avoir conduite à Guillery, mais qu’on soupçonnait du dessein de l’emmener en Espagne, pour la soustraire à l’action de la Justice française.

Comme je lui demandais en quoi cette affaire pouvait me concerner, il me remit une lettre écrite de la main du Ministre de l’Intérieur, m’invitant à prêter mon concours le plus entier à l’entreprise de Mme George Sand, et un billet de ma sœur, Mme Artaud, me priant d’accueillir cette mère désolée, comme une amie littéraire de son mari.

Je commençai par me rendre auprès de l’amie de mon beau-frère, et la prier de venir se reposer chez moi. Je la remis aux soins de ma ménagère ; puis, je courus, avec son avoué, chez notre Procureur du Roi, pour lequel il avait une lettre du Garde des Sceaux, et que nous prîmes au saut du lit. Malgré sa répugnance visible à procéder contre un grand propriétaire du pays, il ne put se dispenser de mander un huissier audiencier, auquel il remit la réquisition écrite, que celui-ci réclama, de prêter son ministère à l’exécution de l’ordonnance de référé de Paris, en se faisant assister, au besoin, par la Force Publique.

J’avais eu soin d’envoyer prévenir le Lieutenant de Gendarmerie, et, dès notre retour à la Sous-Préfecture, nous le trouvâmes prêt à partir avec une brigade.

L’expédition se mit en mouvement sans retard, et bon train, grâce à la calèche de poste, attelée de chevaux frais.

Bientôt, Mme George Sand, ne pouvant plus contenir son impatiente agitation, me demanda de faire préparer ma voiture, pour qu’elle pût aller recevoir sa fille, dès que l’huissier, porteur de pièces, accompagné par son conseil, en aurait, avec ou sans l’aide de son escorte, obtenu la remise. Je pris le parti de la suivre, afin de prévenir les complications auxquelles son intervention pourrait donner lieu.

En route, elle me dit le but probable de l’acte de son mari : ce devait être de la contraindre à maintenir la pension alimentaire qu’elle lui servait depuis leur séparation, et qu’elle se refusait à continuer désormais, en se basant sur la fortune considérable dont il avait hérité de son père.

Au moment où nous arrivâmes devant la grille de Guillery : l’huissier achevait d’accomplir son mandat. Il en était temps ; car on avait fait demander des chevaux au maître de poste de Pompiey, qui s’apprêtait à les envoyer au château, quand un gendarme vint le lui défendre.

Mme George Sand, descendue de voiture, voulait courir au-devant de Solange, qu’elle voyait au fond de l’avenue, entre son père et l’huissier, se dirigeant vers la route. Je l’en empêchai. Séparée de corps, elle ne devait pas franchir le seuil du domicile de son époux : il lui fallut attendre en deçà.

Le baron Dudevant tenait l’enfant par la main. Il dit en la remettant à la mère : — « Madame, je dois céder à la violence qui m’est faite ! » — « Monsieur, » interrompit-elle, « je n’ai jamais refusé de vous laisser voir votre fille ; mais vous avez voulu me la ravir, et j’ai dû régler ma conduite d’après la vôtre. » — Je m’avançai pour dire au baron : — « Monsieur, je suis ici, conformément à des instructions reçues directement de M. le Ministre de l’intérieur, ce matin même, pour m’assurer de l’accomplissement régulier, qui vient d’avoir lieu, d’une décision de Justice. Je vous demande la permission d’arrêter un débat aussi pénible qu’inutile. »

Au retour, à peine en voiture, Solange, me montrant du doigt à sa mère, demanda : — « Qu’est-ce que celui-là ? » Puis, elle se prit à me tutoyer !

Pour faire honneur aux recommandations de ma sœur, je mis à la disposition de Mme Sand et de sa suite les meilleurs logements dont je pusse disposer dans ma Sous-Préfecture. Elle y demeura deux jours à se remettre de ses émotions, et revit, à ma table et dans mon salon, les personnes de Nérac qu’elle avait connues et qui, désireuses de saluer sa gloire littéraire, se montrèrent empressées auprès d’elle.

Bien reposée, elle conçut l’idée de faire une pointe sur les Pyrénées, que son avoué ne connaissait pas.

En revenant de cette excursion, elle s’arrêta deux autres jours chez moi ; ensuite, je la conduisis à Agen, où je dus la présenter à mon Préfet, désireux de la voir, et elle reprit la route de Paris.

Il me faudrait un chapitre entier pour résumer l’ensemble de mes conversations, très intéressantes et très curieuses, avec cette femme remarquable, assez différente, me sembla-t-il, à certains égards, de ce qu’elle voulait paraître, et systématiquement révoltée contre la Société, pour ne pas se déjuger, plutôt que pour obéir à des convictions bien profondes.

Elle avait été fort étonnée de rencontrer, cantonné derrière les murs d’un vieux monastère de ce fond de province, dans un petit appartement coquet, fleuri, bien modeste, malgré tout ; vivant intellectuellement de la vie parisienne, au milieu d’occupations des plus réalistes, un jeune fonctionnaire capable de lui tenir tête sur beaucoup de questions philosophiques, religieuses, politiques ou sociales, et ne se lassait pas plus de nos causeries changeant de sujets à tout propos, que d’observer mon installation et mes habitudes d’existence.

Ce dont elle ne revenait pas, c’est que je pusse rester chrétien sincère et vivre en homme du monde comprenant toutes les élégances ; en artiste, ami du Bien, comme du Beau.

Mme Sand accusait alors plus de trente ans. Petite de taille, très brune de cheveux, avec un profil et un teint espagnols, elle était visiblement dépourvue de toute coquetterie, et j’ose dire que, par cette raison ou par l’effet du travail constant de sa pensée, elle manquait, à mes yeux, de tout charme féminin.

Je la plaisantais sur l’affectation qu’elle mettait à fumer, lorsqu’elle ne consommait, en fin de compte, que du tabac d’Orient parfumé, en cigarettes imperceptibles, allumées au moyen d’an briquet-bijou, qui tirait des étincelles d’une agate.

Parodiant un mot de Pie VII à Napoléon Ier, je lui disais, dans un de ces moments-là : « Commediante ! » sauf à lui dire : « Tragediante ! » à la fin d’une de ses déclamations socialistes.

Au départ, elle me donna son briquet élégant, à moi, qui ne fumais pas !… « Est-ce une épigramme ? » lui demandai-je, en riant. — « Lorsque vous viendrez me voir, à Nohant », me répondit-elle, « je vous donnerai le reste : un narghilé ! La fumée fraîche, à l’eau de rose, voilà bien votre affaire. » — C’était complet. — « Vous dites peut-être encore plus vrai que vous ne le pensez, » répliquai-je, sans m’en émouvoir davantage.

Nous échangeâmes, pendant quelque temps, des lettres amicales. Mais, je n’allai pas à Nohant. Une fois, à Paris, je sus qu’elle était chez Mme Mariani, femme du Consul d’Espagne. Je m’y présentai : je ne fus pas reçu. Le lendemain, me parvint une lettre de regrets, se terminant par ces mots : « Je suis visible, comme les étoiles, de minuit à quatre heures du matin. » — Je répondis : « C’est votre droit de vivre à la façon des étoiles, vos sœurs. Quant à moi, je n’ai qu’une seule ressemblance avec le soleil : c’est de me coucher le soir, pour me lever le matin. »

Sur une invitation de Mme Mariani, j’acceptai cependant un dîner, où se trouvaient, entre autres célébrités malsonnantes, l’abbé de Lamennais, Pierre Leroux, Michel (de Bourges)… On appelait mon illustre amie « George » tout court ; on la tutoyait !

Après 1848, lorsqu’elle était toute-puissante au Ministère de l’Intérieur, auprès de Ledru-Rollin, elle s’informa de moi, chez mon beau-frère, et je la fis remercier de son bon vouloir. On verra plus loin ce que je faisais alors. À l’Hôtel de Ville de Paris, j’accueillis volontiers plusieurs de ses recommandations.

La dernière fois que je la vis, — pendant la répétition générale d’une de ses pièces au Vaudeville, je crois, — elle était bien vieillie ; mais, elle avait toujours présent, comme, du reste, ses mémoires en font foi, son bon souvenir de la Sous-Préfecture de Nérac.

MON MARIAGE.

Il me tarde, on le comprend, de revenir à cette résidence, pour dire quelle fut l’issue des obsessions matrimoniales dont je m’y trouvais assailli.

Je m’étais lié fort intimement avec M. Henri de Laharpe, jeune Ministre du Saint-Évangile, habitant Bordeaux, où son père, riche négociant, d’origine suisse, s’était fixé jadis et marié. Mon ami, libre de son temps, en consacrait partie à l’étude, partie à la visite des églises protestantes où l’on désirait sa prédication.

Dans un de mes voyages à Bordeaux, pendant l’été de 1837, il voulut me présenter à sa famille, et l’accueil que je reçus dans ce milieu patriarcal, me toucha profondément. Sa sœur, très aimable, très gracieuse et même très jolie personne, avait, me confia-t-il, refusé successivement nombre de beaux partis, pour demeurer auprès de ses parents, inconsolables de la perte d’une autre fille. Aussi, l’agréable et sympathique impression que j’emportai de Mlle Octavie, — c’était son nom, — resta-telle dégagée de toute arrière-pensée. Il en fut de même, après deux visites que je fis à ses père et mère, dans la fin du printemps de 1838, à l’aller et au retour d’un voyage au Mans et à Paris.

Mais, cette fois, un pasteur de Clairac, M. Emmanuel Frossard, très ami de la famille, s’avisa de savoir ce qu’on y pouvait bien penser à mon sujet. Or, voici le résultat fort inattendu, très heureux, de sa curiosité : la résolution attribuée à Mlle de Laharpe, de ne pas se marier, n’avait point un caractère tellement absolu qu’elle ne pût en changer, et, si je me mettais sur les rangs, je serais, selon toute apparence, plus favorablement traité qu’aucun des prétendants jusqu’alors découragés par elle.

Avant tout, je pris conseil de mes parents, et, leur agrément assuré, j’écrivis à Genève, où M. Henri de Laharpe remplaçait un professeur d’Hébreu, que l’École de Théologie avait perdu.

Déjà prévenu sans doute, mon ami, dans une réponse très affectueuse, m’annonça l’intention de retenir sans retard sa place à la diligence, pour venir signer au contrat. « Le mariage, disait-il, est une de ces choses qu’il faut faire, comme qui se brûle la cervelle, dès qu’on s’y décide ». Ce partisan du célibat finit cependant par y renoncer, quelque dix ans plus tard.

M’inspirant de son aphorisme, je partis pour Bordeaux avec mon complice, le pasteur Frossard, et, le 4 septembre, dans la maison de campagne habitée par la famille, aux portes de la ville, — au Bouscat, — je fis ma demande, qu’on attendait certainement, et qui fut agréée, d’abord, par M. et Mme de Laharpe, avec une confiance expansive ; puis, par Mlle Octavie, sans hésitation, sans embarras, de la manière la plus simple et la plus charmante. Évidemment, elle connaissait d’avance, par le frère qu’elle aimait tant, celui qui recevait sa main.

Durant un mois, je partageai mon temps entre Nérac, où je m’occupais de faire subir une nouvelle organisation à mon intérieur, et Le Bouscat, ou je passais plusieurs jours, toutes les semaines, auprès de ma fiancée. Au commencement d’octobre, mon futur beau-frère, arrivé de Suisse, vint me tenir compagnie à Nérac, d’où nous repartîmes pour la signature du contrat, fixée au 10. Mon père, qui, jusqu’au dernier moment, avait espéré nous amener ma mère, souffrante, parut le lendemain, avec ma plus jeune sœur.

Le mariage eut lieu le 17. Le service religieux fut célébré, le même jour, au temple des Chartrons.

Je passe sur les circonstances particulières qui précédèrent, accompagnèrent, suivirent cet acte capital de ma vie. Elles ne seraient d’aucun intérêt pour mes lecteurs. Je me borne à dire que, peu de jours après, je profitai d’un congé pour aller présenter ma femme à ma mère, auprès de laquelle nous restâmes une semaine, au Mans ; puis, à mon grand-père et à ma grand mère paternels, qui vivaient encore ; à ma sœur et à mon beau-frère, et à mes autres parents, assez nombreux de Paris ; comme aussi, pour lui faire faire connaissance avec cette grande ville, avec ses monuments, ses musées, ses théatres. — C’était beaucoup exiger d’une nouvelle mariée ! — La pauvre femme en tomba malade : et garda la chambre assez longtemps pour retarder, jusqu’en janvier, notre retour à Bordeaux, fait à petites journées.

Je dus la confier aux soins de sa famille, et regagner mon poste au plus vite. C’est seulement au commencement d’avril, que je pus l’amener enfin chez moi, complètement rétablie.

Alors, ma Sous-Préfecture retrouva l’animation dont elle avait été le théâtre pendant le séjour de ma mère et de mes sœurs.

Je conduisis naturellement ma femme à Agen, chez Mme Brun, qu’elle connaissait ; chez la baronne de Séganville, etc., etc. ; puis, à Tonneins et à Clairac, où elle comptait des parents, et dans les diverses parties de mon arrondissement, pour y rendre des visites.

LE DUC ET LA DUCHESSE D’ORLÉANS.

Sur ces entrefaites, s’accomplit le voyage du Duc et de la Duchesse d’Orléans, dans le Midi de la France. Je courus saluer le Prince Royal à Bordeaux, et prendre ses ordres ; car, son itinéraire devait le conduire à Nérac, où je retournai vite faire tout disposer pour sa réception, notamment, pour la mise en état de deux grandes salles de mon ancien couvent, restées en friche, à côté de mon appartement personnel, et qui pouvaient servir de grand salon et de grande salle à manger, dans la circonstance. — J’eus grand’peine à me faire indemniser ensuite, par le Département, de la dépense de cette annexion, exécutée « sans crédit préalable ». — Je meublai, tant bien que mal, mes deux nouvelles pièces, et nous nous rendîmes à Agen, ma femme et moi, pour assister officiellement à la très belle fête que donna le Préfet aux Augustes voyageurs.

Nous rentrâmes dans la nuit, et, le lendemain, le Prince, la Princesse et leur suite, après une promenade dans la Garenne, la visite des restes du château, de la statue de Henri IV, et de tous les points de Nérac où pouvaient leur être signalés quelques vestiges ou quelques particularités se rattachant à leur aïeul, déjeunèrent à la Sous-Préfecture, avec toutes les autorités locales et les personnages notables compris dans la liste d’invitations arrêtée par le Prince lui-même.

Le départ, pour Condom et Auch, eut lieu tard, dans l’après-midi. Tout s’était bien passé.

UNE ÉLECTION POLITIQUE.

Nous comptions vivre en paix à Nérac, en attendant mon envoi dans une Préfecture, que le Prince Royal m’avait annoncé comme très prochain, il se trompait de près de dix ans ! — lorsqu’un événement, heureux en apparence, l’élévation de mon Député, M. le marquis de Lusignan, à la Chambre des Pairs, vint me susciter des embarras politiques inattendus.

Précédemment, je n’en avais pas eu de bien graves.

À mon arrivée, l’administration municipale de Nérac était dêsorganisée. Le Maire, M. Duthil, un libéral modéré, venait de se retirer, par suite de mésintelligence avec le Conseil Municipal, où l’Opposition avancée possédait la majorité. Le Premier Adjoint, qui pactisait avec elle, occupait le pouvoir, assisté du Second Adjoint, républicain déclaré. Ces Messieurs essayèrent bien de me causer des ennuis ; mais, je pus déjouer leur mauvais vouloir, et les maintenir eux-mêmes dans l’observation des lois de la hiérarchie, jusqu’au moment où, sûr de mon affaire, je provoquai soudainement la dissolution du Conseil Municipal et de nouvelles élections, qui rendirent le dessus à l’opinion conservatrice. Alors, je fis nommer Maire de Nérac un vieux négociant en farines, retiré des affaires après fortune faite, et justement considéré : M. Mauvezin, catholique ; avec un premier adjoint protestant : M. Detrois, riche propriétaire ; et un second adjoint catholique : M. Larroze, notaire. Plus tard, M. Detrois remplaça, comme Maire, M. Mauvezin, fatigué par l’âge et le travail.

Dans les autres communes de l’arrondissement, jamais de sérieuses difficultés.

Depuis la mise à exécution de la loi du 22 juin 1833, sur l’élection des conseils généraux et des conseils d’arrondissement, les sept cantons choisissaient, à de grandes majorités, les candidats qui possédaient mes préférences.

Quant aux élections politiques, M. le marquis de Lusignan n’eut jamais de concurrent sérieux. Nous nous trouvions sous le régime des électeurs censitaires à 200 francs. Le parti légitimiste groupait, à grand’peine, 80 voix sur le nom du baron de Batz de Trenquelléon ; l’Opposition de Gauche pouvait disposer de 100 à 120 ; les conservateurs en apportaient au scrutin de 300 à 350.

Quand survint inopinément la vacance du siège du Marquis, à la Chambre des Députés, M. le comte Duchâtel dirigeait le Ministère de l’Intérieur, dans le Cabinet du 12 mai 1839, dit : « de transaction », présidé par le Maréchal Soult. Après une combinaison éphémère, ce Cabinet avait remplacé le Ministère du comte Molé, renversé par la coalition Guizot-Thiers.

M. Duchâtel me demanda lui-même, directement, un rapport confidentiel sur les candidats possibles et leurs chances respectives.

Je lui fis savoir, sans retard, qu’une seule candidature était encore posée, celle de M. Duthil, ancien Maire de Nérac, très grand et très riche propriétaire, protestant, libéral avancé, naguère, ouvertement rallié, par les excès de l’Opposition, à la cause du Gouvernement. Il n’aurait pas, néanmoins, ajoutais-je pour des raisons étrangères à la politique, toutes les voix réunies par M. le marquis de Lusignan ; une forte portion du parti conservateur préférerait la candidature, encore indécise, de M. de Vigier, catholique, ancien officier d’artillerie, membre du Conseil Général pour le canton de Mézin, possesseur d’une très belle fortune territoriale, avec qui je vivais en assez bons termes pour descendre chez lui, pendant mes tournées dans son canton ; et, si M. de Vigier, plus sympathique à M. de Lusignan, se présentait, les voix conservatrices seraient partagées, au premier tour de scrutin, entre M. Duthil et lui, dans des proportions difficiles à prévoir, tandis que les voix légitimistes et celles de l’Opposition libérale se compteraient à part, comme d’habitude. Qu’au second, la majorité dépendrait du nombre des libéraux qui se rallieraient à M. Duthil et de celui des légitimistes qui se décideraient, par des considérations religieuses, à reporter leurs voix sur M. de Vigier ; mais, alors, l’Administration, sans trop se découvrir, prendrait parti pour celui des deux candidats favorables au Gouvernement, sur lesquels, se grouperaient, d’après les premiers résultats, le plus de chances de succès. Cette ligne de conduite n’aurait, sans doute, rien de chevaleresque ; mais, je la croyais la plus politique, et j’en proposais l’adoption.

Courrier pour courrier, le Ministre me répondit, sans aucune hésitation, que mon ami, M. de Vigier, par son caractère absolument sûr, lui paraissait un Député très préférable à M. Duthil, et qu’il fallait, dès avant le premier tour de scrutin, où l’appui du marquis de Lusignan et le mien ne pouvaient manquer de lui donner l’avantage, intervenir en sa faveur, comme je me réservais de faire seulement au second,

Cette résolution, prématurée tout au moins, était, sans aucun doute, inspirée à M. Duchâtel par M. Sylvain Dumon, qui savait M. Duthil absolument inaccessible à son influence, comme le marquis de Lusignan, et pensait avoir plus aisément raison du caractère facile de M. de Vigier. — Il se trompait.

J’essayai vainement de démontrer, à mon grand chef, l’imprudence de la candidature « officielle » de M. de Vigier, qui ferait porter de suite, du côté de son concurrent, les voix de l’Opposition libérale, et donnerait, au succès possible de celui-ci, le caractère d’un échec du Gouvernement. Je reçus, avec force compliments sur ce que pouvait mon action personnelle, l’invitation très nette, de promettre à M. de Vigier l’appui du Ministère, s’il se présentait.

Je levai facilement les dernières hésitations de ce personnage irrésolu, qui s’empressa d’adresser aux électeurs sa profession de foi politique, et de se mettre en campagne, comme candidat « officiel ».

L’effet prévu se produisit immédiatement, et bientôt, le Préfet m’appela pour me déclarer que, M. de Vigier ne semblant pas de taille à lutter contre la coalition des amis de M. Duthil et des opposants de Gauche, le Gouvernement se décidait à mettre en avant le propre beau-frère de M. Sylvain Dumon : M. Rotch-Barsalou, banquier d’Agen, propriétaire du château du Saumon, dans mon arrondissement, pour qui l’Évêché ne pouvait manquer d’obtenir bon nombre des voix légitimistes, contre le protestant Duthil.

J’eus beau dire : — « Mais c’est une guerre de religion que vous risquez d’allumer dans un pays où, jusqu’à présent, catholiques et protestants vivent en paix ! Vous allez réveiller, d’ailleurs, par une candidature agenaise, des rivalités locales que je me suis toujours efforcé d’amortir ! » Rien n’y fit.

De Nérac, j’écrivis à M. Duchâtel le résumé de cette entrevue, et je finis ma lettre ainsi : « M. le Préfet vient de me donner, au nom de Votre Excellence, des instructions me paraissant inconciliables avec celles que j’ai reçues d’Elle directement et suivies de point en point. Je La prie de m’accorder un changement de résidence, et d’envoyer, à Nérac, un Sous-Préfet plus libre de faire ce dont il s’agit maintenant. »

Le Ministre me répondit que mon départ serait un coup funeste pour la nouvelle candidature substituée à celle de M. de Vigier, afin d’écarter sûrement M. Duthil, contre lequel il existait, dans sa conviction, de justes sujets de défiance ; qu’il comptait sur mon dévouement au Roi, dont une ardente Opposition battait le pouvoir en brèche, pour prêter, au contraire, à son Gouvernement, dans une circonstance si délicate, « le concours de l’habileté politique témoignée par ma correspondance », tout en gardant la réserve extrême que m’imposaient les faits passés, et qu’il admettait complètement.

Je pus l’aviser, en retour de sa lettre, « autographe », comme les précédentes, du désistement de M. de Vigier, retiré sous sa tente, avec un ressentiment implacable (in alta mente repostum) contre M. Sylvain Dumon, et j’y joignis un dépouillement anticipé du scrutin, établissant que, si M. Barsalou passait, ce serait au troisième tour, en ballottage, avec une majorité de fort peu de voix ; mais, ajoutai-je, rien n’était moins sûr, en somme, qu’un tel résultat.

Quand vint me voir ce candidat, avec lequel j’avais toujours eu de bons rapports à Agen, pour bien établir ma situation à son égard, je lui lus ma correspondance avec le Ministre, le concernant. Il savait déjà, me dit-il, ne pouvoir compter que sur ma neutralité. — « Si vous me voyez à Nérac », lui répondis-je, « c’est que j’entends y faire mon devoir, dans la limite fixée par le Ministre, mais sans en rien omettre. »

M. Barsalou, très ouvertement appuyé par tous les fonctionnaires, notamment, par le nouveau Procureur du Roi, M. Lafitte fils, et les Juges de Paix ; secrètement servi par le Clergé, parcourut l’arrondissement, en y prodiguant dons et promesses, et tint table ouverte, à Nérac, aux approches et pendant toute la durée de l’élection, qui dura trois jours, suivant mes prévisions.

Aux deux premiers tours de scrutin, les voix se répartirent, presque exactement, comme je l’avais annoncé.

Pendant le ballottage, les deux candidats, venus, chacun de son côté, pour me remercier de la correction de mon attitude, se rencontrèrent dans mon cabinet.

On m’apportait, par séries, les noms des électeurs, à mesure qu’ils votaient, et je les distribuais en deux listes, tenues secrètes.

Il n’était pas permis, alors, de voter par bulletins imprimés ou faits d’avance. Il fallait écrire soi-même son vote, en séance, ou le faire écrire par un électeur de son choix, à l’abri d’un immense carton, sur un bulletin remis par le Président du Bureau. Cela rendait les opérations interminables, bien qu’aucun collège ne pût comprendre plus de 600 électeurs.

Lorsque le scrutin fut clos, le résultat de mes appréciations me fit demander à ces Messieurs, très courtois l’un envers l’autre : — Le Diable n’y perdait rien ! — « Quel est le plus âgé de vous ? » — Tous deux frissonnèrent. M. Duthil était l’aîné.

Un moment après, on nous informa qu’au dépouillement des votes, apparaissaient quelques rares bulletins blancs, et je dis à M. Barsalou : « Vous voilà nommé ! »

C’étaient, en effet, des bulletins d’électeurs qui, résolus à ne pas donner leurs voix à « l’Agenais », n’avaient pu se décider à les reporter sur M. Duthil, au moment suprême.

M. Barsalou, grâce à ce concours indirect, l’emporta sur son concurrent, qui l’eût battu, sans cela, de quelques voix.

Le soir même, en annonçant le résultat de l’élection au Ministre de l’Intérieur, je le priai de me retirer de l’arrondissement de Nérac.