Victor-Havard (1p. 147-174).

CHAPITRE VII

LA SOUS-PRÉFECTURE DE SAINT-GIRONS
Au Ministère de l’Intérieur. — De Paris à mon nouveau poste. — Le pays et sa population. — Recherches hydrologiques. — L’Asile de Saint-Lizier.

Nous étions à la fin de l’automne de 1839.

M. Duchâtel, heureux de se voir, tant bien que mal, hors de l’aventure où, dans un intérêt tout personnel, M. Dumon l’avait engagé, ne me marchanda pas l’expression du contentement qu’il en éprouvait, ni l’assurance de son bon vouloir pour moi.

Dans les derniers jours de décembre, je conduisis à Bordeaux ma femme, in family way, comme disent les Anglaises pudibondes, et désireuse de voir l’heureux événement s’accomplir chez elle, par les soins de praticiens connus. Je revins de suite à Nérac, d’où je retournai près d’elle, le 12 janvier, pour attendre la solution. Mais, je fus obligé de rentrer le 16 à mon poste, et c’est le 17, à cinq heures du soir, que naquit ma fille Marie-Henriette : Mme Camille Dollfus.

Pendant plusieurs semaines, je fis la navette entre les deux villes, plus occupé des petits accidents qui se produisaient dans l’état de santé de la mère ou de l’enfant, que de l’intérêt de ma carrière, et j’étais à Bordeaux, vers la fin de février, préparant la translation de l’une et de l’autre à Nérac, lorsque survint la chute du Ministère de transaction du 12 mai 1839, dont M. Duchâtel faisait partie, et qu’on me renvoya de mes bureaux, par exprès, un pli du Ministère de l’Intérieur, contenant l’avis de ma nomination à la Sous-Préfecture de Saint-Girons (Ariège), par une ordonnance royale datée du 19.

M. Dumon, craignant une dissolution de la Chambre par le nouveau Ministère, encore inconnu, devait avoir pesé sur M. Duchâtel, au dernier moment, pour avoir, à Nérac, un Sous-Préfet à sa dévotion.

Je me hâte de consigner ici que, malgré tous ses efforts, M. Sylvain Dumon ne put contenir la réaction qui se fit dans l’arrondissement, après mon départ. Nérac ne se résigna jamais à considérer « l’Agenais », comme son Député : M. Duthil remplaça M. Barsalou, lors des élections générales de 1842.

Indigné de la manière dont M. Duchâtel s’acquittait de ses belles promesses, je n’hésitai pas à le témoigner dans ma réponse, terminée par ces lignes : — « S’il est d’usage qu’un Ministre démissionnaire se serve encore du pouvoir afin de récompenser in extremis des services particulièrement connus de lui, c’est la première fois que, dans ces conditions, un fonctionnaire déclaré méritant se voit frappé d’une véritable disgrâce ! »

Dans le Ministère du 1er mars 1840, constitué sous la présidence de M. Thiers, le portefeuille de l’Intérieur échut à M. le comte de Rémusat, doublé d’un Sous-Secrétaire d’État, M. Léon de Maleville, que je connaissais. Avant d’être Député de Tarn-et-Garonne, il avait occupé le poste de Secrétaire Général de la Préfecture de la Gironde, sous M. le comte de Preissac, son oncle, nommé Préfet à Bordeaux, lors de la révolution de 1830.

Je résolus d’aller à Paris, tandis que ma femme se rendrait à Nérac, avec une de ses cousines, pour faire notre démenagement.

AU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR.

À Paris, je commençai mes démarches au Ministère par le bureau du Personnel, dont chef et sous-chef m’étaient bienveillants. Je les trouvai réunis. Ma façon, plus que vive, de prendre mon envoi de Nérac à Saint-Girons, les étonnait. Comment ! dès le soir de l’élection Barsalou, je me montre désireux de quitter Nérac, et, quand le Ministre, bienveillant à mon égard, mais impuissant à me tirer, de suite, d’une position difficile, fausse même, selon moi, profite d’une circonstance favorable pour le faire avant son départ, je me plains ! On m’avait donné Saint-Girons, comme autrefois Yssingeaux, en attendant mieux. On me réservait, en effet, Libourne, la plus forte Sous-Préfecture de la Gironde, qu’on savait être à ma convenance depuis mon mariage, et dont on prévoyait la vacance. Mais, Saint-Girons ne méritait pas mon dédain. Le général carliste Cabrera parcourait la Catalogne, à la tête d’une armée véritable, qui faisait subir aux troupes de la Reine d’Espagne des échecs inquiétants, et cette Sous-Préfecture de frontière en acquérait une grande importance. Il y fallait un titulaire vigilant, énergique, actif, pour rendre impossibles les renforts en hommes, chevaux, armes, munitions, etc., que le comité carliste de Toulouse fournissait à ce chef, précisément par les nombreux « ports », difficiles à surveiller, faisant brèche à la chaîne des Pyrénées, au-dessus de Saint-Girons.

— « N’est-ce pas pour me dorer une pilule amère que vous voulez bien me dire toutes ces choses ? » demandai-je à mes interlocuteurs. — « Non, » me fut-il répondu : « c’est uniquement afin que vous voyiez notre nouveau Ministre en pleine connaissance de cause. « Vous obtiendrez, sans difficulté, nous le pensons, de lui faire donner ostensiblement, à votre envoi dans l’Ariège, le caractère de mission temporaire, qu’il avait dans la pensée de son prédécesseur, comme nous pouvons l’attester. Il consentira, de plus, à vous promettre Libourne, s’il est vacant à votre retour. Dans ces termes, nous pourrons formuler une réponse à votre lettre, où, sans relever ce qu’elle contient de personnel pour l’ancien Ministre, nous expliquerons l’acte contresigné par ce dernier, de manière à vous donner toute satisfaction. »

Comme on peut le croire, je remerciai cordialement ces Messieurs de leurs bons conseils, et de l’aide précieux dont ils me donnaient l’assurance.

M. de Maleville me reçut à merveille. Mais, c’était un ardent adversaire de M. Duchâtel ; il voulait donc, à toute force, avoir ses lettres confidentielles, relatives à l’élection de Nérac. Je lui répondis qu’à ma place, si maltraité qu’il pût se trouver de la part d’un Ministre, il ne se croirait pas autorisé, pour se venger, à trahir le secret d’instructions concernant une affaire de service. Nous nous quittâmes en désaccord sur ce point ; mais, il ne m’en promit pas moins de prévenir M. de Rémusat de ma visite, et de me faire accorder la réparation qui m’était due.

On le comprend : si la divulgation de ces instructions confidentielles et de mes réponses n’a d’intérêt aujourd’hui qu’au point de l’histoire du Régime Parlementaire en France, alors, elle pouvait recevoir une toute autre portée.

La première parole du Ministre, à mon entrée, fut qu’il ne me demandait point ma correspondance avec M. Duchâtel : j’avais eu raison de ne pas la livrer à M. de Maleville, et, dans les circonstances où je me trouvais, ce refus me donnait un titre de plus à son estime. Il se déclara tout disposé, d’ailleurs, à régler mon affaire au mieux de mes intérêts d’avenir. Mon désir d’aller à Libourne, après les quelques mois qu’on me demandait de passer à Saint-Girons, pays très pittoresque et très agréable, voisin de l’arrondissement de Muret, qu’il représentait à la Chambre des Députés, lui paraissait bien modeste. Il aimerait à satisfaire une ambition plus élevée, chez un fonctionnaire noté comme il avait vu que je l’étais, dans mon dossier.

Je crus devoir me présenter chez M. Thiers, Président du Conseil, au Ministère des Affaires Etrangères, occupant encore alors, à l’angle du boulevard et de la rue des Capucines, l’ancien palais du Prince de Neuchâtel (le Maréchal Berthier) que, Préfet de la Seine, je fis démolir et vendre par lots, très chèrement, pour le compte de l’État. — Les terrains qu’il recouvrait et ses jardins s’étendaient, sur le boulevard, jusqu’à la rue Neuve-Saint-Augustin, aujourd’hui, rue Daunou. — J’étais connu de M. Thiers depuis 1830. Il m’avait vu dans les bureaux du National, le 26 juillet, avant la Révolution, et le 29 au soir, chez M. Lafitte ; puis, en 1832, au Ministère de l’Intérieur, quand il y remplaçait Casimir Périer, à mon retour d’Yssingeaux. J’en reçus bon accueil. Il me loua de la netteté de ma conduite dans l’élection de Nérac, sujet de quelque rumeur, quand on l’apprit à la Chambre des Députés.

Ensuite, j’allai voir M. Pagès (de l’Ariège), Député de Saint-Girons : un vieux libéral ; jadis, intime ami de Benjamin Constant, et collaborateur, à l’ancien Courrier Français, de mon beau-frère, M. Artaud, qui m’accompagna chez lui.

C’était un type curieux de Méridional, devenu Parisien depuis longtemps ; sceptique, à peu près en toutes choses ; fin comme ambre, sous une apparence de rondeur aimable ; fort accommodant, au fond, malgré son opposition farouche « au Pouvoir », et ménageant la chèvre et le chou, pour conserver son siège à la Chambre, auquel il devait son importance, beaucoup plus qu’à ses écrits, un peu démodés. Il faisait, tous les ans, un grand discours contre « le Ministère », quel qu’il fût, à l’occasion de l’adresse ou du budget, et votait peut-être pour lui dans les grandes occasions ; car, les scrutins étaient alors absolument secrets. En me parlant de ce discours annuel, il me dit : — « C’est pour mes gens de là-bas ! — Je n’eus, d’ailleurs, qu’à me louer de sa réception et de nos rapports. Il me promit de m’annoncer à ses amis (ses gens de là-bas !) de manière à m’épargner toute hostilité de leur part, et me donna même beaucoup d’indications utiles.

Comme je me trouvais dans le cabinet de M. de Rémusat, la veille de mon départ, M. Thiers y entra. Je voulus me retirer : il me retint et me fit, entre autres questions, celle-ci : — « Quel est donc votre Député ? » — « M. Pagès. » — « L’avez-vous vu ? » — « Oui, Monsieur le Président ! » — « Quelle impression vous a-t-il faite ? » me dit malignement M. Thiers, qui le connaissait à fond, sans doute. — « Celle, » répondis-je, « qu’un montagnard des Pyrénées est un Gascon élevé à la seconde puissance. » — Les deux Ministres partirent d’un éclat de rire, et, après quelques recommandations touchant mon rôle, politique plus qu’administratif, « là-bas », ils me laissèrent aller.

DE PARIS À MON NOUVEAU POSTE.

Lorsque je revins à Bordeaux, nanti de la lettre ministérielle préparée dans le bureau du Personnel administratif, j’y trouvai ma femme, rentrée de son expédition de Nérac, après vente de toute la portion de notre mobilier qu’elle ne désirait pas conserver, et envoi du reste sur une dépendance de la maison de campagne que ses parents possédaient au Bouscat, dans la banlieue de Bordeaux, pour l’y entreposer.

Elle avait congédié provisoirement nos deux vieux serviteurs, Joseph et Marianne, retirés dans leur petite maison de Nérac. Nos chevaux et voitures, recueillis chez un ami complaisant, y restaient, avec le cocher Dominique et ses bêtes, en attendant mes instructions.

C’est le cas de dire un mot de ce Dominique, un gascon pur sang ! Neveu de ma cuisinière ; fils d’un brave et honnête maçon, il servit quelque temps à Paris, d’abord, dans la même maison que sa tante. Après mon mariage, quand je sentis plus souvent le besoin de chevaux attelés que de chevaux de selle, je remplaçai mes anciens coursiers, trop légers pour mener une calèche, par une paire de fortes juments à deux fins, et je pris Dominique chez moi.

C’était un gars de vingt-quatre ans à peine.

Il profita des loisirs que lui faisait mon absence, pour réaliser son propre mariage, projeté depuis longtemps, avec une jeune et belle fille de Nérac, issue, comme lui, d’une souche de braves gens, et lorsque, de Bordeaux, où je touchai barres à peine, je lui donnai l’ordre de se trouver tel jour à Toulouse, pour l’arrivée de la malle-poste où je serais, ma lettre lui parvint juste le lendemain de ses noces ! Il n’hésita pas une minute. Informé de ce contretemps, je crus devoir en marquer mon regret. Il me répondit : « Que voulez-vous, Monsieur ? Le service avant tout ! J’avais promis à cette fille de l’épouser ; j’ai tenu parole : c’est l’important. Elle m’attendra, mari, comme elle m’attendait, fiancé, tout le temps nécessaire. »

Afin que je pusse reprendre, dans l’Ariège, mes chevauchées par monts et par vaux de la Haute-Loire, auxquelles mes juments percheronnes se trouvaient absolument impropres, mon ami consentit à garder celles-ci pendant le peu de mois que durerait ma mission, au dire du Ministre. De son côté, Dominique dirigea sur la Sous-Préfecture de Saint-Girons, selles, brides, couvertures, licols et objets d’écurie, pour les chevaux de montagne que je comptais m’y procurer.

Ma femme et ma petite fille surabondamment recommandées à mes beaux-parents, je pris la route de Toulouse, où je débarquai de grand matin, le jour dit. M. Louis Borel, un cousin de ma femme, banquier dans cette ville, dont j’avais accepté d’avance l’hospitalité, me reçut à la descente de la malle-poste. Dominique était là. Je lui fis retenir de suite, pour le lendemain, le coupé de la diligence de Foix, et je consacrai ma journée à visiter, en compagnie de mon hôte et de son aimable femme, qui s’appelait Isaure, Toulouse, son Capitole, son Musée, son Château-d’Eau, ses boulevards, son bassin de jonction du canal de Languedoc à la Garorine, etc…

Mon voyage, de Toulouse à Foix, absorba toute la journée suivante, qui fut magnifique. La route, que le chemin de fer suit parallèlement aujourd’hui, franchit la Garonne au-dessus du confluent de l’Ariège, et longe la rive gauche de ce cours d’eau, en laissant, sur la rive droite, les petites villes d’Auterive, patrie du général Clausel, et de Cintegabelle, pour entrer dans le département auquel il a donné son nom, un peu au-dessous de Saverdun, où l’on passe sur le bord opposé, pour ne plus le quitter. On traverse Pamiers, siège d’un Évêché, chef-lieu de Sous-Préfecture, sis au fond d’une sorte d’hémicycle, encaissé curieusement dans la plaine haute qui l’entoure, et ouvert du côté de la rivière. Après Varilles, on entre dans la contrée montagneuse, et la route remonte le cours torrentiel de l’Ariège jusqu’à Foix, dont l’aspect est saisissant, par son caractère étrange et pittoresque.

Cette ville occupe, en effet, entre l’Ariège et le Large, qui s’y réunissent, le pied d’un rocher conique, sur lequel ses maisons s’étagent de tous côtés, et dont le faîte est couronné par l’ancien château des comtes de Foix, qui servait de prison. La Préfecture, agréablement posée tout en bas, domine le confluent des deux rivières, dont les eaux limpides et bruyantes baignent ses jardins.

Je pris une chambre dans l’hôtel où s’arrêtait la diligence, avant de continuer sa route vers Tarascon-sur-Ariège et Ussat, où se trouve une station d’eaux minérales très fréquentée. Cet hôtel faisait face au pont conduisant en ville. Il était six heures passées. Je me débarrassai de la poussière du voyage ; m’habillai ; dînai ; puis, me fis conduire, vers huit heures et demie, à la Préfecture.

Le Préfet de l’Ariège, M. Petit de Bantel, un vrai Parisien, et du meilleur monde, ayant, dans sa jeunesse, mené la vie à grandes guides, et marié, vers la quarantaine, à une jolie femme, aussi gracieuse qu’élégante, apparentée au Journal des Débats, bénéficiait de l’influence de cette feuille, toute-puissante sous le règne du Roi Louis-Philippe. Il fut, pour moi, d’une courtoisie parfaite.

Je m’extasiais, sans m’en lasser, sur le site charmant de l’hôtel de Préfecture. M. de Bantel convint que cette résidence était, en effet, très enviable pendant la belle saison ; mais l’hiver, à Foix, était fort dur à passer, sous tous les rapports, et il comptait bien ne pas en faire une nouvelle épreuve. Il quitta l’Ariège, en effet, peu de mois après, et M. Pascal vint l’y remplacer.

Le Préfet me donna rendez-vous au lendemain matin, pour ma prestation de serment, et, comme il approuvait mon dessein de me rendre à Saint-Girons sans retard, il ajouta qu’il m’en donnerait licence, mais après déjeuner seulement. Il voulait me mettre en rapport avec les membres du Conseil de Préfecture, et les en fit immédiatement prévenir. J’acceptai sa gracieuse invitation, qui me permit de m’excuser, auprès de ces Messieurs, de ne pas leur faire visite, cette fois.

Aucun autre devoir ne pouvait retarder mon départ, Foix n’étant pas la résidence d’un Commandant de Subdivision Militaire, et l’Évêque ayant, comme je l’ai dit plus haut, son siège à Pamiers.

Lorsque je revins au chef-lieu du département pour affaire de service ; je pus visiter, d’abord, un peu au-dessus de Foix, la grande usine métallurgique de Saint-Antoine, alimentée par l’excellent minerai de fer extrait, par des procédés rudimentaires, des gisements de la vallée de Vic-Dessos, arrosée par le Gave de ce nom, qui se jette dans l’Ariège à Tarascon ; puis, au delà de cette ville, l’établissement des bains minéraux d’Ussat, où M. François, très habile Ingénieur des Mines, s’occupait d’intéressants travaux de captation de nouvelles sources ; enfin, beaucoup plus loin, sur la route de Puycerda (Espagne), après les Cabannes, Ax, station d’eaux thermales ; l’Hospitalet, dernière commune de France, de ce côté ; le val d’Andorre, où l’on pénètre par le col de Puymorin. C’est dans cet état neutre, régi par un de nos Conseillers de Préfecture, M. de Saint-André, « le Viguier » d’alors, que, tout près de la frontière, le principal bras de l’Ariège prend sa source.

Le val d’Andorre, en dépit de sa mise en musique par Halévy, ne vaut pas le long et fatigant voyage qu’il faut faire pour y monter. On ne saurait en rien le comparer aux admirables vallées de l’arrondissement de Saint-Girons. Mais, cette excursion me permit de constater la différence de celles-ci, dont la plupart des roches sont de marbre, avec la vallée de l’Ariège, dont la formation tout entière est granitique : aussi, l’aspect des constructions, comme celui du pays même, change-t-il absolument, d’une contrée à l’autre.

De Foix à Saint-Girons, par la route de Bayonne à Perpignan, on ne compte pas moins de quarante-quatre kilomètres. Pour les parcourir, cette première fois, je m’étais assuré d’une voiture bien attelée, pouvant porter mes bagages. Elle fit la route en deux étapes : l’une, rendue très pénible par le massif de montagnes qui sépare la vallée de l’Ariège de celle de l’Arize, petite rivière allant se jeter dans la Garonne au-dessus de Muret, passé laquelle nous nous arrêtâmes, deux heures, à la Bastide de Sérou, pour faire reposer nos chevaux ; l’autre, plus facile dès qu’on entre dans l’arrondissement de Saint-Girons, à Castelnau-Durban. Ons’engage, en effet, après Rimont, très gros bourg, dans une étroite vallée toute riante, où serpente le Baup, un petit cours d’eau, qui va joindre le Salat, entre Saint-Girons et Saint-Lizier. La route de Foix rencontre celle de Pamiers au-dessous d’Audinac, station d’eaux minérales, et plus loin, à quatre kilomètres, on entre dans Saint-Girons.

Nous y arrivâmes vers six heures du soir, lorsque tombait le jour. Mon voiturier me conduisit à l’Hôtel de France, sur la principale place, où je pris gîte, quoique la Sous-Préfecture, maison bourgeoise d’assez bonne apparence, précédée d’une petite cour sur la Grande Rue, et suivie d’un jardin terminé par des écuries et remises donnant sur un boulevard extérieur, fût, depuis plusieurs semaines, à ma disposition : mon prédécesseur, M. Cambon, nommé Sous-Préfet de Jonzac (Charente-Inférieure), avait mis un empressement extrême à gagner son nouveau poste.

Natif de Toulouse, ancien avoué, devenu Sous-Préfet en 1830, M. Cambon était le très proche parent d’un riche propriétaire et maître de forges de Saint-Girons, M. Trinqué, membre du Conseil Général pour le canton de Saint-Lizier, plus libéral au fond que M. Pagès, et pouvant aspirer à la députation. Devais-je attribuer son déplacement à cette circonstance ? Je ne le sus jamais. Toutefois, pour que M. Duchâtel prît un inconnu de préférence à moi, dans son propre arrondissement électoral, il fallait bien qu’il eût un motif de le faire.

Sauf les bureaux, exceptionnellement dotés d’un mobilier, la Sous-Préfecture de Saint-Girons était absolument vide. Ne devant pas y faire d’installation durable, je conclus un arrangement avec le riche propriétaire de l’Hôtel de France, cuisinier fort renommé, brocanteur en tous genres, comme la plupart des capitalistes du pays, pour l’ameublement, à loyer, d’un salon, d’une salle à manger, d’une chambre à coucher et d’une chambre de domestique, et pour la fourniture du linge de maison nécessaire. Je prenais mes repas, matin et soir, dans son établissement, en compagnie du Procureur du Roi, du Juge d’Instruction et de l’Inspecteur des Eaux et Forêts de l’arrondissement, qui n’avaient pas non plus de maisons montées.

LE PAYS ET SA POPULATION.

Un de mes premiers soins fut de prier le Lieutenant de Gendarmerie, fort au courant de l’élevage des chevaux de Remonte, branche importante de l’industrie locale, de composer mon écurie, et je fus bientôt à la tête de deux très jolies et très vigoureuses pouliches de quatre ans, issues de juments navarrines, et provenant d’étalons arabes du haras de Tarbes ; un peu trop ardentes, au gré de Dominique, mais ayant les jambes fines, nerveuses, et le pied montagnard.

Dès mes visites officielles reçues et rendues, une tournée de Recrutement me fournit l’occasion de parcourir les six cantons de l’arrondissement de Saint-Girons, entre lesquels ses 83 communes et sa population de plus de 80,000 âmes se répartissaient, et de constater que la plupart forment, en quelque sorte, autant de pays distincts, séparant des chaînes de montagnes abruptes, à peu près impraticables aux communications, descendant presque parallèlement du massif central des Pyrénées, et se ramifiant à l’infini dans toutes les directions.

Les plus considérables de ces cantons comprennent plusieurs vallées convergeant vers leurs chefs-lieux, où elles se confondent, et dont la physionomie générale, les produits, les industries, et jusqu’au type des habitants, sont presque toujours dissemblables.

Chaque vallée, grande ou petite, a son thalweg sillonné par un cours d’eau ne tarissant pas, mais d’un débit proportionnel au périmètre du bassin qu’elle constitue. C’est le témoin permanent des grands courants diluviens qui l’ont creusée, depuis le soulèvement pyrénéen. Par leur réunion, les ruisseaux font des rivières, — c’est proverbial, — et toutes celles de l’arrondissement se jettent, en amont de la ville de Saint-Girons ou sur son territoire même, dans la plus importante, le Salat, et lui donnent finalement, en aval, un volume d’eau qui la rend considérable.

Le Salat prend sa source tout en haut de la vallée de Conflens, canton d’Oust, près du port de Salau, par lequel on franchit la grande chaîne des Pyrénées, à 2,052 mètres d’altitude, pour descendre dans la vallée espagnole d’Arreu. Il traverse tout l’arrondissement, du sud au nord, jusqu’à Saint-Girons, et là, se dirigeant vers l’ouest, va se jeter dans la Garonne, au-dessus de Saint-Martory.

Son affluent principal, le Lez, vient aussi de l’extrême frontière, tout en haut de la vallée de Biros, canton de Castillon, où se trouvent, aux altitudes 2,363 mètres et 2,525 mètres, les ports d’Orle et de la Hourquette. Au delà de ces deux passages, on est en Espagne, dans la vallée d’Aran.

J’ai relevé les chiffres qui précèdent, et beaucoup d’autres, pour l’exactitude desquels je ne pouvais me fier à ma mémoire, sur la carte de l’État-Major, qui m’a servi, d’ailleurs, à contrôler, sous d’autres rapports, mes souvenirs, et en a justifié la précision.

À Saint-Girons même, se trouve le confluent du Lez et du Salat, et, je l’ai dit, un peu plus bas, hors ville, celui du Baup.

Des autres cours d’eau tributaires du Salat, très nombreux au-dessus du chef-lieu d’arrondissement, trois méritent seuls d’être mentionnés.

C’est, d’abord, au pont de la Taule, la rivière d’Aleth, qui réunit tous les ruisseaux de la vallée d Ustou ; puis, à Oust, le Garbet, qui vient du lac de ce nom, sis au point culminant de la belle vallée d’Ercé, au-dessus d’Aulus, station d’eaux minérales très fréquentée depuis quelque temps, et reliée, par le port de Saleix, à la vallée de Vic-Dessos ; — le Garbet s’accroît, en route, d’une foule de petits ruisseaux ; — enfin, au pont de Kercabanac, près des forges de Lacour, l’Arac, la rivière de la vallée de Massat, vallée formant, à elle seule, un grand canton, entouré d’un immense cirque de montagnes. On y pénètre par une sorte de goulot rocheux, où court à grand bruit l’Arac sur le côté gauche duquel la route est entaillée dans la pierre. Impossible d’en sortir, autrement que par la même voie, à moins de suivre un sentier difficile, pour aller, par le col de Port, dans la vallée de Tarascon.

Ces trois rivières, comme celle de la petite vallée de Riverenert, canton de Saint-Girons, se jettent dans le Salat, sur sa rive droite.

Avant de constituer, à la fin, un grand cours d’eau, celui-ci reçoit directement, sur sa rive gauche, une foule de ruisseaux issus des revers tourmentés d’une chaîne de montagnes partant du mont Vallier, un des plus hauts pics du massif central des Pyrénées, et séparant les cantons d’Oust et de Castillon. Il suil le pied de cette chaîne, qui se termine, en vue de Saint-Girons, par le mont Sous-Roc, dont la masse pittoresque rappelle, dans de moindres dimensions, la forme aplatie du sommet de la Maladetta.

Le Lez coule, dans la vallée de Castillon, aux revers opposés de la même chaîne. Il reçoit, en amont de cette ville, sur sa droite, la rivière d’Orle ; puis, la Ribeira, sortant de l’Étang Rond, et grossie par le ruisseau de Peyrelade ; enfin, la rivière de Bethmale, descendant, à travers la vallée de ce nom, d’un petit lac sis près du col de la Core, seul passage possible d’un canton à l’autre ; et en aval, sur sa gauche, à Audressein, la Bouignane, venant de la vallée justement appelée la Bellelongue, d’où l’on peut passer, par le col de Portet, au-dessus de Saint-Lary, dans l’arrondissement de Saint-Gaudens.

Le Lez s’accroît, près de sa source, des eaux du lac d’Areins, ancien cratère, dit-on, bien que je n’aie aperçu, dans les alentours, aucune trace de coulée de lave, ni la moindre pierre volcanique ; mais qui se trouve au pied de la grande chaine des Pyrénées, à 1,880 mètres d’altitude, dans un hémicycle, où se dresse la roche dite « la Bande de Cristal », et aux extrémités duquel s’élancent deux immenses pics : celui de Canéja et celui de Crabère, limite de l’Ariège et de la Haute-Garonne. On voit, au sommet de ce dernier, une tour en pierre sèche, signal de la carte de Cassini. La chute des eaux du lac dans un ravin allant au Lez forme une belle cascade.

Le Lez même a son origine à l’est de la Serre (Sierra) d’Areins, appuyée sur le pic de Canéja, dans le petit étang d’Albe, à près de 2,500 mètres d’altitude, au-dessous du portillon d’Albe, qu’il ne faut pas confondre avec celui de Bagnères-de-Luchon. À peu de distance, est une cascade : l’eau tombe de si haut qu’elie arrive à l’état de brouillard dans la prairie verdoyante où se reforme le ruisseau.

Les explications qui précèdent ont pour but de faire comprendre que, de Saint-Girons, on rayonne vers tous les points élevés, soit du canton d’Oust, soit de celui de Castillon, par nombre de vallées qui semblent comme autant de branches de deux immenses éventails, remontant jusqu’aux faîtes des Pyrénées. C’était, en effet, dans ces deux directions que devait se porter ma vigilance.

Les cantons de Saint-Lizier et de Sainte-Croix, au nord de Saint-Girons, très dignes de ma sollicitude sous beaucoup de rapports, ne pouvaient m’inspirer aucune inquiétude au point de vue de la contrebande de guerre. Montueux, plutôt que montagneux, ils semblent comme des transitions ménagées entre les vallées pyrénéennes et les plaines de l’arrondissement de Muret. Le premier occupe les deux rives du Salat, au-dessous de Saint-Girons ; le second, qu’il sépare de cette rivière, s’arrose des eaux du Volp, petit affluent de la Garonne. Dans l’un et l’autre, l’agriculture trouve plus libre carrière que dans le reste du pays, où, généralement, tout ce qui n’est pas forêt de sapins ou de hêtres, devient prairie ou pacage : prairie, dans le fond des vallées ou sur les pentes arrosables des montagnes ; pacages, sur les croupes et dans les « combes » de celles-ci, neigeuses en hiver, revêtues d’une courte végétation herbacée, le reste du temps.

Cela n’empêche pas qu’on rencontre encore des forêts dans ces deux cantons. Celle de Sainte-Croix, peuplée de hauts sapins droits et forts, comme des mâts de vaisseaux, me frappa d’admiration. Mais, on commence à revoir, par-ci par-là, des chênes, et aussi, des étendues ensemencées de céréales.

Dans les parties basses, irriguées, des plaines, comme dans les vallées des autres cantons, des prés verdoyants réjouissent les yeux.

L’industrie la plus répandue partout, mais plus particulièrement dans la région montagneuse, est l’élève des bêtes à laine ; puis, des vaches ; enfin, des chevaux : ceux-ci, de race navarrine, croisée d’arabe ; les vaches, petites ; — leur lait, comme celui des brebis, et aussi, des chèvres (effroi des forestiers), dont on voit quelques troupeaux sur les cimes, sert à la fabrication de fromages ; — la race ovine, de belle et fine espèce, donne de la laine recherchée.

Les foires sont très nombreuses. Il y en a douze, dont plusieurs de deux jours, à Saint-Girons, où se tient, d’ailleurs, tous les samedis, un marché très actif. Il en résulte une grande animation dans cette ville de 5,000 âmes, qui doit à sa situation, bien centrale, sa prépondérance sur les villes de Massat, Seix, Ercé, presque aussi peuplées qu’elle.

On comptait, dans l’arrondissement, plusieurs forges à la Catalane, mues par ses cours d’eau ; consommant ses charbons de hêtre ; mais l’exploitation du marbre y dépassait de beaucoup en importance le travail du fer. Sauf le blanc, dont les carrières sont à Saint-Béat (Haute-Garonne), on y trouve toutes les variétés de marbre possibles : noir pur ou porte-or, rouge griotte ou cervelas, vert, gris de toutes nuances. Une belle scierie, exploitée par un membre de la famille Cabarrus, de Bayonne, fonctionnait, sur le Lez, à Angomer, canton de Castillon.

J’ai visité, dans la commune de Mercenac, canton de Saint-Lizier, la verrerie de Pointis, fondée par la famille de La Frégère, d’origine suisse, et assisté curieument au travail de ces « gentilshommes verriers », les seuls protestants de l’arrondissement de Saint-Girons, où la dévotion catholique se traduit par des chapelles semées de tous côtés, dont plusieurs sont l’objet de pèlerinages annuels, suivis de fêtes foraines, dites « romérages », où l’on banquète ; où l’on danse ; où l’on campe même, et le plus souvent, plusieurs jours.

Quoi qu’il en soit, l’arrondissement, surtout dans sa partie montagneuse, ne saurait nourrir toute sa population. Aussi, la plupart des hommes vont-ils chercher du travail ou quelque industrie au dehors ; mais, généralement, avec esprit de retour. Ils rapportent au pays les gains acquis par eux d’une manière ou d’une autre, avarement économisés, en vue des besoins de leurs familles, et, quand ils le peuvent, de l’agrandissement de leurs modestes patrimoines, ce qui, dans certaines vallées, porte le prix du terrain fort au-dessus de sa valeur réelle, tant on l’y convoite ardemment. Pendant ces émigrations périodiques, les femmes ne se contentent pas de garder la maison, de soigner leurs ménages et d’élever leurs enfants. Elles remplacent les hommes absents, dans la culture de la terre, et c’est un sujet d’étonnement, pour l’étranger, que de voir bien plus de femmes que d’hommes, aux travaux des champs.

Les professions auxquelles se vouent certains des indigènes qui vont chercher fortune au loin sont très diverses ; mais, la plus bizarre et la plus productive, dit-on, celle de montreurs d’ours et d’autres animaux dressés, a plus particulièrement les préférences des hommes de la vallée d’Ustou. Ce n’est pas chose facile ni sans danger, que d’aller ravir les oursons à leurs tanières, pour les apprivoiser, les élever et les préparer au rôle de saltimbanques. On disait, en plaisantant, qu’il existait une école communale d’ours dans le bourg d’Ustou ; mais, j’y pus contempler, sur un grand nombre de pas de portes, de petits oursons, jouant avec les enfants, familiers avec les chiens, avec les chats, et donnant une physionomie singulière à cette localité.

La mendicité même, avec simulation d’infirmités, ne se voit pas dédaignée, en tant que métier fructueux, par certains de ces montagnards. On m’a cité l’ancien Maire (fort à son aise) d’une grosse commune, qui s’était enrichi en l’exerçant dans les villes d’eaux, pendant la saison des bains. Comme une personne, qui l’avait reconnu, lui faisait honte de recourir, dans sa position, à la charité publique, il répondit : « Mais, Monsieur, ma position, voilà comment je l’ai gagnée ! »

RECHERCHES HYDROLOGIQUES.

L’arrondissement de Saint-Girons me fut un vaste champ pour mes études, sérieusement commencées depuis plusieurs années, sur l’intéressant sujet des eaux, considérées au point de vue de l’alimentation humaine. Un mémoire du Docteur Terme, de Lyon, touchant les divers moyens proposés pour doter cette ville, dont il était Maire et Député, d’un bon service d’eaux publiques, avait grandement éveillé mon attention, et je ne rencontrais jamais de cours d’eau, sans m’enquérir de la formation géologique du sol d’où leurs sources provenaient ; sans rechercher la composition chimique de l’eau de chacune, et sans observer son influence hygiénique sur les populations qui la buvaient.

Lorsque le Docteur Ferrus, Inspecteur Général du service des Aliénés, vint visiter l’Asile départemental de Saint-Lizier, dont je m’occupais beaucoup, il constata que ses 250 lits n’étaient pas tous affectés à des aliénés proprement dits ou à des aliénés épileptiques, presque toujours incurables ; qu’on y recevait, à titre hospitalier, des crétins, des goitreux et des idiots, de familles indigentes, et il apprit que ces malheureux provenaient de la plus splendide vallée de l’arrondissement.

Il voulut aller rechercher les causes de ce phénomène. Je l’accompagnai. Nous nous arrêtâmes, pour déjeuner, à l’entrée de la Bellelongue, dans le bourg d’Audressein. Il s’empressa d’attribuer l’existence de crétins et de goitreux dans cette localité basse, à sa position abritée de grands arbres, qui, tout en la protégeant, y maintenaient une humidité constante, et s’opposaient, disait-il, au renouvellement convenable de l’air. Je lui fis observer qu’Audressein se trouvait au confluent de deux rivières : le Lez, dont les eaux provenaient des vallées de Biros et de Bethmale, contrées de formation calcaire, pays de marbre, où les populations étaient magnifiques ; et la Bouignane, sortant de la Bellelongue, vallée au sol exclusivement alumineux, où les eaux, suintant à travers des couches d’ardoises stratifiées, ne contenaient en dissolution ni phosphates ni carbonates de chaux, et dont les habitants avaient une constitution d’aspect rachitique, due, selon mon avis, à cette particularité. Il lui fallut bien constater que tous les crétins et goitreux étaient riverains de la Bouignane et buvaient ses eaux, et qu’il n’en existait pas un sur les bords du Lez. Notre aubergiste lui certifia, d’ailleurs, que les délicieuses truites dont il nous servait avec orgueil la chair ferme et savoureuse, venaient du Lez, et qu’on négligeait celle de la Bouignane, à cause de la qualité fort médiocre de leur chair molle et sans goût.

Durant notre visite des villages de la Bellelongue, qui se touchent pour ainsi dire, et où, devant presque toutes les portes, des crétins ou goitreux, assis dans de petites chaises, offraient aux passants le plus triste spectacle, je le forçai de reconnaître, dans la coupe des terrains surplombant le chemin, des stratifications alumineuses, à l’appui de mon opinion. Il put ensuite parcourir quelques villages des vallées de Biros et de Bethmale, et admirer le beau type de leurs habitants, hommes et femmes, buveurs d’eaux calcaires.

Je ne suis pas bien sûr d’avoir convaincu ce savant érnérite. Un vieux praticien, pouvait-il, d’ailleurs, convenir de suite qu’un jeune Sous-Préfet, sans compétence, eût ébranlé, du premier coup, dans son esprit, la thèse qu’il professait depuis longtemps ? Mais, à partir de ce jour, entre le modeste fonctionnaire et le célèbre aliéniste, s’établirent des relations qui, bientôt amicales, me furent précieuses à Auxerre, d’abord, et à Paris, ensuite, pour la création de grands asiles d’aliénés du type conçu par lui.

Le docteur Ferrus avait exercé les fonctions de médecin par quartier de l’Empereur Napoléon Ier. Il comptait M. Thiers dans ses clients et amis. C’était un vieillard aimable, pétillant d’esprit, un peu trop sceptique, à force d’avoir vécu. C’est lui qui me fit cette singulière recommandation : — « Méfiez-vous des hommes gras ! » — et qui, me parlant d’un personnage dont je n’avais pas à me louer, me disait : — « Il s’est mal conduit envers vous ? Il ne vous le pardonnera jamais. »

J’ai reconnu la justesse de ce dernier jugement, et la bizarrerie de sa mise des hommes gras à l’index m’a fait remarquer plusieurs exemples à l’appui.

ASILE DE SAINT-LIZIER.

C’est à Saint-Girons que s’affermirent, en moi, les convictions, désormais inébranlables, auxquelles Paris doit un service d’eau de sources dérivées, pures et salubres.

C’est à Saint-Lizier que la question des asiles d’aliénés me devint familière.

Celui dont j’avais la surveillance, était plus que médiocrement installé dans les bâtiments fatigués d’un ancien palais épiscopal ; car, autrefois, Saint-Lizier fut le siège d’un Évêché, partageant, avec celui de Pamiers, la direction ecclésiastique du comté de Foix. Cette fondation possédait par elle-même des ressources fort limitées, et le département de l’Ariège, auquel la loi du 20 juin 1838 imposait la charge de ses aliénés dangereux, indigents, ne pouvait les compléter qu’avec parcimonie. On y tirait donc le plus grand parti possible du travail de tous. Nous pratiquions le système d’Esquirol, autant par nécessité que par conviction doctrinale.

On y voyait des ateliers de tailleurs, de couturières et de cordonniers, où se confectionnaient les vêtements et les chaussures des divers pensionnaires. Nous utilisions les maçons, charpentiers, couvreurs, menuisiers, etc., qui se trouvaient au nombre de nos malades, à l’entretien des bâtiments ; les jardiniers, au potager, au verger. Le quartier des femmes fournissait les cuisinières, servantes, lingères, blanchisseuses et repasseuses. Enfin, des escouades de manouvriers allaient entreprendre, au dehors, des travaux agricoles, pour le compte de tiers.

Peu à peu, tous les gens à gages avaient disparu. Sauf le Médecin-Directeur, l’Économe et les Sœurs, il ne restait plus guère, dans l’établissement, que des aliénés et quelques êtres destitués de raison. Les surveillants et les surveillantes des diverses divisions d’hommes et de femmes se prenaient parmi les malades les plus calmes de chacune, et s’acquittaient à merveille de leurs fonctions : ils ne se montraient plus fous que pour leur compte personnel.

Ce petit peuple d’aliénés ne marchait pas beaucoup plus mal, en somme, que bien des grandes nations modernes, où les droits de la raison, proclamés, invoqués de toutes parts, donneraient à penser qu’elle est la règle commune, toujours obéie. Or, dans celles-ci, comme dans celui-là, je croyais reconnaître que l’ordre formait la résultante de l’antagonisme heureux d’éléments de désordre se pondérant, se neutralisant les uns les autres. Les passions multiples qui s’agitent et se combattent dans la Société, ne peuvent-elles pas s’assimiler aux cas d’aliénation correspondants : folie religieuse ; délire ambitieux ; manie des grandeurs, de la richesse, de la puissance ; délire de la persécution ; affolement de liberté ; fureur de toute contrainte ; démence d’amour et tant d’autres ? Chacun d’eux n’est-il pas le produit de l’exaltation, poussée au dernier paroxysme, d’une passion déréglée ? Et, si la Société peut imposer à toutes un frein efficace, et, partant, maintenir l’équilibre d’un tel milieu, n’est-ce point parce qu’elle a pour auxiliaires, contre chaque aberration, ceux de ses membres qui n’en sont pas atteints, et que la raison guide tant qu’il ne s’agit point de leur propre manie ?

Équilibre essentiellement instable, hélas !… Vienne un concours de circonstances qui jettent dans le même courant passionnel des masses populaires, et la nation entière semblera prise de vertige et de folie. Parfois même, il suffit de la fureur d’une minorité violente, intimidant les gens paisibles, déconcertés, ahuris de terreur, pour ébranler, pour renverser l’échafaudage qu’on avait si prudemment combiné. Ce n’est plus seulement du désordre ; c’est une révolution !

Je reçus, à Saint-Girons, la visite d’un pasteur protestant du centre de la France, qui venait me saluer, après une cure à n’importe quelle station d’eaux, en allant au Mas-d’Azil et à Saverdun (arrondissement de Pamiers), sièges d’églises consistoriales réformées. Il me demanda l’autorisation de visiter l’Asile de Saint-Lizier, afin d’y voir un exemple de l’application, encore bien récente en France, du régime de la vie en commun des aliénés. Je l’y conduisis. Prévenu de ce qu’il allait voir, il ne pouvait cependant se persuader que cette cuisinière en chef, qui surveillait ses fourneaux avec tant de soin, et lui détaillait, avec tant de complaisance, la composition de ses menus ; que ces surveillants et surveillantes, pleins d’intelligence, qui savaient expliquer si bien la nature de la manie de chacun ou de chacune, fussent autant de fous. Il me fallut pour l’en convaincre entièrement, prendre à part un surveillant, et le mettre sur un sujet qui le fit divaguer.

— « Mais alors, » me dit, en revenant, cet excellent Ministre de Dieu, « beaucoup de ceux avec qui nous vivons et que nous tenons pour raisonnables, sont peut-être fous, au fond, comme celui-là ? » — « Ne dites pas : peut-être, » lui répondis-je, « mais : sûrement, en ajoutant ce correctif : à certains égards. Sans parler des petites manies qu’on peut observer chez presque tous les êtres humains, chacun d’eux a, dans son esprit, quand ce n’est pas dans son cœur, plus ou moins d’interdit. — J’emploie un mot scripturaire, pour me faire mieux comprendre de vous. — Au lieu de chercher à s’affranchir de cette possession, beaucoup s’y complaisent. Ils caressent leur marotte, que les uns cachent habilement ; que les autres ont l’imprudence de laisser voir. Au point de vue légal, ces derniers sont des aliénés ; les premiers, des gens raisonnables. Mais, au point de vue philosophique, et j’ose ajouter : au point de vue reliegieux, cette distinction, purement pratique, s’efface. À des degrés différents, les uns et les autres sont fous. Sans doute, je force un peu la note, pour la rendre plus sensible, au risque de vous paraître paradoxal. Mais, le paradoxe, lorsqu’il n’existe que dans la forme, a du bon. C’est un instrument qui frappe, et dont le choc fait entrer les vérités, comme des clous, dans les cerveaux, où ses empreintes restent profondes et durables. »

Venu dans l’Ariège pour toute autre chose, assurément, qu’y donner carrière, sur un nouveau terrain, à mon esprit d investigation toujours excité, je ne comptais même pas y faire sérieusement, comme à Nérac, de l’administration. Mais, la mission spéciale qui m’incombait, très absorbante, très fatigante au début, n’était pas de nature à m’occuper ensuite d’une manière constante. Que pouvais-je de mieux, afin d’employer mes loisirs, de plus en plus fréquents, à la fin, sinon chercher à bien remplir accessoirement les fonctions administratives dont je me trouvais officiellement titulaire ? N’avais-je pas là, d’ailleurs, un excellent moyen pour détourner l’attention publique des mesures de Haute Police dont je devais assurer l’exécution ? Et ma curiosité de géologue et d’hydrologue, elle-même, ne me servait-elle pas à bien expliquer mes courses fréquentes dans les montagnes ; mes ascensions aux points les plus élevés de la grande chaîne ; mes recherches et mon inspection de toutes les brèches accessibles ? On me voyait, en effet, aussi souvent escorté, dans ces excursions, par l’Inspecteur des Eaux et Forêts ou par un Ingénieur, que par le Capitaine des Douanes ou le Lieutenant de Gendarmerie, et je profitais de tous les prétextes que me fournissaient des intérêts locaux, pour me faire accompagner par les Maires des communes ayant ces hauteurs dans leurs territoires.

Des droits d’usage et de dépaissance soulevaient incessamment des débats entre ces magistrats et l’administration des Eaux et Forêts, qui prenait aussi beaucoup de peine à régler au mieux l’emploi des eaux d’arrosage, objet constant de discussions entre les intéressés.

Je note ici, comme un fait curieux que m’apprit l’inspecteur, un jour que nous traversâmes successivement de superbes forêts de sapins et de hêtres, provenant, à l’État, d’anciennes abbayes, que, d’après des titres de propriété remontant à 400 ans, certaines forêts de sapins étaient alors peuplées de hêtres, et réciproquement, que certaines forêts de hêtres avaient été garnies de sapins, ce qui semblait indiquer une loi d’alternance séculaire de ces essences entre elles, soit, d’assolement naturel des terrains forestiers ! — Je constate quelque chose d’analogue dans les landes de Gascogne, où le chêne noir succède graduellement au pin maritime, son avant-garde.