Victor-Havard (1p. 89-118).

CHAPITRE V

LA SOUS-PRÉFECTURE DE NÉRAC
Mon entrée en fonctions. — Ma nouvelle résidence. — L’arrondissement.
— Voies de communication. — Instruction primaire.

Le Préfet du département de Lot-et-Garonne, M. Croneau, avait rempli les fonctions de Secrétaire Général de la Préfecture de la Gironde, sous M. le comte de Tournon et sous d’autres Préfets de cette envergure. Grand travailleur, possédant à fond la triture des affaires administratives ; bureaucrate émérite plutôt que Préfet ; petit de taille, et cachant ses yeux fatigués sous des lunettes, il me représentait mon ancien Préfet de la Vienne, très vieilli ; mais, sans rien de l’attitude autoritaire que savait prendre M. Boullé, pour se montrer officiellement en public, et surtout, pour prononcer quelque important discours. M. Croneau manquait de prestige, comme, plus tard, mon excellent ami, M. Bourbeau, devenu Ministre.

MON ENTRÉE EN FONCTIONS.

Je fus bien accueilli par ce vétéran de notre Administration. Je prêtai, pour la troisième fois, entre ses mains, serment de « Fidélité au Roi et Obéissance à la Charte Constitutionnelle et aux lois du Royaume », je me hâtai d’aller faire visite au Premier Président et au Procureur Général de la Cour Royale, à l’Évêque et au général baron de Séganville, commandant la Subdivision Militaire, qui se trouvait être un ancien ami de mon oncle, le colonel Dentzel. Il avait même servi sous les ordres de mon grand-père maternel : aussi, me reçut-il à bras ouverts.

Je vis ensuite le Receveur Général, M. Pernot de Fontenoy, — Lorrain, que je connaissais déjà ; puis, le Recteur de l’Académie, et l’Ingénieur en Chef, M. Bourousse de Laffore, avec qui je devais traiter, plus ou moins d’accord, beaucoup d’affaires.

Celui-ci m’apprit qu’il n’existait pas encore de voie directe d’Agen à Nérac ! Une route départementale entre les deux villes était encore en projet !…

Pour pénétrer en voiture dans mon nouvel arrondissement, il me fallait rétrograder jusqu’à Port-Sainte-Marie, à 20 kilomètres en aval d’Agen, où je passerais la Garonne dans un bac, pour prendre, sur la rive gauche, à Saint-Laurent (une de mes communes), et suivre pendant 20 kilomètres, la route royale de Port-Sainte-Marie à Auch, par Nérac et Condom. Avec un bout de route départementale, allant de Nérac à Mézin, (un de mes chefs-lieux de canton), et quelques kilomètres exécutés entre Barbaste et Lausseignan, sur la route départementale de Nérac à Casteljaloux et à Bazas, et sur celle de Saint-Côme à Boussès, entre Port-de-Pascau et Damazan, (autre de mes chefs-lieux de canton), cette route royale constituait toute la grande voirie, normalement entretenue, de mon ressort. Une route d’étapes de Périgueux à Mont-de-Marsan, classée dès le premier Empire, et qui devait traverser Casteijaloux et Houeillès, (encore deux de mes chefs-lieux de canton), n’existait toujours que sur le papier, comme la route départementale projetée d’Agen à Nérac. Quant aux chemins vicinaux, tous se trouvaient à l’état de sol naturel, c’est-à-dire : à peu près impraticables.

Ces révélations me firent l’effet d’autant de douches d’eau froide. Je sortais d’un pays réputé sauvage, mais sillonné de routes nombreuses, bien entretenues, et possédant une voirie vicinale passable, et je venais administrer un prétendu pays de Cocagne, presque dépourvu de moyens de communications ! L’idée me passa par la tête, de retourner à Paris, pour y dire : « J’aime mieux autre chose » ; mais je réfléchis que, plus j’aurais à faire dans ce pays arriéré, plus il serait méritant de l’entreprendre et de le mener à bonne fin. Et sept ans après, — car je ne restai pas moins de sept ans à Nérac, — dans ce même arrondissement, complètement transformé par mes soins, on circulait partout en voiture et la valeur du sol entier se trouvait considérablement accrue

Je dînai dans la famille du Préfet. Le soir, quelques visites lui vinrent, entre autres, celle de M. le comte de Raymond, Maire d’Agen, avec qui je fus charmé de faire connaissance. Homme de très bonnes manières ; bienveillant ; fort bien posé dans sa ville, dont la haute classe était cléricale et légitimiste, il exerçait, parmi toutes, une action modératrice d’excellent effet. Sa plus jeune fille, toute petite alors, épousa M. Gavini de Campile, Préfet de l’Empire, et, depuis, Député de la Corse.

Le lendemain, je devais déjeuner chez le Général. Auparavant, je mis des cartes aux domiciles des Conseillers de Préfecture, et fis une visite, annoncée la veille, au comte de Raymond, qui m’était on ne peut plus sympathique.

L’excellente baronne de Séganville m’accueillit aussi bien que possible, et je devins, tout de suite, l’ami de ses deux très aimables filles, alors des enfants, et plus tard, des femmes charmantes. Leur frère, élève à Saint-Cyr, mort tout dernièrement, occupait, depuis plusieurs années déjà, la haute situation d’intendant Général d’Armée.

En partant d’Agen pour Nérac, après déjeuner, j’étais, grâce à ce que je retenais de mes nombreuses conversations de la veille et du matin, très bien renseigné sur une foule de choses qu’il m’importait de connaître, et sur lesquelles je pus, tout à loisir, méditer en route ; car, mon voiturin fit une station de deux heures à Port-Sainte-Marie.

Voici ce que j’avais recueilli :

L’arrondissement de Nérac faisait bande à part dans le département. Sis en entier sur la rive gauche de la Garonne, sans rapports faciles avec les trois autres, il les voyait généralement coalisés contre lui, quand ses intérêts se trouvaient en jeu concurremment avec les leurs. De plus, sa population, en partie protestante, montrait des tendances libérales, qui n’existaient pas ailleurs au même degré. Tonneins, Clairac, La Parade, dans l’arrondissement de Marmande, et Laffite, dans l’arrondissement d’Agen, possédaient bien des églises réformées ; mais, sauf quelques rares communes, contenant quelques familles protestantes, le surplus de ces arrondissements et celui de Villeneuve-sur-Lot professaient exclusivement le culte catholique.

Je le dis tout de suite, je ne rencontrai pas les difficultés que j’appréhendais au début, comme Sous-Préfet protestant, au sein d’une population divisée de croyances. À Nérac, catholiques et protestants vivaient en bonne intelligence, et jamais, je n’eus aucun embarras sérieux motivé par des dissidences religieuses

Le Député de Nérac, M. le marquis de Lusignan, un vrai grand seigneur, bien en Cour, devait surtout son élection, dans ce collège d’opinions peu royalistes, à ce que, sous l’Empire, enrôlé dans les Gardes d’Honneur, il avait été fait Lieutenant de Cavalerie par l’Empereur Napoléon Ier, qu’il servit très fidèlement jusqu’au bout. Il conservait un véritable culte pour la mémoire de ce Souverain.

Le Député de Marmande était M. le baron de Bastard, et celui de Villeneuve, le général Lafond de Blagnac, deux légitimistes ralliés.

Quant à l’arrondissement d’Agen, il avait deux représentants : M. Sylvain Dumon, avocat, pour le collège formé de la ville même, et M. Merle de Massonneau, Maire d’Aiguillon, pour celui que les cantons du dehors composaient.

Ce dernier, grand propriétaire, dont le fils, mon camarade de classe au collège, vivait en oisif, comptait parmi les « juste-milieu » renforcés.

M. Sylvain Dumon, un de mes anciens du collège Henri IV, originaire de l’arrondissement de Nérac, était l’aigle du barreau d’Agen. Beau-frère du principal banquier de cette ville, M. Rotch-Barsalou ; riche par sa femme, il avait l’ambition, justifiée par sa grande aptitude aux affaires et son talent de discussion hors ligne, de jouer un rôle politique important. Il comprenait qu’il y parviendrait plus facilement dans les rangs de la Majorité gouvernementale que dans ceux de l’Opposition. Un de ses frères aînés faisait encore le commerce des vins et eaux-de-vie à Pont-de-Bordes, commune de Lavardac. Ses anciens amis de Nérac, restés plus libéraux, le considéraient comme un renégat, et il en gardait rancune à l’arrondissement tout entier

Devenu bientôt, après mon arrivée dans le pays, Conseiller d’État, et, plus tard, Ministre, iI prit tout naturellement, parmi ses collègues de la députation de Lot-et-Garonne, une situation prépondérante, et sur l’administration du département, une influence à laquelle rien ne résistait. On verra plus loin quelles conséquences elle eut à mon égard.

Je parvins dans Nérac, à la nuit, et je reconnus avec plaisir que la ville était éclairée par des lanternes, et assez bien même, ce qui lui constituait une supériorité notable sur Yssingeaux.

Mon voiturin me conduisit au principal hôtel, celui que tenait le sieur Tertre, le fabricant traditionnel des fameuses terrines de foies de canards et de perdreaux truffés. Ce vénérable disciple de Comus me reçut en costume blanc de chef de cuisine, et je fus conduit dans la belle chambre de la maison par son épouse, notablement plus jeune que lui, forte brune, qui ne se contentait pas de porter des moustaches : ses deux joues étaient ornées de véritables favoris. Je voyais, pour la première fois, à une femme, ces attributs virils, peu attrayants. Inutile de dire qu’on me servit un dîner des plus recherchés.

MA NOUVELLE RÉSIDENCE.

Mon prédécesseur, M. de Vidaillan, avait quitté Nérac, après une démission dont la véritable cause fut, je crois, que ce Parisien, un peu mêlé au monde des lettres, reconnaissait que l’Administration n’était pas son affaire. Dans aucun cas, il n’y pouvait obtenir le rapide avancement sur lequel il comptait.

Je trouvai donc la Sous-Préfecture vacante.

Elle occupait, au centre de la ville, le corps principal d’un ancien couvent de Doctrinaires, dont l’aile droite appartenait à la Mairie ; celle de gauche, au Tribunal de Première Instance et à la Justice de Paix. Entre ces bâtiments, une grande cour, ouvrant sur la Place d’Armes. Le premier tiers dégageait les entrées correspondantes du Tribunal et de la Mairie. Les deux autres dépendaient de la Sous-Préfecture. Au milieu, clos d’une haie de rosiers, un petit jardin à l’usage du Sous-Préfet, devant la façade de l’hôtel, garnie jusqu’au premier étage d’un espalier de jasmins. Dans une petite cour intérieure, débouchant sur une rue de derrière, l’écurie et la remise. Du côté de cette rue, deux pavillons d’angle, carrés, flanquaient les extrémités du corps de logis principal.

Je dus demeurer à l’auberge tout le temps nécessaire pour meubler convenablement les pièces les mieux situées de cette grande Sous-Préfecture dont je composai mon appartement, et pour monter mon ménage.

Fort heureusement, je fis la rencontre d’un vieux valet de chambre, connu jadis à Paris. Il avait épousé une cuisinière, également mûre, et qui possédait, à Nérac, une maison, et aux environs, quelque bien. Tous deux, retirés chez elle, pour y vivre de leurs économies, sentaient l’oisiveté leur peser. Ils furent enchantés d’entrer chez moi. — Des gens sûrs, â toute épreuve, et d’excellents serviteurs, parfaitement stylés !

Nérac est dans la vallée de la Baïse, charmante rivière, encaissée entre des bords escarpés, très pittoresques, et coupée de barrages à écluses, qui la rendent navigable. Leurs chutes successives font mouvoir une série de moulins à farine constituant la principale industrie du pays.

La Baïse prend sa source à peu de distance de celle du Gers, au plateau de Lannemezan (Hautes-Pyrénées), et, se dirigeant du sud au nord, traverse les arrondissements de Condom et de Nérac. Elle se jette dans la Garonne à Saint-Léger, presque en face d’Aiguillon, où se trouve le confluent du Lot.

La ville de Nérac, proprement dite, domine la rive occidentale de la Baïse. Sur le versant de la rive opposée, se trouve le Petit-Nérac, sorte de faubourg, pauvrement habité, relié à la ville par un très ancien pont, étroit, d’accès incommode, qui franchit le bief supérieur du barrage d’un grand moulin établi sur la rive gauche. Autour de ce faubourg, on voyait encore, en 1832, quelques vestiges d’anciennes murailles, notamment, une tour carrée, bordant la rivière du côté d’amont, qu’on nommait : la Tour de Calvin, parce que, disait-on, le célèbre réformateur, réfugié à la Cour de la Reine Jeanne d’Albret, y logeait.

Plus haut, un autre pont, non moins vieux, conduisait de l’ancien château royal au parc de la Garenne, situé sur la rive droite, et dont il ne reste qu’une large allée d’arbres magnifiques, remontant jusqu’au village de Nazareth ; quelques pelouses, et des massifs de taillis garnissant le revers du plateau supérieur, livré à la culture.

Cet ancien pont, très bas, fut remplacé, pendant mon administration, par un pont moderne, d’une seule arche surbaissée, franchissant la Baïse au niveau le plus élevé qu’on put adopter, pour faire pénétrer en ville la nouvelle route venant directement d’Agen, et construit dans l’axe de la statue de Henri IV, érigée, sous la Restauration, aux frais du comte de Dijon, Député d’alors, au milieu de l’ancienne cour du château, dont une aile subsistait encore.

Voici le texte, un peu recherché, de la dédicace gravée sur le piédestal de cette statue, fort belle, du sculpteur Bosio, qui fut donné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres :

ALUMNO — MOX PATRI NOSTRO — HENRICO QUARTO.

Dans la Garenne, aujourd’hui promenade communale, on rencontre : d’abord, la fontaine, dite de Fleurette, dont l’eau délicieuse jaillit de la roche calcaire portant la colline, traverse l’allée, remplit un petit bassin rustique sis entre elle et la rivière, et se déverse dans celle-ci. Devant ce bassin, qui n’a pas un mètre de profondeur, on se demande comment Fleurette aurait pu s’y noyer. Mais, il existe, à Nérac, une chronique du temps, où l’on trouve, à sa date, cette mention laconique, mettant à néant la poétique légende qui mouilla les yeux de tant de personnes sensibles : « Aujourd’hui, est morte Fleurette, jardinière du Roi, âgée de 38 ans. » La jeune maîtresse du jeune Henri de Navarre avait-elle tenté (sans succès, on le comprend) de se noyer dans le bassin de la fontaine qui porte son nom ? Il faut le croire, pour l’honneur de la tradition ; mais, il est évident qu’elle a survécu pas mal d’années à son désespoir.

Les Rois s’en vont ; les légendes, aussi.

Près de cette fontaine célèbre, sont les ruines d’une chapelle catholique à l’usage de la reine Marguerite de Valois. Deux vieux arbres, voisins, auraient été plantés par elle et son royal époux.

Plus loin, devant une assez belle pelouse, s’élève la Fontaine du Roi, construite en mémoire de la naissance du Prince qui fut Louis XIII, et alimentée par une dérivation de sources recueillies à la base du coteau.

La vallée de la Baïse abonde en sources excellentes. On en voit de magnifiques au village de Nazareth, auprès des ruines d’une commanderie de Templiers.

Elle est bordée, d’ailleurs, d’anciens châteaux auxquels se rattachent des souvenirs historiques. Je me borne à citer, au-dessous de Nérac, celui du Bournac, qui relevait de la famille du sire Hector de Galard, un des Valets de Gascogne, et celui de Séguinot, demeure du fameux La Hire, le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, sous Charles VII, dont nos fabricants de cartes ont fait le Valet de Cœur.

Sur une colline élevée, bordant la rive gauche de la Baïse, au-dessus de Lavardac, d’où l’on jouit d’une vue magnifique sur la plaine de la Garonne et les coteaux qui la limitent au nord, se dresse le vieux château de Poton de Xaintrailles, Maréchal de France sous Charles VII, ami et frère d’armes de La Hire, appartenant alors, par une suite de nobles héritages, au Député de Nérac, M. le marquis de Lusignan.

C’est là que, suivant une légende malheureusement plus vraie que celle de Fleurette, un petit-fils du Maréchal, dont le portrait, au profil dur, se voit, dans cette résidence historique, à côté de ceux de toute son illustre lignée, aurait fait enfermer vivante et murer, dans un caveau, sa femme infidèle : Mathilde de Sabran. En effet, une fois que, passant par le bourg de Xaintrailles, en tournée de service, je fis étape au château, pour saluer la marquise de Lusignan, née de Château-Renard, personne aussi réservée que polie, — type complet de la Grande Dame d’autrefois, — qui vivait seule (car elle n’avait pas de famille) en cette antique et solennelle demeure, quand le Marquis était à Paris, je la trouvai tout émue, contrairement à son habitude. En reposant les dalles de la cour intérieure sise au premier étage du château, derrière le grand vestibule ouvert, où l’on montait par un perron double en fer à cheval, comme à Fontainebleau, des ouvriers venaient de mettre à jour un petit escalier descendant à l’entrée d’une sorte de cachot, sous le donjon, dans lequel se trouvaient les ossements d’un corps humain ; un crâne encore garni de quelques cheveux, et des lambeaux d’étoffe tramée d’or et d’argent. J’ai vu, de mes yeux, l’escalier, le caveau et les restes de la personne murée dans cette oubliette, que la Marquise fit inhumer pieusement en terre sainte.

La famille de Sabran-Pontevès est originaire des environs de Brignolles, en Provence ; mais, une de ses branches, transplantée en Guienne, a pour représentant, aujourd’hui, M. le marquis de Sabran, propriétaire près de Grignols, arrondissement de Bazas (Gironde).

En amont de Lavardac (où fonctionne maintenant une station du chemin de fer de Port-Sainte-Marie à Condom, par Nérac) et du village de Pont-de-Bordes, se jette, dans la Baïse, son principal affluent, la Gélise, qui reçoit elle-même, un peu plus haut, la rivière de Losse, prenant sa source, comme elle, aux confins du Gers et des Hautes-Pyrénées. On voit, sur la Gélise, l’ancien moulin fortifié de Barbaste, formant la tête d’un antique pont, plus qu’étroit, conduisant à ce bourg, où passe la route de Nérac à Casteljaloux et à Bazas, moulin qui fut la propriété du Roi. On le nomme aussi moulin des Quatre-Sœurs ou des Quatre-Tours, à cause des tours carrées, d’inégale hauteur, qui le flanquent, pour exprimer, dit-on, les différences d’âge de quatre sœurs qui l’auraient fait construire. Je me borne à rapporter cette légende.

Henri IV se qualifiait familièrement : « Meunier de Barbaste », et l’on raconte que, lors du siège de Paris, faisant la visite des abords de ses murs, ne les sachant pas minés, un soldat gascon, au service de la Ligue, l’avertit du danger qu’il courait, en lui criant du haut du rempart, dans le patois de son pays : « Moulié de Barbasto, prento garde à la gate che s’en ba gatoua. » Cela veut dire : « Meunier de Barbaste, prends garde à la chatte qui va faire des petits. » Pour comprendre l’avertissement contenu dans cette phrase, il faut savoir que le mot « gate » veut dire « mine » aussi bien que « chatte ».

Lors de mon arrivée à Nérac, on s’y montrait fort agité de la découverte qu’on venait de faire, dans la Garenne et sur le plateau qui la domine, de substructions romaines et de mosaïques très remarquables, attestant l’existence, oubliée, d un vaste palais, attribué par certains savants à l’Empereur des Gaules, Tétricus, peu connu jusqu’alors de mes nouveaux administrés et de moi-même. Les archéologues affluaient, et leurs débats passionnaient le pays. Finalement, la Ville acheta la portion du périmètre des fouilles qu’elle ne possédait pas encore, et, en attendant mieux, fit de nouveau recouvrir de terre, pour en assurer la conservation, les vestiges de son glorieux passé, qu’elle ignorait quelques mois auparavant, comme je viens de le dire. J’ignore absolument ce que, depuis lors, on a décidé.

L’ARRONDISSEMENT.

Le territoire de l’arrondissement se divise, au point de vue agricole, en trois parties bien distinctes et de superficies à peu près égales.

La plus productive est celle qui se trouve dans la vallée de la Garonne, et se compose de deux zones parallèles, nommées : plaine basse et plaine haute. La première longe le fleuve, dont les débordements la couvrent et la fertilisent, grâce aux digues ou « mattes » entourant les propriétés, pour rompre le courant des eaux d’inondation. Lorsque leur hauteur est menaçante, on reçoit celles-ci lentement, par des canaux à clapets, dans les champs qu’on désespère d’en préserver, où le dépôt de leur limon compense, dans ce cas, la perte de récolte qu’elles causent. La seconde est à l’abri de toute inondation, et s’étend jusqu’au pied des hauteurs où commence la région des coteaux.

Dans les terrains d’alluvion de la plaine basse, on cultive le chanvre, qui prend là de très grandes proportions ; le tabac, produit très épuisant, et, en général, toutes les plantes de grand rapport, exigeant un sol meuble et profond. Les mattes y sont plantées, principalement, de peupliers suisses, qu’on nomme « brules ».

Dans la plaine haute, on cultive les gros blés, le maïs, les plantes fourragères, et aussi, le tabac.

Entre les deux plaines, a été creusé, pendant mon administration, le canal latéral de la Garonne, qui supplée à l’instabilité de la tenue d’eau de ce fleuve torrentiel, entre Toulouse et Castex (Gironde), où remontent les marées, et complète la jonction de la Méditerranée à l’Atlantique, en prolongeant le canal de Languedoc. C’est une des principales œuvres du règne du Roi Louis-Philippe, pendant la durée duquel il s’est fait beaucoup plus de grands travaux et de choses utiles qu’on ne le croit généralement. — Le pont-canal d’Agen est une merveille.

Dans la région des coteaux, mûrissent les blés fins, la vigne, et poussent quelques bois de chêne, occupant un sol de nature généralement argileuse et de fertilité très diverse. Les vins sont de médiocre qualité.

Le dernier tiers de l’arrondissement, séparé du reste par la Gélise, fait partie de la contrée des Petites Landes, que couvre une couche de sable pulvérulent, plus ou moins profonde, reposant parfois sur des argiles, mais, le plus souvent, sur un conglomérat ferrugineux, affectant la dureté de la pierre, qu’on nomme « terrebouc », et qui, de tous points, ressemble à l’alios du Médoc. Dans les parties basses du sol, généralement ondulé, cet imperméable sous-sol formait des marécages infertiles et fiévreux, qu’on a successivement assainis et utilisés, grâce à des travaux opiniâtres de défonçage et de défrichement.

La contrée dont il s’agit, comme les parties similaires de la Gironde et des Landes, était couverte par la mer pendant la période géologique antérieure au soulèvement pyrénéen, qui la fit apparaître au jour.

Le chêne-liège (quercus suber), appelé communément «surrier », en occupe une zone de plusieurs kilomètres, qu’attriste l’aspect mélancolique de cet arbre, à feuilles persistantes d’un vert foncé, rappelant celles du chêne vert d’Italie (yeuse), et dont l’écorce rugueuse est mouchetée de touffes d’une mousse grisâtre, propre à cette essence. Quand on le dépouille de son écorce, tous les huit ou dix ans, le tronc du chêne-liège, dont le liber, de teinte brique, reste à découvert jusqu’à ce qu’elle repousse, présente un aspect d’autant plus malheureux que le sol des « surrèdes » est dénudé par les labours qu’on y pratique, ou couverts de seigles malvenants.

Au delà de cette zone, viennent d’immenses bois de pin maritime (pinus terebintha), dont on saigne, par de longues entailles, comme dans toutes les landes de Gascogne, la sève gluante, pour en extraire la résine produisant l’huile de térébenthine.

On y rencontre, comme autant d’oasis, des métairies, créées dans les terrains les moins rebelles à la culture, et produisant du seigle, du maïs, des mils et millades. De grandes mattes, plantées de chênes, d’ormes, de peupliers ou de « saucerine », nom local du saule Marsault, salix caprea, et bordées de fossés des deux parts, défendent leurs champs de l’invasion des bêtes à laine et des vaches qui paissent aux alentours, en troupeaux nombreux. Les bâtiments d’habitation et d’exploitation sont abrités par des groupes de chênes centenaires, donnant à ces métairies, le plus souvent isolées, un cachet tout particulier.

C’est depuis 1832 que les semis de pins maritimes ont graduellement envahi toutes les parties non cultivées du plateau des Petites Landes de Lot-et-Garonne formant le canton de Houeillès. Alors, ces vastes espaces n’offraient, à perte de vue, que des plaines couvertes de bruyères et d’ajoncs, et sillonnées de frayés allant dans tous les sens, parmi lesquels il était difficile de se retrouver. La première fois que je me rendis au chef-lieu de ce canton, l’agent-voyer qui me guidait, se dirigeait au moyen d’une boussole !… J’appris bien vite à me reconnaître dans ces mornes solitudes, grâce à des points de repère lointains et, avant tout, à la position du soleil, jusqu’à ce que j’eusse fait ouvrir partout des chemins réguliers, bien entretenus.

Le plateau de Houeillès donne naissance à une petite rivière, l’Avance, qui présente un singulier phénomène. Le principal des ruisseaux dont elle s’alimente, après avoir fait tourner les meules du petit moulin de Poumeyrot, commune de Sainte-Pompogne, répand ses eaux dans une sorte de prairie sablonneuse, qui les absorbe. Il reparaît, à deux lieues plus loin, près de Casteljaloux, en neuf sources fournissant une chute qu’utilisaient les forges de Neuffons. Au-dessous de Casteijaloux, l’Avance met en mouvement de beaux moulins, et pénètre dans l’arrondissement de Marmande, pour aller se jeter dans la Garonne, au delà de Bouglon, presque en face de Marmande même, à Gaujac.

Une autre petite rivière, le Ciron, qui prend sa source à Lubbon (Landes), entre aussitôt dans le canton de Houeillès ; fournit des chutes d’eau motrices à deux petits moulins de lande, dont le premier dépend de la propriété que je possède en ce pays peu connu ; passe dans le département de la Gironde ; traverse l’arrondissement de Bazas, et, après Villandraut, se jette aussi dans la Garonne, à Barsac, aux confins des arrondissements de Bazas et de Bordeaux.

Au delà du Ciron, dans la dernière commune de Lot-et-Garonne, de ce côté, — Allons, — on voit la Tour-Neuve et Capchicot, deux anciens domaines relevant du duché d’Albret, comme toutes les landes du pays. Henri IV s’y reposait, quand il venait chasser le lièvre, et aussi, dit-on, les bergères, dans cette contrée, fort éloignée de Nérac. Si l’on en juge par les bergères de nos jours, le futur amant de Corisandre d’Andouins, de Gabrielle d’Estrées et de la marquise de Verneuil, Henriette d’Effiat, avait, dans sa jeunesse, des goûts moins raffinés que dans son âge mûr.

Une tradition du pays le démontrerait surabondamment.

Un jour, revenant de Capchicot, pour rentrer à Nérac, le Roi vit, sur la lande de Durance, petit bourg qui garde encore des vestiges de fortifications, une « pastoure » à l’œil vif et à la tournure accorte. Il fit signe à l’un de ses affidés, et puis continua sa route vers Barbaste, laissant Durance sur sa droite. Le lendemain, lorsque la pastoure, baignée, savonnée, décrassée, peignée, pommadée, parfumée et revêtue de riches atours, lui fut amenée, le Roi demanda quelle était cette jeune fille, et quand on lui répondit : « c’est celle que Votre Majesté a daigné remarquer hier, sur la lande : » — « Les malheureux ! » s’écria-t-il, en levant les bras, « ils me l’ont gâtée ! »

J’ai dit que la meunerie était la principale industrie de l’arrondissement de Nérac. On y voyait, en grand nombre, des moulins très considérables, dotés des procédés de mouture et de bluterie les plus perfectionnés. J’y fus initié aux mystères de la fabrication du minot, sorte de farine-fleur, expédiée en barils aux colonies, et j’appris à distinguer le gros blé, des fins ; les blés durs, des tendres ; le gluten, des gruaux blancs et gris, et les farines de diverses qualités, de la repasse ; sans parler des sons, plus ou moins travaillés. Cela me servit, bien des années après, quand il s’agit de monter une meunerie à la boulangerie des hospices de Paris.

Le liège procure du travail à beaucoup de petits ateliers. Celui des environs de Nérac a des qualités de finesse et d’élasticité qui le font préférer, pour la fabrication des bouchons, aux lièges de Catalogne, de Sicile et d’ailleurs.

On distille la résine sur plusieurs points, notamment, à Casteljaloux.

Une grande partie des vins de l’arrondissement se transforme en eaux-de-vie, classées, dans le commerce, au même titre que celles du bas Armagnac.

L’élève du bétail est générale. On recherche, à Bordeaux, pour le charriage des fardeaux pesants, les bœufs, très forts, de la plaine de la Garonne. Néanmoins, la grande culture ne se pratique nulle part. La division de la propriété ne s’y prêterait pas. — Beaucoup de petits propriétaires sont leurs propres fermiers. Les autres donnent leurs terres à des colons ; ils en partagent les produits avec ceux-ci, dans des proportions variables, et reçoivent, en sus, des redevances ou faisances, consistant surtout en œufs, volailles et quartiers de porcs.

C’étaient les voies de communication qui manquaient à ce fortuné pays, où la vie restait à bon marché, précisément parce qu’il n’avait pas les mêmes facilités qu’aujourd’hui pour le transport quotidien de ses produits alimentaires vers les grands centres de consommation de la contrée.

D’ailleurs, nous vivions encore sous le régime des foires et des marchés périodiques, où l’abondance habituelle des denrées offertes en vente maintenait la modération générale des prix.

VOIES DE COMMUNICATION.

Dans le « Terrefort », — on distingue par cette qualification, du terrain mouvant des Petites Landes, celui du reste de l’arrondissement, le sol argileux des chemins vicinaux était défoncé par le passage des charettes à bœufs, très chargées. Par les temps de pluie, les chemins devenaient des cloaques de fange visqueuse. Dans les temps secs, les rebords des ornières profondes, cuits par un soleil torride, se transformaient en écueils. Aucune voiture suspendue ne pouvait circuler sur de telles voies de locomotion.

Pendant la saison mauvaise, les cavaliers, pour ne pas être abîmés de boue par le pataugis de leurs montures, se voyaient obligés de chausser de grandes guêtres à pieds, en droguet, sorte de drap grossier de chanvre et de bourre de laine, gris bleuâtre, dont les paysans s’habillent, dans lesquelles on entrait tout botté, et qui se boutonnaient jusqu’au milieu de la cuisse. Il ne s’y trouvait d’ouvertures que pour le passage des éperons !

Parfois, le cheval, enlisé, englué jusqu’au poitrail dans un mauvais pas, ne pouvait plus avancer. Il fallait en descendre à tout risque, pour l’aider à se tirer d’embarras. Et, pas moyen de chercher une issue ou, tout au moins, un point d’appui dans les propriétés voisines, généralement fermées d’épaisses haies d’aubépine !

Me voit-on parcourant, dans ces conditions, mon arrondissement, avec de pareilles guêtres aux jambes, un manteau de toile cirée enroulé sur le devant de ma selle, quand il ne reposait pas sur mes épaules, et, de plus, une coiffure imperméable sur la tête ? — Les étoffes imprégnées de caoutchouc n’étaient pas inventées.

Il faut connaître les pluies torrentielles du Midi et les cataractes que les orages y font tomber du ciel, pour comprendre qu’un fort manteau de drap, trop lourd et trop chaud, d’ailleurs, n’en puisse préserver longtemps. Un pauvre lieutenant de Gendarmerie, couvert de ses vêtements d’ordonnance, qui recevait, en ma compagnie, un vrai déluge, avait le sien tellement transpercé, que l’eau du ciel lui coulait tout le long du dos, sous son uniforme. Pour exprimer toute la profondeur de son inondation, il me disait : « La selle se mouille ! »

Dans la lande, contrairement à ce qui se passe dans le terrefort, la pluie raffermit la surface du pays. Mais, sous l’action du soleil, le sable se désagrège et redevient pulvérulent. Parfois, des chemins, dont le sol n’était protégé par aucune sorte de végétation, y formaient des espèces de fondrières sèches, que bêtes et gens franchissaient avec difficulté. Mais, le plus souvent, on pouvait les tourner, en passant sur la bruyère couvrant les dessous des bois voisins. Cette assimilation du sable mouvant à la boue se trouve consacrée, dans le patois du pays, qui désigne les deux choses, si différentes qu’elles soient, en réalité, par le même mot : hang (fange).

J’entrepris, avec la conviction la plus complète de son urgence, la transformation des voies vicinales de l’arrondissement, et j’y montrai la même volonté persévérante que, plus tard, dans la transformation de Paris, avec toute l’ardeur de ma jeunesse, en plus. C’est mon vif désir de la mener à fin qui me fit refuser, plusieurs fois, des postes plus importants que Nérac et plus rapprochés de Paris. D’ailleurs, au point de vue de l’avancement, toutes les Sous-Préfectures se valant alors, je n’avais réellement pas de motif sérieux pour m’imposer les ennuis, les fatigues et les dépenses de nouveaux déplacements.

Si les moyens d’action étaient petits, le zèle était grand.

Je commençai par examiner avec soin, en les revisant pour les soumettre à l’approbation du Préfet, les comptes administratifs et les budgets des 67 communes de l’arrondissement, afin de constater les ressources qu’elles pouvaient affecter à l’amélioration de leurs chemins, travail analogue à celui que je fis sur le budget de Paris, dès mon entrée à l’Hôtel de Ville. Je le reconnus bien vite : dans la plupart des communes, le rôle des prestations constituait la seule ressource dont on pût faire sérieusement état.

J’étudiai donc le meilleur parti qu’on en pouvait tirer, et, si je n’inventai pas le système de la conversion des journées de prestations en tâches fixes, je fus un des premiers à l’appliquer.

Je favorisai, par tous les moyens, la libération en argent des journées de travail, pour faire face à la construction des ouvrages d’art et aux achats de matériaux d’empierrement.

Et, à force de démarches, j’obtins de la Préfecture, que je finis par intéresser à ma croisade contre les chemins fangeux, des subventions pour des travaux déterminés, imputables : tantôt sur les fonds du Département ; tantôt sur la portion réservée des amendes de Police Correctionnelle.

Il fallait voir avec quelle sollicitude je surveillais l’emploi de ces précieuses ressources ! J’avais combiné moi-même et je faisais exécuter, avec les matériaux les moins chers, des types de ponceaux et d’aqueducs aussi peu dispendieux que possible.

Quant aux terrains nécessaires pour l’élargissement ou le redressement de certains chemins, ne pouvant les payer, je posai, comme un principe, que les riverains devaient les abandonner à la voie publique, sans indemnité. Cette doctrine était discutable au point de vue de l’équité stricte ; mais, nécessité fait loi. Je parvins à lui donner cours, à force de prodiges de patience, et aussi, par une générosité de bonnes paroles qui suppléait, tant bien que mal, à ma pénurie trop véritable d’autre monnaie.

J’eus, enfin, un puissant auxiliaire dans la loi du 21 mai 1836, sur les Chemins Vicinaux, qui rendit obligatoire, pour les communes dépourvues de ressources budgétaires suffisantes au bon entretien des leurs, une surimposition annuelle de cinq centimes additionnels aux quatre contributions directes, spécialement réservée à cette affectation, et mit à la disposition du Conseil Général de chaque département, le produit de cinq autres centimes, à répartir entre les chemins qu’il jugerait à propos de classer comme « Chemins de Grande Communication », et tous autres pouvant motiver des subventions exceptionnelles. Jamais, vote des Chambres ne me causa plus vive satisfaction : cette loi m’apportait, en effet, la certitude absolue du succès de mon entreprise.

On peut dire que cette loi de 1836, toujours en vigueur, a créé chez nous la « Voirie Vicinale ». Elle constitue l’un de plus grands titres du Gouvernement de Juillet à la reconnaissance du Pays.

Il serait oiseux d’entrer ici dans l’énumération des chemins de grande communication, d’intérêt commun et de petite vicinalité, que je réussis à faire mettre à l’état d’entretien régulier : j’ai déjà dit, et cela suffit, de reste, qu’on pouvait, au terme de mon administration, aller en voiture dans toutes les communes de l’arrondissement, résultat dont je puis me montrer fier, si, comme le disait plaisamment un de mes collègues, homme d’esprit, surtout, devant qui l’on discutait sur l’allure la plus naturelle du cheval : « celle de l’homme « est incontestablement la voiture. »

Parallèlement à cette transformation de la vicianalité, je poursuivais sans relâche l’allocation, par l’État et par le Département, des crédits nécessaires à l’exécution des routes, en projet, devant compléter le réseau des grandes voies de communication, dans lequel mes chemins vicinaux, rendus praticables, viendraient s’encadrer. J’eus la satisfaction de voir commencer et terminer toutes les routes départementales classées, et conduire de Marmande à Casteijaloux, et au delà, jusqu’à moitié chemin de Houeillès, à Sainte-Pompogne, la route royale de Périgueux à Mont-de-Marsan, achevée depuis lors.

L’Ingénieur Ordinaire de mon arrondissement était M. Maillebiau, gendre de M. de Baudre, Inspecteur Général des Ponts et Chaussées. Bien des années après, pour le récompenser du concours actif qu’il m’avait prêté, je le fis placer, comme Ingénieur en Chef, à la tête du service des routes et chemins du département de la Seine, le plus envié dans son corps.

Je vis également s’accomplir, au compte de l’État, un travail très intéressant pour le commerce de Nérac : la prolongation, au-dessus de cette ville, jusqu’à Condom, de la canalisation de la Baïse, par la construction de nouveaux barrages éclusés, dont le premier, en amont de celui du moulin de Nérac, fut établi devant le village de Nazareth.

Une entreprise, bien moins importante et d’ordre purement communal, fut encore exécutée par les soins de l’Ingénieur Ordinaire de mon arrondissement. Elle avait pour objet le dessèchement des marais pestilentiels et fiévreux que formait l’Avance autour de Casteljaloux, et l’endiguement local de cette rivière. Il me fallut surmonter une très vive opposition des pêcheurs de tanches, d’anguilles, de brochetins et d’écrevisses. J’obtins, d’ailleurs, de l’État, une subvention que rendait nécessaire le peu d’empressement du Conseil Municipal, à trouver, dans son budget, les ressources convenables.

Je suis obligé d’avouer que, pendant les travaux et la première mise en culture des terrains desséchés, les fièvres estivales, au lieu de diminuer d’intensité, devinrent plus malignes, ce que les opposants ne manquèrent pas de relever ; mais, bientôt, l’état sanitaire de la ville s’améliora beaucoup, et sa population fut approvisionnée de produits maraîchers abondants.

Je ne dois pas oublier de noter la construction de trois ponts suspendus, à péage, qui remplacèrent trois bacs, sur la Garonne : le premier, dès le commencement de mon administration, à Port-Sainte-Marie, sur la route royale de cette ville à Auch ; le second, à Marmande, sur la route royale de Périgueux à Mont-de-Marsan, et le troisième, à Port-de-Pascau, commune de Saint-Léger, sur la route départementale de Saint-Cosme à Houeillès, qui relie les villes d’Aiguillon et de Damazan. Le Gouvernement fit concession directe de ces entreprises, à des sociétés. J’eus donc seulement à surveiller, du côté de mon arrondissement, les travaux des ponts de Port-Sainte-Marie et de Port-de-Pascau. Celui de Marmande n’intéressait pas autant mes administrés.

Le pont de Port-Sainte-Marie, très hardi, très élégant, ne résista pas, d’abord, aux épreuves de réception : il fallut le rétablir dans de meilleures conditions de solidité.

La levée conduisant, de la rive gauche, au pont de Marmande, coupée par une inondation, dut être refaite et revêtue de perrés de défense.

INSTRUCTION PRIMAIRE.

Il ne faudrait pas croire que les travaux publics prissent mon temps au point de me faire négliger les autres branches de l’administration. Je m’occupais de toutes, au contraire, avec la même sollicitude. Pas une des questions traitées dans mes bureaux n’échappait à mon examen personnel. Je consacrais les samedis, jours du marché de Nérac, à recevoir les Maires et les particuliers qui demandaient à m’entretenir. Toujours prêt à partir, j’allais me faire rendre compte, sur place, des affaires difficiles, et je les arrangeais, le plus souvent. On ne saurait croire à l’influence qu’un Sous-Préfet peut acquérir, par ce contact incessant avec ses administrés de toutes les opinions !

Aussi, quand la loi organique du 28 juin 1835, sur l’Instruction Primaire, vint me charger de nouveaux devoirs, me trouva-t-elle tout entraîné pour la campagne que sa première mise à exécution nécessitait.

Certes, je n’attendis pas cette loi pour m’intéresser au développement des écoles populaires. Malheureusement, les ressources me faisaient absolument défaut, et, malgré mon bon vouloir, je n’y pouvais rien : la plupart de mes communes étaient bien trop pauvres pour entretenir un instituteur. Mais, dès qu’en s’imposant trois centimes additionnels spéciaux au principal des quatre contributions directes, elles eurent le droit de faire supporter, d’abord, par le Département, et, au besoin, par l’État, la portion des dépenses de l’École Communale insuffisamment couverte par tout le produit, fort souvent très médiocres, de cette surimposition, aucun obstacle ne s’opposa plus à ce que chacune possédât la sienne. Je ne devais pas d’ailleurs, craindre de voir le Maire et le Curé manquer l’occasion de trouver, à bon compte, dans ce nouveau fonctionnaire, le premier, un secrétaire, et le second, un chantre. Le tout se résumait à bien faire comprendre au Conseil Municipal, que la Commune ne serait tenue de rien au delà du montant de ces miraculeux trois centimes ! C’est ce dont je m’occupai sans aucun retard, en me transportant, à cet effet, successivement, dans chacune des communes composant mes sept cantons : Casteljaloux, Damazan, Francescas, Houeillès, Lavardac, Mézin et, enfin, Nérac.

Avant le terme des vacances de 1835, l’organisation régulière d’une école communale fut assurée dans toutes ; les surimpositions, votées ; le local, choisi, loué, quand la commune ne pouvait le fournir ; le mobilier scolaire, acheté ou commandé ; l’instituteur, nommé par le Comité d’Arrondissement et prêt à entrer en fonctions ; la rétribution scolaire fixée, et la liste des élèves admis gratuitement, arrêtée par le Conseil Municipal. Je m’étais hâté de recruter mon personnel d’instituteurs parmi les meilleurs de ceux que l’arrondissement comptait dans ses écoles et les candidats que m’offraient les départements voisins : surtout, celui des Basses-Pyrénées, possédant la spécialité d’en produire.

Dès l’année 1836, tout marchait à merveille, sous la surveillance des comités locaux et des membres du Comité d’Arrondissement. Je me faisais accompagner par ceux-ci, dans leurs cantons respectifs, pendant les inspections de trimestre auxquelles je m’assujétissais, pour les obliger, par ce moyen, à visiter les écoles de leurs circonscriptions, et qui se terminaient par une conférence cantonale d’instituteurs, à laquelle assistaient les Maires, sous ma présidence.

À l’époque de la grande foire annuelle de Nérac, une conférence générale avait lieu dans cette ville, en présence du Comité d’Arrondissement.

Curés et Pasteurs rivalisaient de bon vouloir pour me seconder dans la croisade que je dirigeais, cette fois, contre l’ignorance, cette fange de l’esprit, et toutes les difficultés pouvant naître de l’admission simultanée d’enfants catholiques et protestants, dans la plupart des écoles communales, étaient prévenues ou levées, grâce à leur bon accord avec moi.

Tout cela ne pouvait manquer d’avoir quelque retentissement au dehors. Je n’en fus pas moins fort étonné quand, le 20 juillet 1837, en ouvrant mon courrier, le matin, je tombai sur une lettre de M. le comte de Montalivet, devenu Ministre de l’Intérieur, datée du 17, m’annonçant ma nomination, signée le même jour, comme Chevalier de la Légion d Honneur, « pour services exceptionnels ». Rien ne me faisait prévoir une telle récompense à vingt-huit ans ! car, dans la carrière administrative, il était plus que rare, à cette époque, de la recevoir si tôt.

Ainsi que je l’appris ensuite, M. Guizot, Ministre de l’Instruction publique, — auteur de la loi de 1835, — très frappé, dans son examen des cartes de France, couvertes de teintes graduées, qu’on lui soumettait, pour le tenir au courant de l’organisation progressive du service scolaire dans les divers arrondissements, du point blanc par lequel celui de Nérac tranchait sur l’obscurité de la région du sud-ouest, s’informa de la cause de ce phénomène. Apprenant qu’il devait l’attribuer au zèle, hors ligne, d’un jeune Sous-Préfet ne plaignant pas sa peine, il crut d’un bon exemple, d’en signaler l’auteur, d’une manière toute spéciale, au chef hiérarchique de celui-ci : le Ministre de l’Intérieur, qui, seul, pouvait le faire décorer.

M. de Montalivet, on s’en souvient, avait secondé mon entrée dans l’Administration, sous le Ministère Casimir Périer : il n’eut garde, par ce motif, de négliger la haute recommandation dont, sans le savoir, je me trouvais exceptionnellement honoré de la part de son collègue, le Grand-Maître de l’Université, l’un de nos plus illustres hommes d’État, et que les notes accumulées dans mon dossier étaient loin de contredire.

Voilà, telle que je la reçus confidentiellement, l’explication de mon admission prématurée dans l’Ordre, il y a plus de cinquante-deux ans aujourd’hui.

C’est vingt-cinq ans et plus, en ça, que, le 7 décembre 1862, à l’inauguration solennelle du boulevard du Prince-Eugène (boulevard Voltaire, maintenant), j’appris ma promotion à la dignité suprême de Grand’-Croix, par l’Empereur même, qui m’en remit les insignes devant tous les Grands Corps de l’État, aux acclamations d’une foule innombrable, en pleine place du Trône ! Il est des souvenirs ineffaçables. Celui-là, qui date de vingt-sept ans passés, demeure, pour moi, le plus glorieux de ma vie publique à son apogée.

Ma nomination, comme Chevalier, pouvait sembler un peu hâtive, je le reconnais, malgré les circonstances auxquelles je la dus, en 1837. En effet, le Gouvernement se montrait alors bien moins facile que depuis, et surtout de nos jours, à décerner prématurément, pour services plus ou moins exceptionnels, aux jeunes fonctionnaires ou employés ambitieux d’en fleurir leurs boutonnières, cette décoration de la Légion d’Honneur, qui devrait être jalousement réservée aux serviteurs émérites de l’État, militaires ou civils ; aux savants, aux grands artistes, mis, par leurs travaux, hors de pair ; suivant le programme de l’Institution : tracé par son immortel fondateur, Napoléon Ier ! Mais, justement, en 1837, parce qu’on n’abusait guère des services exceptionnels, en faveur de simples protégés, cette nomination me rendit on ne peut plus heureux. Elle grandit beaucoup, d’ailleurs, la considération que mes administrés avaient déjà pour moi.

Au surplus, entré dans l’Ordre, sans avoir, à beaucoup près, le nombre d’années de service normalement exigé, je puis dire que mon avancement s’y fit, de grade en grade, jusqu’au plus élevé, dans des conditions absolument régulières.

Chevalier en juillet 1831, je ne devins officier, comme Sous-Préfet à Blaye, que plus de neuf ans après, en février 1847, et commandeur, à titre de Préfet de la Gironde, que cinq ans et demi plus tard, à la fin de 1852.

Préfet de la Seine, l’Empereur me promut à la dignité de Grand Officier après un nouveau délai de trois ans et demi, en juillet 1856, et à celle de Grand-Croix, cinq années et demie au delà.

Je suis aujourd’hui le doyen des Grands Dignitaires civils.