Texte établi par Paul Cottin et Maurice Hénault, Hachette (Paris) (p. 75-94).


V

Un sinistre. — Un drame de famille. — Le maréchal Mortier. — Vingt-sept degrés de froid. — Arrivée à Smolensk. — Un coupe-gorge.


Arrivés à la sortie du bois, et comme nous approchions de Gara, mauvais hameau de quelques maisons, j’aperçus, à une courte distance, une de ces maisons de poste dont j’ai parlé. Aussitôt, je la fis remarquer à un sergent de la compagnie, qui était un Alsacien nommé Mather, à qui je proposai d’y passer la nuit, si toutefois il y avait possibilité d’y arriver des premiers, afin d’avoir chacun une place. Nous nous mîmes à courir, mais lorsque nous y arrivâmes, elle était tellement remplie d’officiers supérieurs, de soldats et de chevaux, qu’il nous fut impossible, malgré tout ce que nous fîmes, d’y avoir une place, car l’on prétendait qu’il y avait plus de huit cents personnes.

Pendant que nous étions occupés à aller de droite et de gauche, afin de voir si nous ne pourrions pas y pénétrer, la colonne impériale, ainsi que notre régiment, nous avaient dépassés. Alors nous prîmes la résolution de passer la nuit sous le ventre des chevaux qui étaient attachés aux portes. Plusieurs fois, ceux qui étaient bivaqués autour vinrent pour la démolir, afin d’avoir le bois avec lequel elle était construite, pour se chauffer et se faire des abris, et de la paille qui se trouvait dans une séparation qu’il faut considérer comme un grenier. Il y avait aussi quantité de bois de sapin sec et résineux.

Une partie de la paille servit à ceux qui étaient dedans pour se coucher, et, quoiqu’ils fussent les uns sur les autres, ils avaient fait des petits feux pour se chauffer et faire cuire du cheval. Loin de laisser démolir leur habitation, ils menacèrent ceux qui vinrent pour en arracher des planches, de leur tirer des coups de fusil. Même quelques-uns, qui avaient monté sur le toit pour en arracher et qui, déjà, en avaient pris, furent forcés d’en descendre pour ne pas être tués.

Il pouvait être onze heures de la nuit. Une partie de ces malheureux étaient endormis ; d’autres, près des feux, réchauffaient leurs membres. Un bruit confus se fit entendre : c’était le feu qui avait pris dans deux endroits de la grange, dans le milieu et à une des extrémités, contre la porte opposée où nous étions couchés. Lorsque l’on voulut l’ouvrir, les chevaux attachés en dedans, effrayés par les flammes, étouffés par la fumée, se cabrèrent, de sorte que les hommes, malgré leurs efforts, ne purent, de ce côté, se faire un passage. Alors ils voulurent revenir sur l’autre porte, mais impossible de traverser les flammes et la fumée.

La confusion était à son comble ; ceux de l’autre côté de la grange qui n’avaient le feu que d’un côté, s’étaient jetés en masse sur la porte contre laquelle nous étions couchés en dehors et, par ce moyen, empêchèrent de l’ouvrir plus encore. De crainte que d’autres pussent y entrer, ils l’avaient fortement fermée avec une pièce de bois mise en travers ; en moins de deux minutes, tout était en flammes ; le feu, qui avait commencé par la paille sur laquelle les hommes dormaient, s’était vite communiqué au bois sec qui était au-dessus de leurs têtes ; quelques hommes qui, comme nous, étaient couchés près de la porte, voulurent l’ouvrir, mais ce fut inutilement, car elle s’ouvrait en dedans. Alors nous fûmes témoins d’un tableau qu’il serait difficile de peindre. Ce n’étaient que des hurlements sourds et effrayants que l’on entendait ; les malheureux que le feu dévorait jetaient des cris épouvantables ; ils montaient les uns sur les autres afin de se frayer un passage par le toit, mais, lorsqu’il y eut de l’air, les flammes commencèrent à se faire jour, de sorte que, lorsqu’il y en avait qui paraissaient à demi brûlés, les habits en feu et les têtes sans cheveux, les flammes, qui sortaient avec impétuosité, et qui, ensuite, se balançaient par la force du vent, les refoulaient dans le fond de l’abîme.

Alors l’on n’entendait plus que des cris de rage, le feu n’était plus qu’un feu mouvant, par les efforts convulsifs que tous ces malheureux faisaient en se débattant contre la mort : c’était un vrai tableau de l’enfer.

Du côté de la porte où nous étions, sept hommes purent être sauvés en se faisant tirer par un endroit où une planche avait été arrachée. Le premier était un officier de notre régiment. Encore avait-il les mains brûlées et les habits déchirés ; les six autres étaient plus maltraités encore : il fut impossible d’en sauver davantage. Plusieurs se jetèrent en bas du toit, mais à moitié brûlés, priant qu’on les achevât à coups de fusil. Pour ceux qui se présentèrent après, à l’endroit où nous en avions sauvé sept, ils ne purent être retirés, car ils étaient placés en travers et déjà étouffés par la fumée et par le poids des autres hommes qui étaient sur eux ; il fallut les laisser brûler avec les autres.

À la clarté de ce sinistre, les soldats isolés de différents corps qui bivaquaient autour de là, et mourant de froid autour de leurs feux presque morts comme eux, accoururent, non pour porter des secours — il était trop tard et même il avait presque toujours été impossible, — mais pour avoir de la place et se chauffer en faisant cuire un morceau de cheval au bout de leurs baïonnettes ou de leurs sabres. Il semblait, à les voir, que ce sinistre était une permission de Dieu, car l’opinion générale était que tous ceux qui s’étaient mis dans cette grange étaient les plus riches de l’armée, ceux qui, à Moscou, avaient trouvé le plus de diamants, d’or et d’argent. L’on en voyait, malgré leur misère et leur faiblesse, se réunir à d’autres plus forts, et s’exposer à être rôtis, à leur tour, pour en retirer des cadavres, afin de voir s’ils ne trouveraient pas de quoi se dédommager de leurs peines. D’autres disaient : « C’est bien fait, car s’ils avaient voulu nous laisser prendre le toit, cela ne serait pas arrivé ! » Et d’autres encore, en étendant leurs mains vers le feu, comme s’ils n’avaient pas su que plusieurs centaines de leurs camarades, et peut-être des parents, les chauffaient de leurs cadavres, disaient : « Quel bon feu ! » Et on les voyait trembler, non plus de froid, mais de plaisir.

Il n’était pas encore jour, lorsque je me mis en route avec mon camarade pour rejoindre le régiment.

Nous marchions, sans nous parler, par un froid plus fort encore que la veille, sur des morts et des mourants, en réfléchissant sur ce que nous venions de voir, lorsque nous joignîmes deux soldats de la ligne, occupés à mordre chacun dans un morceau de cheval, parce que, disaient-ils, s’ils attendaient plus longtemps, il serait tellement durci par la gelée qu’ils ne sauraient plus le manger. Ils nous assurèrent qu’ils avaient vu des soldats étrangers (des Croates) faisant partie de notre armée, retirant du feu de la grange un cadavre tout rôti, en couper et en manger. Je crois que cela est arrivé plusieurs fois, dans le cours de cette fatale campagne, sans cependant jamais l’avoir vu. Quel intérêt ces hommes presque mourants avaient-ils à nous le dire, si cela n’était pas vrai ? Ce n’était pas le moment de mentir. Après cela, moi-même, si je n’avais pas trouvé du cheval pour me nourrir, il m’aurait bien fallu manger de l’homme, car il faut avoir senti la rage de la faim, pour pouvoir apprécier cette position : faute d’homme, l’on mangerait le diable, s’il était cuit.

Depuis notre départ de Moscou, l’on voyait, chaque jour, à la suite de la colonne de la Garde, une jolie voiture russe attelée de quatre chevaux ; mais, depuis deux jours, il ne s’en trouvait plus que deux, soit qu’on les eût tués ou volés pour les manger, ou qu’ils eussent succombé. Dans cette voiture était une dame jeune encore, probablement veuve, avec ses deux enfants, qui étaient deux demoiselles, l’une âgée de quinze ans, et l’autre de dix-sept. Cette famille, qui habitait Moscou et que l’on disait d’origine française, avait cédé aux instances d’un officier supérieur de la Garde, à se laisser conduire en France.

Peut-être avait-il l’intention d’épouser la dame, car déjà cet officier était vieux ; enfin, cette malheureuse et intéressante famille était, comme nous, exposée au froid le plus rigoureux et à toutes les horreurs de la misère, et devait la sentir plus péniblement que nous.

Le jour commençait à paraître, lorsque nous arrivâmes à l’endroit où notre régiment avait couché ; déjà le mouvement général de l’armée était commencé ; depuis deux jours il était facile de voir que les régiments étaient diminués d’un tiers, et qu’une partie des hommes que l’on voyait marcher avec peine, succomberait encore dans la journée qui allait commencer ; l’on voyait marcher à la suite, ou plutôt se traîner, les équipages dont notre régiment devait faire l’arrière-garde ; c’est là où j’aperçus encore la voiture renfermant cette malheureuse famille. Elle sortait d’un petit bois pour gagner la route ; quelques sapeurs l’accompagnaient, ainsi que l’officier supérieur, qui paraissait très affecté ; arrivée sur la route, elle fit halte à l’endroit même où j’étais arrêté ; alors j’entendis des plaintes et des gémissements ; l’officier supérieur ouvrit la portière, y entra, parla quelque temps et, un instant après, il présenta à deux sapeurs qu’il avait fait mettre contre la voiture, un cadavre : c’était une des jeunes personnes qui venait de mourir. Elle était vêtue d’une robe de soie grise et, par-dessus, une pelisse de la même étoffe garnie de peau d’hermine. Cette personne, quoique morte, était belle encore, mais maigre. Malgré notre indifférence pour les scènes tragiques, nous fûmes sensibles en voyant celle-ci ; pour mon compte, j’en fus touché jusqu’aux larmes, surtout en voyant pleurer l’officier.

Au moment où les sapeurs emportèrent cette jeune personne qu’ils placèrent sur un caisson, ma curiosité me porta à regarder dans la voiture : je vis la mère et l’autre demoiselle toutes deux tombées l’une sur l’autre. Elles paraissaient être sans connaissance ; enfin, le soir de la même journée, elles avaient fini de souffrir. Elles furent, je crois, enterrées toutes trois dans le même trou que firent les sapeurs, pas loin de Valoutina. Pour en finir, je dirai que le lieutenant-colonel, ayant peut-être à se reprocher ce malheur, chercha à se faire tuer dans différents combats que nous eûmes, à Krasnoé et ailleurs. Quelques jours après notre arrivée à Elbingen, au mois de janvier, il mourut de chagrin.

Cette journée, qui était celle du 8 novembre, fut terrible, car nous arrivâmes tard à la position et comme, le lendemain, nous devions arriver à Smolensk, l’espoir de trouver des vivres et du repos — on disait que l’on devait y prendre des cantonnements — faisait que beaucoup d’hommes, malgré le froid excessif et la privation de toutes choses, faisaient des efforts surnaturels pour ne pas rester en arrière, où ils auraient succombé.

Avant d’arriver à l’endroit où nous devions bivaquer, il fallait traverser un ravin profond et gravir une côte. Nous remarquâmes que quelques artilleurs de la Garde étaient arrêtés dans ce ravin avec leurs pièces de canon, n’ayant pu monter la côte. Tous les chevaux étaient sans force et les hommes sans vigueur. Des canonniers de la garde du roi de Prusse les accompagnaient ; ils avaient, comme nous, fait la campagne ; ils étaient attachés à notre artillerie comme contingent de la Prusse. Ils avaient, à cette même place et à côté de leurs pièces, formé leurs bivacs et allumé leurs feux comme ils avaient pu, afin d’y passer la nuit, dans l’espérance de pouvoir, le lendemain, continuer leur chemin. Notre régiment, ainsi que les chasseurs, fut placé à droite de la route, et je crois que c’était sur les hauteurs de Valoutina, où s’était donnée une bataille et où avait été tué le brave général Gudin, le 19 août de la même année.

Je fus commandé de garde chez le maréchal Mortier ; son habitation était une grange sans toit. Cependant on lui avait fait un abri pour le préserver, autant que possible, de la neige et du froid. Notre colonel et l’adjudant-major avaient aussi pris leur place au même endroit. L’on arracha quelques pièces de bois qui formaient la clôture de la grange, et on alluma pour le maréchal un feu auquel nous nous chauffâmes tous. À peine étions-nous installés, et occupés à faire rôtir un morceau de cheval, que nous vîmes paraître un individu avec la tête enveloppée d’un mouchoir, les mains de chiffons, et les habits brûlés. En arrivant, il se mit à crier : « Ah ! mon colonel ! que je suis malheureux ! que je souffre ! » Le colonel, se retournant, lui demanda qui il était, d’où il venait, et ce qu’il avait : « Ah ! mon colonel ! répondit l’autre, j’ai tout perdu et je suis brûlé ! » Le colonel l’ayant reconnu, lui répondit : « Tant pis pour vous, vous n’aviez qu’à rester au régiment ; depuis plusieurs jours vous n’avez pas paru : qu’avez-vous fait, vous qui deviez montrer l’exemple et mourir, comme nous, à votre poste ? Entendez-vous, monsieur ! » Mais le pauvre diable n’entendait pas ; ce n’était pas le moment de faire de la morale ; cet individu était l’officier que nous avions sauvé du feu de la grange, la nuit d’avant, et qui passait pour avoir beaucoup d’objets précieux et de l’or qu’il avait pris à Moscou, par droit de conquête. Mais tout était perdu : son cheval et son portemanteau avaient disparu. Le maréchal et le colonel, ainsi que ceux qui étaient là, causèrent du sinistre de la grange. L’on parla de plusieurs officiers supérieurs qui s’y étaient enfermés avec leurs domestiques et qui y avaient péri, et comme on savait que j’avais vu ce désastre, on m’en demanda des détails, car l’officier que nous avions sauvé ne savait rien dire ; il était trop affecté.

Il pouvait être neuf heures, la nuit était extraordinairement sombre, et déjà une partie de nous, ainsi que le reste de notre malheureuse armée qui bivaquait autour de l’endroit où nous étions, commençait à se reposer d’un sommeil interrompu par le froid et les douleurs causées par la fatigue et la faim, près d’un feu qui, à chaque instant, s’éteignait, comme les hommes qui l’entouraient ; nous pensions à la journée du lendemain qui devait nous conduire à Smolensk, où, disait-on, nos misères devaient finir, puisque nous devions y trouver des vivres et prendre des cantonnements.

Je venais de finir mon triste repas composé d’un morceau de foie d’un cheval que nos sapeurs venaient de tuer, et, pour boisson, un peu de neige. Le maréchal en avait mangé aussi un morceau que son domestique venait de lui faire cuire, mais il l’avait mangé avec un morceau de biscuit et, par-dessus, il avait bu une goutte d’eau-de-vie ; le repas, comme on voit, n’était pas très friand, pour un maréchal de France, mais c’était beaucoup, pour les circonstances malheureuses où nous nous trouvions.

Dans ce moment, il venait de demander à un homme qui était debout à l’entrée de la grange, et appuyé sur son fusil, pourquoi il était là. Le soldat lui répondit qu’il était en faction : « Pour qui, répond le maréchal, et pourquoi faire ? Cela n’empêchera pas le froid d’entrer et la misère de nous accabler ! Ainsi, rentrez et venez prendre place au feu. » Un instant après, il demanda quelque chose pour reposer sa tête ; son domestique lui apporta un portemanteau et, s’enveloppant dans son manteau, il se coucha.

Comme j’allais en faire autant en m’étendant sur ma peau d’ours, nous fûmes effrayés par un bruit extraordinaire : c’était un vent du nord qui arrivait brusquement au travers des forêts, et qui amenait avec lui une neige des plus épaisses et un froid de vingt-sept degrés, de manière qu’il fut impossible aux hommes de rester en place. On les entendait crier en courant dans la plaine, cherchant à se diriger du côté où ils voyaient des feux, espérant trouver mieux ; mais enveloppés dans des tourbillons de neige, ils ne bougeaient plus, ou, s’ils voulaient continuer, ils faisaient un faux pas et tombaient pour ne plus se relever. Plusieurs centaines périrent de cette manière, mais plusieurs milliers moururent à leur place, n’espérant rien de mieux. Tant qu’à nous, nous fûmes heureux qu’un côté de la grange fût à l’abri du vent ; plusieurs hommes vinrent se réfugier chez nous et, par ce moyen, éviter la mort.

Il faut que je cite un trait de dévouement qui s’est passé dans cette nuit désastreuse où tous les éléments les plus terribles de l’enfer semblaient être déchaînés contre nous.

Le prince Émile de Hesse-Cassel faisait partie de notre armée, avec son contingent qu’il fournissait à la France. Son petit corps d’armée était composé de plusieurs régiments d’infanterie et cavalerie. Il était, comme nous, bivaqué sur la gauche de la route, avec le reste de ses malheureux soldats, réduits à cinq ou six cents hommes, parmi lesquels se trouvaient encore environ cent cinquante dragons, mais presque tous à pied, leurs chevaux étant morts ou mangés. Ces braves soldats, succombant de froid, et ne pouvant rester en place par une nuit et un temps aussi abominables, se dévouèrent pour sauver leur jeune prince, âgé, je crois, tout au plus de vingt ans, en le mettant au milieu d’eux pour le garantir du vent et du froid. Enveloppés de leurs grands manteaux blancs, ils restèrent debout toute la nuit, serrés les uns contre les autres ; le lendemain au matin, les trois quarts étaient morts et ensevelis sous la neige, avec plus de dix mille autres de différents corps.

Au jour, lorsque nous regagnâmes la route, nous fûmes obligés, avec le maréchal, de descendre près du ravin, où, la veille, nous avions vu de l’artillerie former son bivac : plus un n’existait ; hommes, chevaux, tous étaient couchés et couverts de neige, les hommes autour de leurs feux, et les chevaux encore attelés aux pièces qu’il fallait abandonner. Il arrivait presque toujours qu’après une tempête et un froid excessif causé par le vent et la neige, le temps devenait plus supportable ; il semblait que la nature s’était épuisée de nous avoir frappés et qu’elle voulait respirer pour nous frapper encore.

Cependant, tout ce qui respirait se mit en marche. L’on voyait, à droite et à gauche de la route, des hommes à demi morts sortir de dessous des mauvais abris formés de branches de sapin, ensevelis sous la neige ; d’autres venaient de plus loin, sortant des bois où ils s’étaient réfugiés, se traînant péniblement, afin de gagner la route. L’on fit halte un instant, pour les attendre. Pendant ce temps, j’étais, avec plusieurs de mes amis, à parler de nos désastres de la nuit et de la quantité incroyable d’hommes qui avaient péri. Nous jetions machinalement un coup d’œil sur cette terre de malheur. Par places, l’on voyait encore des faisceaux d’armes formés, et d’autres renversés, mais plus personne pour les prendre. Ceux qui gagnaient la route avec les aigles de leurs régiments, après s’être réunis à d’autres, se mettaient en marche.

Après avoir rassemblé le mieux possible tout ce qu’il y avait sur la route, le mouvement de marche commença : notre régiment forma l’arrière-garde qui, ce jour-là, fut on ne peut plus pénible pour nous, vu la quantité d’hommes qui ne pouvaient plus marcher, et que nous étions obligés de prendre sous les bras, afin de les aider à se traîner et de les sauver, si l’on pouvait, en les conduisant jusqu’à Smolensk.

Avant d’arriver à cette ville, il faut traverser un petit bois ; c’est là où nous atteignîmes toute l’artillerie réunie. Les chevaux faisaient peine à voir ; les affûts de canons, ainsi que les caissons, étaient chargés de soldats malades et mourant de froid. Je savais qu’un de mes amis d’enfance, du même endroit que moi, nommé Ficq, était, depuis deux jours, traîné de cette manière. Je m’informai de lui à des chasseurs de la Garde du régiment dont il faisait partie, et j’appris qu’il n’y avait qu’un moment qu’il était tombé mort sur la route, et qu’en cet endroit, le chemin étant creux et rétréci, l’on n’avait pu le mettre sur le côté de la route, et que toute l’artillerie lui avait passé sur le corps, ainsi qu’à plusieurs autres qui avaient succombé au même endroit.

Je continuais de marcher dans un sentier étroit, à gauche de la route et dans le bois. Je venais, dans ce moment, d’être joint par un de mes amis, sergent du même régiment que moi, lorsque, sur notre chemin, nous trouvâmes un canonnier de la Garde couché en travers du sentier, et qui nous empêchait de passer. À côté était un autre canonnier occupé à le dépouiller de ses vêtements ; nous nous aperçûmes que cet homme n’était pas mort, car il faisait aller les jambes et frappait, par moments, la terre avec les mains fermées.

Mon camarade, surpris ainsi que moi, applique, sans rien dire, un grand coup de crosse de fusil dans le dos de ce misérable, qui se retourna. Mais sans lui donner le temps de nous parler, nous lui fîmes des reproches violents sur son acte de barbarie. Il nous répondit que, s’il n’était pas mort, il ne tarderait pas à l’être puisque, lorsqu’on l’avait déposé à l’endroit où il était, pour ne pas le laisser sur le chemin et broyer par l’artillerie, il ne donnait plus aucun signe de vie ; que, d’abord, c’était son camarade de lit, qu’il valait mieux que ce fût lui qui ait sa dépouille qu’un autre.

Ce que je viens de citer est arrivé souvent sur des malheureux soldats, que l’on supposait avoir de l’argent, car au lieu de les aider à se relever, il y en avait qui restaient près de ceux qui tombaient, non pour les soulager, mais pour faire comme le canonnier.

Je n’aurais pas dû, pour l’honneur de l’espèce humaine, écrire toutes ces scènes d’horreur, mais je me suis fait un devoir de dire tout ce que j’ai vu. Il me serait impossible de faire autrement, et, comme tout cela me bouleverse la tête, il me semble qu’une fois que je l’aurai mis sur le papier, je n’y penserai plus. Il faut dire aussi que si, dans cette campagne désastreuse, il s’est commis des actes infâmes, il s’est aussi fait des traits d’humanité qui nous honorent, car j’ai vu des soldats porter, pendant plusieurs jours, sur leurs épaules, un officier blessé.

Comme nous allions sortir du bois, nous rencontrâmes une centaine de lanciers bien montés, équipés à neuf : ils venaient de Smolensk qu’ils n’avaient jamais quitté, on les envoyait à notre arrière-garde ; ils étaient épouvantés de nous voir si malheureux, et, de notre côté, nous étions surpris de les voir aussi bien. Beaucoup de soldats couraient après eux comme des mendiants, en leur demandant s’ils n’avaient pas un morceau de pain ou de biscuit à leur donner.

Lorsque nous fûmes sortis du bois, nous fîmes halte pour attendre ceux qui conduisaient les malades. Il n’y avait rien de plus pénible à voir, car, de tout ce que l’on pouvait leur dire de l’espoir des vivres et d’un bon logement, ils n’entendaient plus rien : c’étaient comme des automates, marchant lorsqu’on les conduisait, s’arrêtant aussitôt qu’on les laissait. Les plus forts portaient tour à tour leurs armes et leurs sacs, car ces malheureux, indépendamment des forces et d’une partie de la raison qu’ils avaient perdues, avaient aussi perdu les doigts des pieds et des mains.

Enfin, c’est de cette manière que nous revîmes le Dniéper sur notre gauche, et que nous aperçûmes, sur l’autre rive, des milliers d’hommes qui avaient traversé le fleuve sur la glace : il y en avait de tous les corps, fantassins et cavalerie, courant autant qu’ils le pouvaient, en apercevant au loin quelque village, afin d’y trouver des vivres et d’y passer la nuit à couvert. Après avoir marché encore péniblement pendant une heure, nous arrivâmes, le soir, abîmés de fatigue et mourants, sur les bords du fatal Boristhène, que nous traversâmes, et nous fûmes sous les murs de la ville.

Déjà des milliers de soldats de tous les corps et de toutes les nations, qui composaient notre armée, étaient, depuis longtemps, aux portes et autour des remparts, en attendant qu’on les laissât entrer. On les en avait empêchés de crainte que tous ces hommes, marchant sans ordre et sans chefs, mourants de faim, ne se portassent aux magasins pour y piller le peu de vivres qu’il pouvait y avoir, et dont on voulait faire la distribution avec le plus d’ordre possible. Plusieurs centaines de ces hommes étaient déjà morts ou mourants.

Lorsque nous fûmes arrivés, ainsi que les autres corps de la Garde, marchant avec le plus d’ordre possible, et après avoir pris toutes les précautions pour faire entrer nos malades et nos blessés, l’on ouvrit la porte et l’on entra. La plus grande partie se répandit de tous côtés, et en désordre, afin de trouver un endroit pour passer la nuit sous un toit et de pouvoir manger le peu de vivres que l’on avait promis, et dont on fit une petite distribution.

Pour obtenir un peu d’ordre, l’on fit connaître que les hommes isolés n’auraient rien. De ce moment, l’on vit les plus forts se réunir par numéros de régiment et se choisir un chef pour les représenter, car il y avait des régiments qui n’existaient plus. Tandis que nous, la Garde impériale, nous traversâmes la ville, mais avec peine, car exténués de fatigue comme nous l’étions, et devant gravir le bord escarpé qui existe à partir du Boristhène jusqu’à l’autre porte, cette montée couverte de glace faisait qu’à chaque instant les plus faibles tombaient, et qu’il fallait les aider à se relever, et porter ceux qui ne pouvaient plus marcher.

C’est de la sorte que nous arrivâmes sur l’emplacement du faubourg qui avait été incendié lors du bombardement arrivé le 15 du mois d’août dernier. Nous y prîmes position et nous nous y installâmes comme nous pûmes, dans le reste des maisons que le feu n’avait pas tout à fait détruites. Nous y plaçâmes le mieux possible nos malades et nos blessés qui avaient eu assez de force et de courage pour y arriver ; car nous en avions laissé dans une baraque en bois située à l’entrée de la ville. Ces hommes n’auraient pu, à cause qu’ils étaient trop malades, atteindre l’endroit où nous venions d’arriver. Parmi eux était un de mes amis presque mourant, que nous avions traîné jusque-là, espérant y trouver un hôpital et lui faire donner des soins, car ce qui, jusque-là, avait soutenu notre courage, était l’espoir, que l’on avait toujours eu, de s’arrêter dans cette ville et les environs pour y attendre le printemps, mais il en fut tout autrement. D’ailleurs la chose n’était pas possible, car une partie des villages étaient brûlés et ruinés, et la ville où nous étions n’existait pour ainsi dire plus que de nom. Partout l’on ne voyait plus que les murailles des maisons qui étaient bâties en pierre, car celles qui l’étaient en bois, et qui formaient la plus grande partie de la ville, avaient disparu ; enfin la ville n’était plus qu’un vrai squelette.

Si l’on s’éloignait dans l’obscurité, on rencontrait des pièges, c’est-à-dire que, sur l’emplacement des maisons bâties en bois, où aucune trace ne se faisait plus voir, on rencontrait les caves recouvertes de neige, et le soldat assez malheureux pour s’y engager, disparaissait tout à coup pour ne plus reparaître. Plusieurs périrent de cette manière, que d’autres retirèrent le lendemain, lorsqu’il fit jour, non pour leur donner la sépulture, mais pour avoir leurs vêtements ou quelque autre chose qu’ils auraient pu avoir sur eux. Il en était de même de tous ceux qui succombaient, en marchant ou arrêtés : les vivants se partageaient les dépouilles des morts, et souvent, à leur tour, succombaient quelques heures après et finissaient par subir le même sort.

Une heure après notre arrivée, l’on nous fit une petite distribution de farine, et la valeur d’une once de biscuit : c’est plus que l’on ne pouvait espérer. Ceux qui avaient des marmites firent de la bouillie, les autres firent des galettes qu’ils faisaient cuire dans la cendre et que l’on dévora à moitié cuites ; l’avidité avec laquelle ils mangèrent, faillit leur être funeste, car plusieurs furent dangereusement malades et manquèrent étouffer. Tant qu’à moi, quoique je n’avais pas mangé de soupe depuis le 1er novembre et que la bouillie de farine de seigle fut épaisse comme de la boue, je fus assez heureux pour ne pas être incommodé ; mon estomac était encore bon.

Depuis le moment où nous étions arrivés, plusieurs hommes du régiment, qui étaient malades et qui avaient pu, en faisant des efforts extraordinaires, arriver à l’endroit où nous étions, venaient de mourir, et, comme on leur avait donné les meilleures places dans les mauvaises masures que l’on nous avait désignées pour logements, l’on s’empressa de les porter loin, afin de prendre leur place.

Après que je fus reposé, malgré le froid et la neige qui tombait, je me disposai à chercher après un de mes amis, celui avec qui j’étais le plus intimement lié, celui avec qui je n’avais jamais compté ; nos bourses ne faisaient qu’une. Il se nommait Grangier[1]. Il y avait sept ans que nous étions ensemble. Je ne l’avais pas vu depuis Viasma, où il était parti en avant avec un détachement, escortant un caisson appartenant au maréchal Bessières. L’on m’avait assuré qu’il était arrivé depuis deux jours et logé dans un faubourg. Le plaisir de le revoir, l’espoir aussi d’avoir quelques vivres qu’il avait pu, sans doute, se procurer avant notre arrivée, et aussi de partager son logement, fit que je ne balançais pas à le chercher de suite.

Ayant pris mes armes et mon sac, sans rien dire à personne, je rentrai en ville par la même route que nous étions venus, et, après avoir tombé plusieurs fois en descendant cette pente rapide et glissante que nous avions montée en arrivant, j’arrivai près de la porte par où nous étions entrés.

J’arrêtai pour voir dans quel état étaient les hommes que nous avions laissés près du poste qui était à la porte, composé de soldats badois dont une partie formait la garnison. Mais quelle fut ma surprise ! Cet ami que nous avions laissé avec d’autres malades, en attendant de venir les chercher, je le trouvai à l’entrée de la baraque et n’ayant plus sur lui que son pantalon, car on lui avait ôté jusqu’à sa chaussure. Les soldats badois me dirent que des soldats du régiment étaient venus chercher les autres, et qu’ayant trouve celui-la privé de la vie, ils l’avaient eux-mêmes dépouillé, et qu’ensuite ils avaient tourné la ville le long du rempart, avec les deux malades qu’ils avaient enlevés, espérant avoir le chemin meilleur.

Pendant que j’étais là, plusieurs malheureux soldats de différents régiments arrivaient encore, se traînant avec peine, appuyés sur leurs armes. D’autres, qui étaient encore sur l’autre bord du Boristhène, n’y voyant pas ou trompés par les feux, étaient tombés dans la neige, pleuraient, criaient en implorant des secours. Mais ceux qui étaient là, bien portants, étaient des Allemands ne comprenant rien ou ne voulant rien comprendre. Heureusement qu’un jeune officier commandant le poste parlait français. Je le priai, au nom de l’humanité, d’envoyer des secours aux hommes de l’autre côté du pont. Il me répondit que, depuis notre arrivée, plus de la moitié de son poste n’avait été occupée qu’à cela, et qu’il n’avait presque plus d’hommes ; que son corps de garde était rempli de soldats malades et blessés, au point qu’il n’avait plus de place.

Cependant, d’après mes instances, il envoya encore trois hommes qui, un instant après, revinrent avec un vieux chasseur à cheval de la Garde, qu’ils soutenaient sous les bras. Ils nous dirent qu’ils en avaient laissé beaucoup d’autres qu’il faudrait porter, mais que, ne le pouvant pas, ils les avaient déposés près d’un grand feu, en attendant que l’on puisse les aller chercher. Le vieux chasseur avait, à ce qu’il me dit, presque tous les doigts des pieds gelés. Il les avait enveloppés dans des morceaux de peaux de mouton. Sa barbe, ses favoris et ses moustaches étaient chargés de glaçons. On le conduisit près du feu, où on le fit asseoir. Alors il se mit à jurer contre Alexandre, l’empereur de Russie, contre le pays et contre le bon Dieu de la Russie. Ensuite il me demanda si l’on avait fait une distribution d’eau-de-vie. Je lui répondis que non, et que, jusqu’à présent, je n’en avais pas entendu parler ; qu’il n’y avait pas apparence d’en avoir : « Alors, dit-il, il faut mourir ! »

Le jeune officier allemand ne put résister plus longtemps en voyant un vieux guerrier souffrir de la sorte ; il leva son manteau, et, tirant une bouteille de sa poche avec de l’eau-de-vie, il la lui présenta : « Merci, dit-il, vous m’empêchez de mourir ; si une occasion se présentait de vous sauver la vie aux dépens de la mienne, vous pouvez être assuré que je ne balancerais pas un instant ! Assez causé, rappelez-vous Roland, chasseur à cheval de la Vieille Garde impériale à pied, ou, pour ainsi dire, sans pieds, pour le moment. Il y a trois jours que j’ai dû abandonner mon cheval, et, pour ne pas le laisser souffrir plus longtemps, je lui ai brûlé la cervelle. Ensuite, je lui ai coupé un morceau de la cuisse dont je vais manger un peu. »

En disant la parole (sic), il tourna son portemanteau qu’il avait sur son dos, et en tira de la viande de cheval qu’il offrit d’abord à l’officier qui lui avait donné de l’eau-de-vie, et ensuite à moi. L’officier lui présenta encore sa bouteille et le pria de la garder. Le vieux chasseur ne savait plus comment lui témoigner sa reconnaissance. Il lui répéta encore, soit en garnison, ou en campagne, de se rappeler de lui, et finit par dire : « Les bons enfants ne périront jamais ! » Mais il reprit aussitôt qu’il venait de dire une grosse bêtise, « car, dit-il, que de milliers d’hommes morts depuis trois jours et qui certainement me valaient bien ; tel que vous me voyez, j’ai été en Égypte et je vous f… mon billet que j’en ai vu des grises ; je ne sais pas si vous le savez, mais n… d. D… il n’y a pas de comparaison avec celle-ci. Il faut espérer que nous sommes au bout de nos peines, et que cela va finir, car l’on dit que nous allons prendre des cantonnements en attendant le printemps, où j’espère que nous reprendrons notre revanche ! »

Le pauvre vieux, à qui deux ou trois gorgées d’eau-de-vie avaient rendu la parole, ne soupçonnait pas que nous n’étions qu’au commencement de nos peines !

Il était bien onze heures, que l’espoir de rencontrer Grangier, même pendant la nuit, ne m’avait pas abandonné. Je me fis indiquer, par l’officier de poste, la direction où il supposait que le maréchal Bessières était logé, mais, soit que je fus mal informé, ou que j’eus mal compris, je pris l’un des chemins pour l’autre : je me trouvai ayant le rempart à ma droite, au-dessous duquel coulait le Boristhène ; à ma gauche était une étendue de terrain, ou l’emplacement d’une rue qui longeait le bas du rempart et dont toutes les maisons avaient été brûlées et écrasées pendant le bombardement. L’on y voyait encore, çà et là, malgré l’obscurité, quelques pignons sortir comme des ombres du milieu de la neige.

Le chemin que j’avais pris était tellement mauvais, je me trouvai si fatigué, après un instant de marche, que je regrettai de m’être hasardé seul. Je me disposais à retourner sur mes pas et de remettre au lendemain ma recherche après Grangier, mais, au moment où je me retournais, j’entendis marcher derrière moi et, aussitôt, j’aperçus, à quelques pas, un individu que je reconnus pour un soldat badois portant sur son épaule une petite barrique que je supposai être de l’eau-de-vie. Je l’appelai, il ne me répondit pas ; je voulus le suivre, il doubla le pas : j’en fis autant. Il descendit une petite pente un peu rapide ; je voulus faire comme lui, mais mes jambes n’étant pas aussi fermes que les siennes, je tombai et, roulant du haut jusqu’en bas, j’arrivai aussi vite que lui contre la porte d’une cave que le poids de mon corps fit ouvrir et où j’entrai, l’épaule droite meurtrie, avant l’individu.

Je n’avais pas encore eu le temps de me reconnaître et de savoir où j’étais, que je fus tiré de mon étourdissement par des cris confus de différentes langues d’une douzaine d’individus couchés sur de la paille, autour d’un feu : Français, Allemands, Italiens, que je reconnus, de suite, pour être des associés pillards et voleurs, marchant ensemble pour leur compte, et toujours en avant de l’armée, de crainte de rencontrer l’ennemi et de se battre, arrivant les premiers dans les maisons lorsqu’il s’en trouvait, ou bivaquant dans des lieux séparés. Lorsque l’armée arrivait, la nuit, bien fatiguée, ils sortaient de leur cachette, rôdaient autour des bivacs, enlevaient lestement les chevaux et les portemanteaux des officiers, et se remettaient en route de grand matin, quelques heures avant la colonne, et ainsi de même chaque jour. Enfin c’était une de ces bandes comme il y en avait beaucoup, qui s’étaient formées depuis les premiers jours où les grands froids avaient commencé, et qui avaient amené nos désastres. Ces bandes se propagèrent, par la suite.

J’étais encore étourdi de ma chute, et je n’étais pas encore relevé, qu’un individu se leva du fond de la cave, alluma de la paille pour mieux me voir, car il était impossible, à mon costume, et surtout à la peau d’ours qui me couvrait en partie, de savoir à quel régiment j’appartenais. Mais, ayant vu l’aigle impérial sur mon shako, il cria, d’un air goguenard : « Ah ! ah ! de la Garde impériale ? À la porte ! » Et les autres répétèrent : « À la porte ! à la porte ! » Étourdi, sans être intimidé de leurs cris, je me levai pour les prier, puisque le hasard, ou plutôt le bonheur m’avait fait tomber chez eux, de m’y laisser au moins jusqu’au jour, et qu’alors je m’en irais. Mais l’individu qui s’était levé le premier, et qui paraissait le chef, ayant à son côté un demi-espadon, qu’il avait soin de faire voir avec affectation, répéta que je devais sortir, et de suite, et tous répétèrent en chœur : « À la porte ! À la porte ! » Un Allemand vint pour mettre la main sur moi, mais, d’une poussée que je lui donnai dans la poitrine, je l’envoyai tomber de tout son long sur d’autres qui étaient encore couchés, et mis la main sur la poignée de mon sabre, car mon fusil, lorsque je roulai en bas de la rampe, était resté derrière. L’homme au demi-espadon applaudit à la culbute que je venais de faire faire à celui qui voulait me mettre à la porte, en lui disant qu’il n’appartenait pas à un Allemand, à une tête de choucroute, de mettre la main sur un Français.

Voyant que l’homme au demi-espadon m’avait donné raison, je répondis que j’étais décidé à ne sortir qu’au jour, et que je me ferais plutôt tuer par eux que de mourir de froid sur le chemin. Une femme, car il s’en trouvait deux, voulut intervenir pour moi, mais elle reçut l’ordre de se taire, et cet ordre fut accompagné de jurements et des mots les plus sales ; alors, le chef me signifia encore l’ordre de sortir, en me disant de lui éviter le désagrément de mettre la main sur moi, parce que, s’il s’en mêlait, la chose serait bientôt faite, et qu’il m’enverrait coucher où était mon régiment. Je lui demandai pourquoi lui et les siens n’y étaient pas. Il me répondit que cela ne me regardait pas, qu’il n’avait pas de comptes à me rendre, qu’il était chez lui et que je ne pourrais pas rester la nuit avec eux, parce que je les gênais pour aller faire leurs courses en ville et profiter du désordre et du peu de surveillance qu’il y avait aux voitures d’équipage, pour y faire du butin. Je demandai comme une grâce de rester encore un instant pour me chauffer et rajuster ma chaussure, et alors que je sortirais. Mais personne ne m’ayant répondu, je fis une seconde demande ; l’homme au demi-espadon me dit qu’il y consentait, à condition que je sortirais dans une demi-heure. Il chargea un tambour, qui paraissait son second, de l’exécution de l’ordre.

Voulant mettre à profit le peu de temps qui me restait, je demandai si quelqu’un n’avait pas un peu de vivres à me vendre, et surtout de l’eau-de-vie : « Si nous en avions, me répondit-on, nous la garderions pour nous ! »

Cependant la barrique que j’avais vu porter par le Badois, était quelque chose de semblable, car j’avais compris qu’il avait dit, en sa langue, qu’il l’avait prise à une cantinière de son régiment, qui l’avait cachée lorsque l’armée était arrivée en ville. D’après ce langage, je compris que l’individu était un nouveau venu, soldat de la garnison, et associé avec les autres seulement depuis la veille et, comme eux, décidé à quitter son régiment pour faire la guerre au butin.

Le tambour chargé de l’ordre de me faire sortir, et que je voyais causer mystérieusement avec d’autres, me demanda si j’avais de l’or pour des pièces de cinq francs et pour acheter de l’eau-de-vie : « Non, lui dis-je, mais j’ai des pièces de cinq francs ». La femme qui était à côté de moi, la même qui avait voulu prendre ma défense, fit semblant, en se baissant, de chercher quelque chose à terre, du côté de la porte. Alors, s’approchant de moi, elle me dit, de manière à ne pas être entendue : « Sauvez-vous, croyez-moi, ils vous tueront ! Je suis avec eux depuis Viasma, et j’y suis malgré moi. Revenez en force, je vous en prie, demain matin, pour me sauver ! » Je lui demandai quelle était l’autre femme qui était là ; elle me dit que c’était une juive. J’allais lui faire d’autres questions, lorsqu’une voix, partant du fond de la cave, lui ordonna de se taire et lui demanda ce qu’elle me disait. Elle répondit qu’elle m’enseignait où je pourrais trouver de l’eau-de-vie, chez un juif qui restait sur le Marché-Neuf : « Tais-toi, bavarde ! » lui répondit-on. Elle se tut, ensuite elle se retira dans un coin de la cave.

D’après l’avis que cette femme venait de me donner, je vis bien que je ne m’étais pas trompé, et que j’étais dans un vrai coupe-gorge. Aussi je n’attendis pas que l’on me dise de sortir ; je me levai et, faisant semblant de chercher un endroit pour me coucher, je m’approchai de la porte, je l’ouvris et je sortis. L’on me rappela, en me disant que je pouvais rester jusqu’au jour et dormir. Mais, sans leur répondre, je ramassai mon fusil que je trouvai près de la porte, et cherchai une issue afin de pouvoir sortir de l’enfoncement où je me trouvais ; je ne pus en trouver. Alors, craignant de rester longtemps dans cette position, j’allais frapper à la porte de la cave pour demander mon chemin, lorsque le Badois en sortit, probablement pour voir s’il était temps de faire une excursion. Il me demanda encore si je voulais rentrer ; je lui répondis que non, mais je le priai de m’enseigner le chemin pour aller au faubourg. Il me fit signe de le suivre et, longeant plusieurs maisons en ruine, il monta des escaliers. Je le suivis et, lorsque je fus arrivé sur le rempart et sur le chemin, il me fit faire quelques tours sous prétexte de me montrer par où je devais aller ; mais je m’aperçus que c’était pour me faire perdre la trace de la cave que, cependant, je voulais reconnaître, car je me proposais d’y revenir, le matin, avec quelques hommes, et sauver la femme qui avait imploré mon secours, et aussi pour leur demander compte de plusieurs portemanteaux que j’avais aperçus dans le fond de cette maudite cave.



  1. Sergent vélite dans le même régiment que moi, aux fusiliers-grenadiers. (Note de l’auteur.)