IV

Dorogobouï. — La vermine. — Une cantinière. — La faim.


Le 3, nous fîmes séjour à Slawkowo ; pendant toute la journée, nous aperçûmes les Russes sur notre droite. Le même jour, les autres régiments de la Garde, qui avaient fait séjour en arrière, se réunirent à nous.

Le 4, nous fîmes une marche forcée pour arriver à Dorogobouï, ville aux choux ; c’est le nom que nous lui avions donné, à cause de la grande quantité de choux que nous y trouvâmes en allant à Moscou. C’est aussi de cette ville que, le 25 août, l’Empereur fit faire, dans toute l’armée, le dénombrement des coups de canon et de fusil que l’armée avait à tirer pour la grande bataille. À 7 heures du soir, nous en étions encore éloignés de deux lieues ; c’est avec beaucoup de peine que nous pûmes l’atteindre, car la quantité de neige qu’il y avait déjà nous empêchait de marcher. Nous fûmes même égarés pendant quelque temps, et, pour que les hommes qui se trouvaient en arrière pussent nous rejoindre, pendant plus de deux heures l’on battit la marche de nuit, jusqu’au moment où nous arrivâmes sur l’emplacement de la ville, car, à quelques maisons près, elle avait été brûlée comme beaucoup d’autres.

Il était bien 11 heures lorsque notre bivouac fut formé, et, avec les débris des maisons, nous trouvâmes encore assez de bois pour faire du feu et bien nous chauffer. Mais déjà tout nous manquait, et nous étions tellement fatigués, que l’on n’avait pas la force de chercher un cheval pour le voler et le manger ensuite, de manière que nous prîmes le parti de nous reposer. Un soldat de la compagnie m’avait apporté des nattes de jonc pour me coucher : les ayant mises devant le feu, je m’étendis dessus et, la tête sur mon sac, les pieds au feu, je m’endormis.

Il y avait peut-être une heure que je reposais, lorsque je sentis, par tout mon corps, un picotement auquel il me fut impossible de résister. Je passai machinalement la main sur ma poitrine et sur plusieurs parties de mon individu : quel fut mon effroi lorsque je m’aperçus que j’étais couvert de vermine ! Je me levai, et en moins de deux minutes j’étais nu comme la main, jetant au feu chemise et pantalon. C’était comme un feu de deux rangs, tant cela pétillait dans les flammes, et, quoiqu’il tombât de la neige par gros flocons sur mon corps, je ne me rappelle pas avoir eu froid, tant j’étais occupé de ce qui venait de m’arriver ! Enfin, je secouai au-dessus du feu le reste de mes vêtements dont je ne pouvais me défaire, et je remis la seule chemise et le seul pantalon qui me restaient. Alors, triste et ayant presque envie de pleurer, je pris le parti de m’asseoir sur mon sac, et, la tête dans mes mains, couvert de ma peau d’ours, éloigné des maudites nattes sur lesquelles j’avais dormi, je passai le reste de la nuit. Ceux qui prirent ma place n’attrapèrent rien : il paraît que j’avais tout pris.

Le jour suivant, 5 novembre, nous partîmes de grand matin. Avant le départ, l’on fit, dans chaque régiment de la Garde, une distribution de moulins à bras pour moudre le blé, si toutefois on en trouvait ; mais comme l’on n’avait rien à moudre et que ces meubles étaient pesants et inutiles, l’on s’en débarrassa dans les vingt-quatre heures. Cette journée fut triste, car une partie des malades et des blessés succombèrent ; ils avaient, jusqu’à ce jour, fait des efforts surnaturels, espérant atteindre Smolensk, où l’on croyait trouver des vivres et prendre des cantonnements.

Le soir, nous arrêtâmes près d’un bois où l’on donna l’ordre de former des abris, afin de passer la nuit. Un instant après, notre cantinière, Mme  Dubois, la femme du barbier de notre compagnie, se trouva malade, et, au bout d’un instant, pendant que la neige tombait, et par un froid de vingt degrés, elle accoucha d’un gros garçon : position malheureuse pour une femme. Je dirai que, dans cette circonstance, le colonel Bodel, qui commandait notre régiment, fit tout ce qu’il était possible de faire pour le soulagement de cette femme, prêtant son manteau pour couvrir l’abri sous lequel était la mère Dubois, qui supporta son mal avec courage. Le chirurgien du régiment n’épargna rien, de son côté ; enfin le tout finit heureusement. La même nuit, nos soldats tuèrent un ours blanc qui fut à l’instant mangé.

Après avoir passé la nuit la plus pénible, à cause du grand froid, nous nous mîmes en route. Le colonel prêta son cheval à la mère Dubois, qui tenait son nouveau-né dans les bras, enveloppé dans une peau de mouton ; tant qu’à elle, on la couvrit avec les capotes de deux hommes de la compagnie, morts dans la nuit.

Ce jour-la, qui était le 6 novembre, il faisait un brouillard à ne pas y voir, et un froid de plus de vingt-deux degrés ; nos lèvres se collaient, l’intérieur du nez, ou plutôt le cerveau se glaçait ; il semblait que l’on marchait au milieu d’une atmosphère de glace. La neige, pendant tout le jour, et par un vent extraordinaire, tomba par flocons, gros comme personne ne les avait jamais vus ; non seulement l’on ne voyait plus le ciel, mais ceux qui marchaient devant nous.

Lorsque nous fûmes près d’un mauvais village[1], nous vîmes une estafette arriver à franc étrier, demandant après l’Empereur. Nous sûmes, un instant après, que c’était un général apportant la nouvelle de la conspiration de Malet, qui venait d’avoir lieu à Paris.

Comme l’endroit où nous étions arrêtés était près d’un bois, et que, pour se remettre en route, il fallait beaucoup attendre à cause que le chemin était étroit, l’on se trouvait beaucoup de monde en masse, et comme nous étions plusieurs amis réunis sur le bord de la route, frappant des pieds pour ne pas être saisis du froid, causant de nos malheurs et de la faim qui nous dévorait, je sentis, tout à coup, l’odeur du pain chaud. Aussitôt je me retourne, et derrière et près de moi, je vois un individu enveloppé d’une grande pelisse garnie de fourrures, sous laquelle sortait l’odeur du pain qui m’avait monté au nez. Aussitôt je lui adresse brusquement la parole, en lui disant : « Monsieur, vous avez du pain ; vous allez m’en vendre ! » Comme il allait se retirer, je le saisis par le bras. Alors, voyant qu’il n’y avait plus moyen de se débarrasser de moi, il tira de dessous sa pelisse, une galette encore toute chaude que je saisis avec avidité d’une main, tandis que de l’autre, je lui présentai une pièce de cinq francs pour la lui payer. Mais, à peine l’avais-je dans la main, que mes amis, qui étaient auprès de moi, tombèrent dessus comme des enragés, et me l’arrachèrent. Il ne me resta, pour ma part, que le morceau que je tenais sous le pouce et les deux premiers doigts de la main droite.

Pendant ce temps, le chirurgien-major de l’armée, car c’en était un, disparut. Il fit bien, car on l’aurait peut-être assommé pour avoir le reste. Il est probable qu’étant arrivé des premiers dans le petit village dont j’ai parlé, il aura eu le bonheur de trouver de la farine, et, en attendant que nous fussions arrivés, il aura fait de la galette.

Depuis plus d’une demi-heure que nous étions dans cette position, plusieurs hommes avaient succombé à l’endroit où nous étions. Beaucoup d’autres étaient tombés dans la colonne, lorsqu’elle était en marche. Enfin, nos rangs commençaient à s’éclaircir, et nous n’étions qu’au commencement de nos misères ! Lorsque l’on s’arrêtait afin de prendre quelque chose au plus vite, l’on saignait les chevaux abandonnés, ou ceux que l’on pouvait enlever sans être vu ; l’on en recueillait le sang dans une marmite, on le faisait cuire et on le mangeait. Mais il arrivait souvent qu’au moment où l’on venait de le mettre au feu, l’on était obligé de le manger, soit que l’ordre du départ arrivât, ou que les Russes fussent trop près de nous. Dans ce dernier cas, l’on ne se gênait pas autant, car j’ai vu quelquefois une partie manger tranquillement, pendant que l’autre empêchait, à coups de fusil, les Russes de s’avancer. Mais lorsqu’il y avait force majeure et qu’il fallait quitter le terrain, on emportait la marmite, et chacun, en marchant, puisait à pleines mains et mangeait ; aussi avait-on la figure barbouillée de sang.

Souvent, lorsque l’on était obligé d’abandonner des chevaux, parce que l’on n’avait pas le temps de les découper, il arrivait que des hommes restaient en arrière exprès, en se cachant, afin qu’on ne les forçât point à suivre leur régiment. Alors, ils tombaient sur cette viande comme des voraces ; aussi était-il rare que ces hommes reparussent, soit qu’ils fussent pris par l’ennemi, ou morts de froid.

Cette journée de marche ne fut pas aussi longue que la précédente, car, lorsque nous arrêtâmes, il faisait encore jour. C’était sur l’emplacement d’un village incendié où il ne restait plus que quelques pignons de maisons contre lesquels les officiers supérieurs établirent leur bivac pour se mettre à l’abri du vent et passer la nuit. Indépendamment des douleurs que nous avions, par suite des grandes fatigues que nous éprouvions, la faim se faisait sentir d’une manière effroyable. Ceux à qui il restait encore un peu de vivres, comme du riz ou du gruau, se cachaient pour le manger. Déjà il n’y avait plus d’amis, l’on se regardait d’un air de méfiance, l’on devenait même ingrat envers ses meilleurs camarades. Il m’est arrivé, à moi, de commettre, envers mes véritables amis, un trait d’ingratitude que je ne veux pas passer sous silence.

J’étais, ce jour-là, comme tous mes amis, dévoré par la faim, mais j’avais, plus qu’eux, le malheur de l’être aussi par la vermine que j’avais attrapée l’avant-veille. Nous n’avions pas un morceau de cheval à manger, nous comptions sur l’arrivée de quelques hommes de la compagnie, qui étaient restés en arrière, afin d’en couper aux chevaux qui tombaient. Tourmenté de n’avoir rien à manger, j’éprouvais des sensations qu’il me serait difficile d’exprimer. J’étais près d’un de mes meilleurs amis, Poumot, sergent, qui était debout près d’un feu que l’on venait de faire, en regardant de tous côtés s’il n’arrivait rien. Tout à coup, je lui serre la main avec un mouvement convulsif, en lui disant : « Mon ami, si je rencontrais, dans le bois, n’importe qui avec un pain, il faudrait qu’il m’en donne la moitié ! » Puis, me reprenant : « Non, lui dis-je, je le tuerais pour avoir tout ! »

À peine avais-je lâché la parole, que je me mis à marcher à grands pas dans la direction du bois, comme si je devais rencontrer l’homme et le pain. Y étant arrivé, je le côtoyai pendant un quart d’heure, et, tournant brusquement à gauche dans une direction opposée à notre bivac, j’aperçus, presque à la lisière du bois, un feu contre lequel un homme était assis. Je m’arrêtai afin de l’observer, et je distinguai qu’il avait, devant lui et sur son feu, une marmite dans laquelle il faisait cuire quelque chose, car, ayant pris un couteau, il le plongea dedans, et, à ma grande surprise, je vis qu’il en retirait une pomme de terre qu’il pressa un peu et qu’il remit aussitôt, probablement parce qu’elle n’était pas cuite.

J’allais m’élancer et courir dessus, mais, dans la crainte qu’il ne m’échappât, je rentrai dans le bois, et, faisant un petit circuit, j’arrivai à quelques pas derrière l’individu, sans qu’il m’ait aperçu. Mais, en cet endroit, comme il y avait beaucoup de broussailles, je fis du bruit en avançant. Il se retourna, mais j’étais déjà à côté de la marmite et, sans lui donner le temps de me parler, je lui adressai la parole : « Camarade, vous avez des pommes de terre, vous allez m’en vendre ou m’en donner, ou j’enlève la marmite ! » Un peu surpris de cette résolution, et comme je m’approchais avec mon sabre pour pêcher dedans, il me dit que cela ne lui appartenait pas, et que c’était à un général polonais qui bivaquait pas loin de la et dont il était le domestique ; qu’il lui avait ordonné de se cacher où il était pour les faire cuire, afin d’en avoir pour le lendemain.

Comme, sans lui répondre, je me mettais en devoir d’en prendre, non sans lui présenter de l’argent, il me dit qu’elles n’étaient pas encore cuites, et, comme je n’avais pas l’air d’y croire, il en tira une qu’il me présenta pour me la faire palper ; je la lui arrachai et, telle qu’elle était, je la dévorai : « Vous voyez, me dit-il, qu’elles ne sont pas mangeables ; cachez-vous un instant, ayez de la patience, tâchez surtout que l’on ne vous voie pas jusqu’au moment où elles seront bonnes à manger ; alors je vous en donnerai. »

Je fis ce qu’il me dit ; je me cachai derrière un petit buisson, mais si près de lui que je ne pouvais le perdre de vue. Au bout de cinq à six minutes, je ne sais s’il me croyait bien loin, il se leva et, regardant à droite et à gauche, il prend la marmite et se sauve avec, mais pas loin, car je l’arrêtai de suite en le menaçant de tout prendre s’il ne voulait pas m’en donner la moitié. Il me répondit encore que c’était à son général : « Seraient-elles pour l’Empereur, qu’il m’en faut, lui dis-je, car je meurs de faim ! » Voyant qu’il ne pouvait se débarrasser de moi qu’en me donnant ce que je lui demandais, il m’en donna sept. Je lui donnai quinze francs et je le quittai. Il me rappela et m’en donna deux autres ; elles étaient loin d’être bien cuites, mais je n’y pris pas grande attention, j’en mangeai une et je mis les autres dans ma carnassière. Je comptais qu’avec cela, je pouvais vivre trois jours en mangeant, avec un morceau de viande de cheval, deux par jour.

Tout en marchant et en pensant à mes pommes de terre, je me trompai de chemin ; je ne m’en aperçus qu’aux cris et aux jurements que faisaient cinq hommes qui se battaient comme des chiens ; à côté d’eux était une cuisse de cheval qui faisait l’objet de leurs discussions. L’un de ces hommes, en me voyant, vint jusqu’à moi en me disant que lui et son camarade, tous deux soldats du train, avaient, avec d’autres, été tuer un cheval derrière le bois, et que, revenant avec leur part qu’ils portaient au bivac, ils avaient été attaqués par trois hommes d’un autre régiment qui voulaient la leur prendre, mais que, si je voulais les aider à la défendre, ils m’en donneraient ma part. À mon tour, craignant le même sort pour mes pommes de terre, je lui répondis que je ne pouvais m’arrêter, mais qu’ils n’avaient qu’à tenir bon un instant, que je leur enverrais quelqu’un pour les aider. Je poursuivis mon chemin.

Pas loin de là, je rencontrai deux hommes de notre régiment à qui je contai l’affaire ; ils marchèrent de ce côté. J’ai su, le lendemain, qu’ils n’avaient vu, en arrivant, qu’un homme mort qui venait d’être assommé avec un gros bâton de sapin qu’ils avaient trouvé à côté, et rouge de sang. Probablement que les trois agresseurs avaient profité du moment où l’autre implorait mon assistance pour se défaire de celui qui était resté seul.

À mon arrivée à l’endroit où était le régiment, plusieurs de mes camarades me demandèrent si je n’avais rien découvert ; je leur répondis que non. Ensuite, prenant ma place près du feu, je fis comme tous les jours ; je creusai ma place, c’est-à-dire mon lit de neige, et, comme nous n’avions pas de paille, j’étendis ma peau d’ours pour me coucher, la tête sur mon collet doublé en peau d’hermine étendu sur moi. Je me disposais à passer la nuit, mais, avant de dormir, j’avais encore une pomme de terre à manger ; c’est ce que je fis, caché par mon collet, faisant le moins de mouvements possible, de crainte que l’on ne s’aperçoive que je mangeais quelque chose, et, prenant une pincée de neige pour me désaltérer, je finis mon repas et je m’endormis, ayant bien soin de tenir dans mes bras ma carnassière, dans laquelle étaient mes vivres. Plusieurs fois dans la nuit, lorsque je me réveillais, j’avais soin de passer la main dedans, et de compter mes pommes de terre. C’est ainsi que je la passai, sans faire part à mes amis, qui mouraient de faim, du peu que le hasard m’avait procuré : c’est, de ma part, un trait d’égoïsme que je ne me suis jamais pardonné.

La diane n’était pas encore battue que, déjà, j’étais éveillé et assis sur mon sac, prévoyant que la journée serait terrible, à cause du vent qui commençait à souffler. Je fis un trou à ma peau d’ours et je passai ma tête dedans, de manière que la tête de l’ours me tombât sur la poitrine ; le reste de la peau couvrait mon sac et mon dos, mais elle était tellement longue que la queue traînait à terre. Enfin l’on battit la diane, ensuite la grenadière, et quoiqu’il ne fût pas encore jour, nous nous mîmes en marche. Le nombre de morts et de mourants que nous laissâmes dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin, c’était pire encore, car, sur la route, nous étions obligés d’enjamber sur les cadavres que les corps d’armée qui nous précédaient laissaient après eux : mais c’était bien plus triste encore pour ceux qui marchaient après nous. Ceux-là voyaient les misères de tous ceux qui marchaient en avant. Les derniers étaient les corps des maréchaux Ney et Davoust, ensuite l’armée d’Italie commandée par le prince Eugène.

Il y avait environ une heure que nous marchions, quand le jour parut, et, comme nous avions atteint les corps qui nous précédaient, nous fîmes une petite halte. La mère Dubois, notre cantinière, voulut profiter de ce moment de repos pour donner le sein à son nouveau-né, mais, tout à coup, elle jette un cri de douleur : son enfant était mort et aussi dur que du bois. Ceux qui étaient autour d’elle la consolèrent, en lui disant que c’était un bonheur pour elle et pour son enfant, et, malgré ses gémissements, on lui arracha son enfant qu’elle pressait contre son sein. On le remit entre les mains d’un sapeur qui s’éloigna à quelques pas de la route, avec le père de l’enfant. Le sapeur creusa, avec sa hache, un trou dans la neige : le père, pendant ce temps, était à genoux, tenant son enfant dans ses bras. Lorsque le trou fut achevé, il l’embrassa et le déposa dans sa tombe ; on le recouvrit ensuite, et tout fut fini.

À une lieue plus loin, et près d’un grand bois, nous arrêtâmes pour faire la grande halte. C’était l’endroit où avait couché une partie de l’artillerie et de la cavalerie ; là se trouvaient beaucoup de chevaux morts et dépecés, et une plus grande quantité que l’on avait été obligé d’abandonner encore vivants et debout, mais engourdis, se laissant tuer sans bouger, car ceux que l’on avait tués pendant la nuit ou qui étaient morts de fatigue ou d’inanition étaient tellement gelés, qu’il était impossible d’en couper. J’ai remarqué, pendant cette marche désastreuse, que l’on nous faisait toujours marcher autant que possible derrière la cavalerie et l’artillerie, et que, le lendemain, l’on nous faisait arrêter où ils avaient passé la nuit, afin que nous puissions nous nourrir avec les chevaux qu’ils laissaient en partant.

Pendant que le régiment était à se reposer et que chaque homme était occupé à se composer un mauvais repas, de mon côté, comme un égoïste, j’étais entré, sans que l’on m’ait vu, dans le plus épais du bois, pour dévorer seul une des pommes de terre que j’avais toujours dans ma carnassière et que je cachais le plus soigneusement possible. Mais quel fut mon désappointement en voulant mordre dedans ! Ce n’était plus que de la glace ! Je voulus mordre : mes dents glissaient contre, sans pouvoir en détacher un morceau. C’est alors que je regrettai de ne les avoir pas partagées, la veille, avec mes amis, que je vins rejoindre, tenant encore à la main celle que j’avais voulu manger, toute rouge du sang de mes lèvres.

Ils me demandèrent ce que j’avais. Sans leur répondre, je leur montrai la pomme de terre que je tenais encore à la main, ainsi que celles que j’avais dans ma carnassière ; mais à peine les avais-je montrées qu’elles me furent enlevées. Eux aussi furent trompés en voulant y mordre ; on les vit courir près du feu pour les faire dégeler, mais elles fondirent comme de la glace. Pendant ce temps-la, d’autres vinrent me demander où je les avais eues ; je leur montrai le bois, ils y coururent, et, après avoir cherché, ils revinrent me dire qu’ils n’avaient rien trouvé. Eux furent bons pour moi, car ils avaient fait cuire plein une marmite de sang de cheval, et m’invitèrent à y prendre ma part. C’est ce que je fis sans me faire prier. Aussi, me suis-je toujours reproché d’avoir agi de cette manière. Ils ont toujours cru que je les avais trouvées dans le bois ; jamais je ne les ai désabusés. Mais cela n’est qu’un échantillon de ce que nous verrons plus tard.

Après une heure de repos, la colonne se remit en marche pour traverser le bois où, par intervalles, l’on rencontrait des espaces où se trouvaient quelques maisons habitées par des juifs. Quelquefois ces habitations sont grandes comme nos granges et construites de même, avec cette différence qu’elles sont bâties en bois et couvertes de même. Une grande porte se trouvait à chaque extrémité ; elles servaient de poste, de manière qu’une voiture qui entre par une, après avoir changé de chevaux, sort par l’autre ; il s’en trouve presque toujours à trois lieues de distance, mais la plus grande partie déjà n’existait plus ; elles avaient été brûlées à notre premier passage.



  1. Ce village se nomme Mickalowka. (Note de l’auteur.)