VI

Une nuit mouvementée. — Je retrouve des amis. — Départ de Smolensk. — Rectification nécessaire. — Bataille de Krasnoé. — Le dragon Melet.


Mon guide avait disparu sans que je m’en aperçoive, de manière que je me trouvai tout à coup désorienté. C’est alors que je regrettai encore d’avoir quitté le régiment. Cependant il fallait prendre un parti et, comme la neige avait cessé de tomber, un instant avant ma descente dans la cave, je regardai si je ne retrouverais pas la trace de mes pas. Puis je me rappelai que je devais toujours avoir le rempart à ma droite. Après quelques moments de marche, je reconnus la place où j’avais rencontré le Badois, mais, pour mieux m’en assurer et la reconnaître lorsqu’il ferait jour, je fis, avec la crosse de mon fusil, deux grandes croix profondes dans la neige, et je poursuivis mon chemin.

Il pouvait être minuit ; j’avais passé près d’une heure dans la cave et, pendant ce temps, le froid avait considérablement augmenté.

Sur ma gauche, j’apercevais bien des feux, mais je n’osais pas me diriger de ce côté, de crainte de me détruire en tombant dans des trous cachés par la neige. Je marchai, toujours en tâtonnant, et la tête baissée, afin de voir où je posais les pieds. Depuis un moment, je m’apercevais que la route descendait, et, un peu plus avant, je la trouvais embarrassée par des affûts de canon que, probablement, on avait voulu conduire sur le rempart. Lorsque je fus dans le bas, il me fut impossible de reconnaître la direction, tant il faisait obscur, de sorte que je fus forcé de m’asseoir sur le derrière d’un affût pour me reposer, et aussi tâcher de voir de quel côté je devais prendre.

Dans cette situation pénible, mon fusil entre les jambes, la tête appuyée dans les deux mains, au moment où j’allais, pour mon malheur, m’endormir probablement pour toujours, j’entendis des sons extraordinaires. Je me relevai, tout saisi en pensant au danger que je venais de courir en me laissant aller au sommeil. Ensuite, je prêtai mon attention afin de voir de quelle direction venaient les sons, mais je n’entendis plus rien. Alors je crus avoir rêvé, ou que c’était un avertissement du Ciel pour me sauver. Aussitôt, reprenant courage, je me mis à marcher à tâtons et à enjamber au hasard les obstacles sans nombre qui se trouvaient sur mon passage.

Enfin étant parvenu, non sans risquer plusieurs fois de me casser les jambes, à laisser derrière moi tout ce qui s’opposait à mon passage, je me reposais un instant pour reprendre haleine, afin de pouvoir gravir la pente opposée, lorsque le même bruit qui m’avait éveillé, me fit de nouveau lever la tête. Mais ce que j’entends, c’est de l’harmonie ! Ce sont les sons graves de l’orgue, encore éloignés et qui font, sur moi, à cette heure de la nuit, seul et dans un pareil endroit, une impression que je ne saurais définir. Aussitôt je marche, doublant le pas, dans la direction d’où viennent ces sons. En un moment, je suis sorti du fond où j’étais retenu. Arrivé en haut, je fais encore quelques pas et j’arrête ; il était temps ! Encore quelques pas et c’était fini de moi ! Je tombais du haut en bas du rempart, à plus de cinquante pieds de hauteur, sur le bord du Boristhène où, fort heureusement, j’avais aperçu le feu d’un bivac qui m’avait fait arrêter.

Épouvanté du danger que je venais de courir, je reculai de quelques pas et j’arrêtai encore pour écouter, mais je n’entendis plus rien. Je me remis à marcher et, tournant à gauche, en un instant j’eus le bonheur de retrouver le chemin frayé. Je continuai à avancer, mais lentement et avec précaution, la tête haute, toujours en prêtant l’oreille, mais, n’entendant plus rien, je finis par me persuader que c’était l’effet de mon imagination frappée, car, dans la position pénible où nous étions, nous ou les habitants qui étaient en petit nombre, il n’y avait pas de musique possible, et surtout à pareille heure.

Tout en avançant et en faisant des réflexions, mon pied droit, qui commençait déjà à être gelé et à me faire souffrir, rencontra quelque chose de dur qui me fit pousser un cri de douleur et tomber de mon long sur un cadavre, ma figure presque sur la sienne. Je me relevai péniblement. Malgré l’obscurité, je reconnus que c’était un dragon, car il avait encore son casque sur la tête, attaché avec les jugulaires, et son manteau sur lequel il était tombé, il n’y avait probablement pas longtemps.

Le cri de douleur que j’avais jeté en tombant, fut entendu par un individu qui était sur ma droite et qui me cria d’aller de son côté, en me faisant comprendre qu’il y avait longtemps qu’il m’attendait. Surpris et content de trouver quelqu’un dans un endroit où je me croyais seul, j’avançai dans la direction d’où partait la voix. Plus je m’approchais, plus il me semblait la reconnaître. Je lui criai : « C’est toi, Beloque[1] ? — Oui ! » me répondit-il, et, nous ayant reconnus l’un et l’autre, il fut aussi surpris que moi de nous trouver, à pareille heure, dans un lieu aussi triste et ne sachant pas plus que moi où il était. Il m’avait primitivement pris pour un caporal qui était allé chercher des hommes de corvée pour transporter des malades de sa compagnie que l’on avait laissés à la porte de la ville, lorsque l’on était arrivé ; et qui, ensuite, avec quelques hommes pour porter et aider à marcher ces malades, avait pris le chemin du rempart pour éviter de monter la rampe de glace. Mais, arrivés ici, étant trop faibles pour marcher, et les hommes de corvée ne pouvant plus les porter, ils étaient tombés à la place où je les voyais. Le premier qu’il avait envoyé au camp n’étant pas revenu, il avait envoyé successivement les deux autres, de manière qu’il se trouvait seul. C’étaient précisément les hommes que nous avions laissés à notre arrivée dans la baraque, où ensuite j’en avais trouvé un de mort.

Je lui contai comment je m’étais perdu ; je lui parlai de mon aventure dans la cave, mais je n’osai lui parler de la musique que j’avais cru entendre, de crainte qu’il ne me dise que j’étais malade. Il me pria de rester près de lui ; c’était bien ma pensée. Un instant après, il me demanda pourquoi j’avais jeté un cri qu’il avait entendu. Je lui contai ma culbute sur le dragon, et comme ma figure avait touché la sienne : « Tu as donc eu peur, mon pauvre ami ? — Non, lui répondis-je, mais j’ai eu bien mal ! — C’est très heureux, me dit-il, que tu te sois fait assez de mal pour te faire crier, sans cela tu aurais passé sans que j’eusse pu te voir ! »

Tout en causant, nous marchions à droite et à gauche pour nous réchauffer, en attendant que les hommes fussent arrivés pour transporter les malades qui, couchés l’un contre l’autre sur une peau de mouton, et couverts de la capote et de l’habit de celui que l’on avait dépouillé à la baraque, ne donnaient plus grand signe de vie : « Je crains bien, me dit Beloque, que nous n’ayons pas la peine de les faire transporter ! » En effet, l’on entendait par moments qu’ils voulaient parler ou respirer, mais il était facile de comprendre que leur langage était celui des agonisants.

Tandis que le râle de la mort se faisait entendre près de nous, la musique aérienne, que je croyais n’exister que dans mon imagination, recommença de nouveau, mais beaucoup plus rapprochée. J’en fis la remarque à Beloque, et je lui contai ce qui m’était arrivé à la première et à la seconde fois que j’avais entendu ces sons harmonieux. Alors il me conta que, depuis qu’il était arrêté, il avait entendu, par intervalles, cette musique, et qu’il n’y pouvait rien comprendre ; qu’il y avait des moments que cela faisait un vacarme d’enfer, et que, si c’étaient des hommes qui s’amusaient à cela, il fallait qu’ils eussent le diable au corps. Alors, s’approchant plus près de moi, il me dit à demi-voix, de crainte que les deux hommes qui se mouraient à nos pieds l’entendent : « Mon cher ami, ces sons que nous entendons ressemblent beaucoup à la musique de la mort ! Tout ce qui nous entoure est mort, et j’ai un pressentiment que, sous peu de jours, je serai mort ! » Puis il ajouta : « Que la volonté de Dieu soit faite ! Mais c’est trop souffrir pour mourir. Regarde ces malheureux ! » en montrant les deux hommes couchés dans la neige. À cela je ne répondis rien, car dans ce moment ma pensée était comme la sienne.

Il avait cessé de parler, et nous écoutions toujours sans nous rien dire, interrompus seulement par la difficulté de respirer d’un des hommes mourants, lorsque, rompant de nouveau le silence : « Cependant, me dit-il, les sons que nous entendons semblent arriver d’en haut ». Nous écoutâmes encore avec attention ; effectivement cela paraissait venir d’au-dessus de notre tête. Tout à coup, le bruit cessa ; alors un silence affreux régna autour de nous. Ce silence fut interrompu par un cri plaintif : c’était le dernier soupir d’un des hommes que nous gardions.

Au même instant, des pas se font entendre ; c’était un caporal qui arrivait avec huit hommes, pour enlever les deux mourants, mais, comme il n’en restait plus qu’un, il fut enlevé de suite. On le couvrit avec la dépouille des autres, et l’on partit.

Il était plus d’une heure du matin ; le froid avait diminué, car, depuis un instant, le vent avait cessé de se faire sentir avec autant de violence, mais j’étais tellement fatigué que je ne pouvais plus marcher, et, jointe à cela, l’envie de dormir me dominait tellement que, pendant le chemin, Beloque me surprit plusieurs fois arrêté et dormant debout.

Il m’avait donné des indications pour trouver Grangier, car des hommes de sa compagnie qui escortaient le seul fourgon qui restait au maréchal, avaient été voir leurs camarades et avaient indiqué le fourgon placé à la porte d’une maison où était logé le maréchal. Arrivé au point où nous descendions la rampe du rempart, afin de prendre la direction du camp où était le régiment, je me séparai du convoi funèbre, et je me décidai à suivre le nouveau chemin que l’on venait de m’enseigner, espérant atteindre bientôt le but de mes recherches.

Il n’y avait qu’un instant que je marchais seul, lorsque la maudite musique se fit encore entendre. Aussitôt je cesse de marcher, je lève la tête pour mieux écouter, et j’aperçois de la clarté devant moi. Je me dirige sur le point lumineux, mais le chemin va en descendant et la lumière disparaît. Je n’en continue pas moins à marcher, mais, au bout d’un instant, arrêté par un mur, je suis forcé de revenir sur mes pas ; je tourne à droite, à gauche ; je me trouve, enfin, dans une rue, et au milieu de maisons en ruines. Je continue à marcher à grands pas, toujours guidé par la musique. Arrivé à l’extrémité de la rue, je vois un édifice éclairé ; c’est de là que viennent les sons graves qui continuent toujours. Je marche directement dessus, et, après avoir tourné plusieurs fois, je me trouve arrêté par une petite muraille qui semble servir d’enceinte à l’édifice que je reconnais pour une église.

Ne voulant pas me fatiguer davantage à chercher l’entrée, je me décide à escalader la muraille et pour m’assurer qu’elle n’est pas assez haute, je sonde de l’autre côté avec mon fusil. Voyant qu’il n’y avait pas plus de trois à quatre pieds de haut, je monte dessus et je saute de l’autre côté. Mes pieds ayant rencontré quelque chose de bombé, je tombe sur mes genoux ; je me relève sans m’être fait mal, je fais encore quelques pas et je sens que le terrain n’est pas égal. Pour ne pas tomber, je m’appuie sur mon fusil. Je m’aperçois, bientôt que je suis au milieu de plus de deux cents cadavres à peine recouverts de neige. Pendant que j’avance en trébuchant, appuyé sur mon fusil, et que mes pieds s’enfoncent et sont quelquefois tenus entre les jambes et les bras de ceux sur lesquels je marche, et qui semblent arrangés avec symétrie, afin de faire place à d’autres, des chants lugubres se font entendre. Il me semble que c’est l’office des morts. Les paroles de Beloque me reviennent à la mémoire ; une sueur me prend, je ne sais plus ce que je fais, ni où je vais. Je me trouve, je ne sais comment, appuyé contre le derrière du chœur de l’église.

Revenu un peu à moi en dépit du tintamarre diabolique qui continue, je marche, appuyé d’une main contre le mur, et je me trouve à la porte que je vois ouverte et par où une fumée épaisse sort. J’entre et je me trouve au milieu d’individus que je prends pour des ombres, tant il y a de fumée. Ces individus continuent à chanter et d’autres à jouer des orgues. Tout à coup, une grande flamme s’échappe, la fumée se dissipe ; je regarde où je suis et avec qui ; un des chanteurs s’approche de moi et s’écrie : « C’est mon sergent ! » Il m’avait reconnu à ma peau d’ours, et, à mon tour, je reconnais des soldats de la compagnie ; que l’on juge de ma surprise en les voyant dans cet état de gaîté ! J’allais leur faire des questions, lorsque l’un d’eux s’approche et me présente de l’eau-de-vie, plein un vase en argent. Alors je devine d’où vient leur gaîté : ils étaient tous en ribote !

Un qui l’était moins que les autres me conta qu’en arrivant, ils avaient été à la corvée, et qu’en passant où il y avait encore quelques maisons, ils avaient vu sortir d’une cave deux hommes portant une lanterne, qu’ils avaient reconnus pour des juifs ; que, de suite, ils s’étaient concertés pour y revenir faire une visite après la distribution des vivres, afin de voir s’ils n’y trouveraient rien à manger, et ensuite passer la nuit dans cette église, qu’ils avaient remarquée ; qu’en effet ils étaient revenus et avaient trouvé, dans la cave, une barrique d’eau-de-vie, un sac de riz et un peu de biscuit, ainsi que dix capotes ou pelisses garnies de fourrures, et des bonnets, entre autres celui du rabbin. Comme ils s’étaient affublés de tout cela, je les avais pris, en entrant, pour ce qu’ils n’étaient pas. Avec eux se trouvaient plusieurs musiciens du régiment qui, un peu en train, s’étaient mis à jouer des orgues ; ainsi s’expliquaient les sons harmonieux qui m’avaient si fort intrigué.

Ils me donnèrent du riz, quelques petits morceaux de biscuit et le bonnet du rabbin, garni d’une superbe fourrure de renard noir. Je mis le riz précieusement dans mon sac. Tant qu’au bonnet, je le mis sur la tête et, voulant me reposer, je mis, devant le feu, une planche sur laquelle je me couchai. À peine avais-je la tête sur mon sac, que nous entendîmes, du côté de la porte, crier et jurer ; nous fûmes voir ce qu’il pouvait y avoir. C’étaient six hommes conduisant une voiture attelée d’un mauvais cheval, chargée de plusieurs cadavres qu’ils venaient déposer derrière l’église pour faire nombre avec ceux sur lesquels j’avais marché, la terre étant trop dure pour y faire des trous, et la gelée les conservant provisoirement. Ils nous dirent que, si cela continuait, l’on ne saurait plus où les placer, car toutes les églises servaient d’hôpitaux et étaient remplies de malades à qui il était impossible de donner des soins ; qu’il n’y avait plus que celle où nous étions où il n’y avait personne et où, depuis quelques jours, ils déposaient les morts ; que, depuis le moment où la tête de colonne de la Grande armée avait commencé à paraître, ils ne pouvaient suffire aux transports des hommes qui mouraient un instant après leur arrivée. Après ces explications je fus me recoucher ; les infirmiers, car c’en était, demandèrent à passer le reste de la nuit avec nous, afin d’attendre le jour pour déposer leur charge auprès des autres ; ils dételèrent leur cheval et le firent entrer dans l’église.

Je dormis assez bien le reste de la nuit, quoique réveillé souvent par le picotement de la vermine. Depuis que j’étais infecté, je ne l’avais pas encore sentie comme dans ce moment ; cela se conçoit, car, couchant au grand air, ils ne bougeaient pas ; mais là où j’étais, il faisait assez chaud ; ils en profitaient pour me manger.

Il n’était pas encore jour, lorsque je fus réveillé par les cris d’un malheureux musicien qui venait de se casser la jambe en descendant les escaliers qui conduisaient aux orgues, où il avait dormi. Ceux qui étaient en bas avaient, pendant la nuit, enlevé une partie des marches pour faire du feu et se chauffer, de manière que le pauvre diable, en descendant, fit une chute qui le mit dans un état à ne pouvoir marcher de sitôt ; il est probable qu’il ne sera jamais revenu.

Lorsque je fus réveillé, je trouvai presque tous les soldats occupés de faire rôtir de la viande au bout de la lame de leur sabre. En attendant que la soupe fût cuite, je leur demandai où ils avaient eu de la viande, ou si l’on avait fait une distribution. Ils me répondirent que non, que c’était la viande du cheval de la voiture des morts, qu’ils avaient tué, pendant que les infirmiers étaient en train de dormir ; ils avaient bien fait, il fallait vivre.

Une heure après, lorsque déjà un bon quart du cheval était mangé, un des croque-morts en prévint ses camarades qui tempêtèrent contre nous et nous menacèrent de porter leurs plaintes au directeur en chef des hôpitaux. Nous continuâmes à manger en leur répondant que c’était fâcheux qu’il fût si maigre ou qu’il n’y en eût pas une demi-douzaine pour en faire une distribution au régiment. Ils partirent en nous menaçant, et, pour se venger, ils versèrent les sept cadavres dont leur voiture était chargée, à l’entrée de la porte, de manière que nous ne pouvions sortir ni rentrer sans marcher dessus.

Ces infirmiers, qui n’avaient pas fait la campagne, et à qui jamais rien n’avait manqué, ne savaient pas que, depuis plusieurs jours, nous mangions les chevaux qui nous tombaient sous la main.

Il était 7 heures, lorsque je me disposai à partir pour retourner où était le régiment. Je commençai par prévenir les hommes, au nombre de quatorze, qu’il fallait se réunir et arriver ensemble et en ordre. Avant, nous nous mîmes à manger une bonne soupe au riz, faite avec le bouillon de viande de cheval. Après cela, leur ayant fait mettre sur le dos le sac où ils avaient enfermé leurs grandes pelisses de juifs, nous sortîmes de l’église qui commençait déjà à se remplir de nouveaux venus, malheureux et autres, qui avaient passé la nuit comme ils avaient pu, et de beaucoup d’autres encore qui quittaient leurs régiments, espérant trouver mieux. La faim les faisait rôder dans tous les coins. En entrant, ils ne prenaient pas garde aux cadavres qui obstruaient le passage ; ils passaient dessus comme sur des pièces de bois, ils étaient aussi durs.

Lorsque je fus sur le chemin, je proposai à mes hommes, à qui je contai mon aventure de la cave, d’y venir faire une visite ; ma proposition fut acceptée. Nous en trouvâmes facilement le chemin, car nous avions, pour premier guide, l’homme que Beloque avait laissé mort, ensuite le dragon sur lequel j’étais tombé, et que nous retrouvâmes avec son manteau et sa chaussure de moins. Après avoir passé le fond où étaient les affûts de canon, et où j’avais failli m’endormir, nous arrivâmes à l’endroit où j’avais fait mes remarques dans la neige. Ayant descendu la rampe moins vite que la veille, j’arrivai à la porte que nous trouvâmes fermée. Nous frappâmes, mais personne ne répondit. Elle fut enfoncée de suite, mais les oiseaux étaient envolés ; nous n’y trouvâmes qu’un seul individu, tellement ivre qu’il ne pouvait parler. Je le reconnus pour l’Allemand qui avait voulu me mettre à la porte. Il était enveloppé d’une grosse capote de peau de mouton qu’un musicien du régiment lui enleva, malgré tout ce qu’il put faire pour la défendre. Nous y trouvâmes plusieurs portemanteaux et une malle ; tout cela avait été volé pendant la nuit, mais tout était vide, ainsi que la barrique que le soldat badois avait apportée et que nous reconnûmes pour avoir contenu du genièvre.

Avant de reprendre le chemin du camp, je considérai la position où j’étais et je vis avec surprise que, pendant la nuit, j’avais beaucoup marché sans avoir fait beaucoup de chemin : je n’avais fait que tourner autour de l’église.

Nous retournâmes au camp. Chemin faisant, je rencontrai plusieurs hommes du régiment, que je réunis à ceux qui étaient avec moi. Un instant après, j’aperçus de loin un sous-officier du régiment, que je reconnus de suite à son sac blanc pour celui que je cherchais, Grangier. Je l’avais déjà embrassé qu’il ne m’avait pas encore reconnu, tant j’étais changé. Nous nous cherchions l’un et l’autre, car il me dit que, depuis la veille, une heure après l’arrivée du régiment, il avait été à l’endroit où il était pour me chercher, mais que personne n’avait pu lui dire où j’étais et que, si j’avais eu la patience d’attendre, il m’aurait conduit où il était logé, car il m’attendait avec une bonne soupe pour me restaurer et de la paille pour me coucher. Il me suivit jusqu’au camp, où j’arrivai en ordre avec dix-neuf hommes. Un instant après, Grangier me fit signe ; je le suivis, il ouvrit son sac et en tira un morceau de viande de bœuf cuit qu’il avait, me dit-il, réservé pour moi, ainsi qu’un morceau de pain de munition.

Il y avait vingt-trois jours que je n’en avais mangé, aussi je le dévorai. Ensuite il me demanda des nouvelles d’un de ses pays qu’on lui avait dit être dangereusement malade ; tout ce que je pus lui dire, c’est qu’il était entré en ville, mais que, puisqu’il ne l’avait pas vu où était le régiment, il nous fallait aller voir à la porte de la ville par où nous étions entrés ; que là, nous pourrions peut-être avoir quelques renseignements, car beaucoup de malades, n’ayant pu monter la rampe de glace pour aller où était le régiment, étaient restés au poste du Badois ou dans les environs. Nous y allâmes de suite.

Il n’y avait qu’un instant que nous marchions, lorsque nous arrivâmes au dragon ; pour cette fois, on l’avait mis presque nu, probablement pour s’assurer s’il n’avait pas une ceinture avec de l’argent. Je lui montrai la cave, et nous arrivâmes à la porte où nous fûmes saisis par la quantité de morts que nous y vîmes ; près du poste du Badois étaient quatre hommes de la Garde, morts pendant la nuit, et dont l’officier de poste avait empêché qu’on les dépouillât ; il nous dit aussi que, dans son corps de garde, il y en avait encore deux qu’il croyait de la Garde ; nous y entrâmes pour les voir ; ils étaient sans connaissance : le premier était un chasseur, le second, qui avait la figure cachée avec un mouchoir, était de notre régiment. Grangier, lui ayant découvert la figure, fut on ne peut plus surpris en reconnaissant celui qu’il cherchait. Nous nous empressâmes, comme nous pûmes, de le secourir ; nous lui ôtâmes son sabre et sa giberne qu’il avait encore sur lui, ainsi que son col, et nous tachâmes de lui faire avaler quelques gouttes d’eau-de-vie ; il ouvrit les yeux sans nous reconnaître et, un instant après, il expira dans mes bras. Nous ouvrîmes son sac ; nous y trouvâmes une montre, ainsi que différents petits objets que Grangier renferma afin de les envoyer comme souvenir à sa famille, s’il avait le bonheur de revoir la France, car il était du même endroit que lui ; tant qu’au chasseur, après l’avoir mis dans la meilleure position possible, nous l’abandonnâmes à sa malheureuse destinée. Que pouvions-nous faire ?

Grangier me conduisit à son poste ; un instant après, il fut relevé par les chasseurs ; avant de partir, nous n’oubliâmes pas de leur recommander l’homme de leur régiment que nous venions de quitter. Le sergent envoya de suite quatre hommes pour le prendre : il sera probablement mort en arrivant, car tous ceux qui se trouvaient dans cette position mouraient de suite, comme s’ils eussent été asphyxiés.

Nous retournâmes au régiment, où nous passâmes le reste de la journée à mettre nos armes en bon état, à nous chauffer et à causer. Pendant la journée, nous tuâmes plusieurs chevaux que nos hommes nous amenèrent et que nous partageâmes ; l’on fit aussi une petite distribution de farine de seigle et d’un peu de gruau, dans lequel se trouvaient presque autant de paille et de grains de seigle.

Le lendemain, à quatre heures du matin, l’on nous fit prendre les armes pour nous porter en avant à un quart de lieue de la ville, où, malgré un froid rigoureux, nous restâmes en bataille jusqu’au grand jour. Les jours suivants, nous fîmes de même, car l’armée russe manœuvrait sur notre gauche.

Il y avait déjà trois jours que nous étions à Smolensk, que nous ne savions pas si nous devions rester dans cette position, ou si nous devions continuer notre retraite. Rester, disait-on, c’est impossible. Alors pourquoi ne pas partir, plutôt que de rester dans une ville où il n’y avait pas de maisons pour nous abriter et pas de vivres pour nous nourrir ? Le quatrième jour, en revenant, comme les jours précédents, de la position du matin, et comme nous étions près d’arriver à notre bivac, j’aperçus un officier d’un régiment de ligne, couché devant un feu ; près de lui étaient quelques soldats ; nous nous regardâmes, quelque temps, comme deux hommes qui s’étaient quelquefois vus et qui cherchaient à se reconnaître sous les haillons dont nous étions couverts et la crasse de ma figure. Je m’arrête, lui se lève et, s’approchant de moi, il me dit : « Je ne me trompe pas ? — Non », lui dis-je. Nous nous étions reconnus, et nous nous embrassâmes sans avoir prononcé nos noms.

C’était Beaulieu[2], mon camarade de lit aux vélites, lorsque nous étions à Fontainebleau. Combien nous nous trouvâmes changés, et misérables ! Je ne l’avais pas vu depuis la bataille de Wagram, époque où il avait quitté la Garde pour passer officier dans la ligne, avec d’autres vélites. Je lui demandai où était son régiment ; pour toute réponse, il me montra l’aigle au milieu d’un faisceau d’armes ; ils étaient encore trente-trois ; il était le seul officier, avec le chirurgien-major ; des autres, la plus grande partie avait péri dans les combats, mais plus de la moitié étaient morts de misère et de froid ; quelques-uns étaient égarés.

Lui, Beaulieu, était capitaine ; il me dit qu’il avait l’ordre de suivre la Garde. Je restai encore quelque temps avec lui, et, comme il n’avait pas de vivres, nous partageâmes en frères le riz que j’avais reçu des hommes rencontrés dans l’église, la nuit de notre arrivée. C’était la plus grande preuve d’amitié que l’on puisse donner à un camarade dans une situation où, pour de l’or, l’on ne pouvait rien trouver.

Le 14 au matin, l’Empereur partit de Smolensk avec les régiments de grenadiers et de chasseurs ; nous les suivîmes, quelque temps après, en faisant l’arrière-garde, laissant derrière nous les corps d’armée du prince Eugène, Davoust et Ney réduits à peu de monde ; en sortant de la ville, nous traversâmes le Champ sacré, appelé ainsi par les Russes. Un peu plus loin de Korouïtnia[3] se trouve un ravin assez profond et encaissé ; étant obligés de nous arrêter afin de donner le temps à l’artillerie de le traverser, je cherchai Grangier, ainsi qu’un autre de mes amis, à qui je proposai de le traverser et de nous porter en avant pour ne pas nous geler à attendre ; étant, de l’autre côté, forcés de nous arrêter encore, nous remarquâmes trois hommes autour d’un cheval mort ; deux de ces hommes étaient debout et semblaient ivres, tant ils chancelaient. Le troisième, qui était un Allemand, était couché sur le cheval. Ce malheureux, mourant de faim et ne pouvant en couper, cherchait à mordre dedans ; il finit par expirer dans cette position, de froid et de faim. Les deux autres, qui étaient deux hussards, avaient la bouche et les mains ensanglantées ; nous leur adressâmes la parole, mais nous ne pûmes en obtenir aucune réponse : ils nous regardèrent avec un rire à faire peur, et, se tenant le bras, ils allèrent s’asseoir près de celui qui venait de mourir, où, probablement, ils finirent par s’endormir pour toujours.

Nous continuâmes à marcher sur le côté de la route, afin de gagner la droite de la colonne et, de là, attendre notre régiment près d’un feu abandonné, si toutefois nous avions le bonheur d’en trouver. Nous rencontrâmes un hussard, je crois qu’il était du 8e régiment, luttant contre la mort, se relevant et tombant aussitôt. Malgré le peu de moyens que nous avions de donner des secours, nous avançâmes pour le secourir, mais il venait de tomber pour ne plus se relever. Ainsi, à chaque instant, l’on était obligé d’enjamber au-dessus des morts et des mourants.

Comme nous continuions toujours, quoique avec beaucoup de difficulté, à marcher sur la droite de la route, pour dépasser les convois, nous vîmes un soldat de la ligne assis contre un arbre où il y avait un petit feu : il était occupé à faire fondre de la neige dans une marmite, afin d’y faire cuire le foie et le cœur d’un cheval qu’il avait éventré. Il nous dit que, n’ayant pu en couper de la viande, il avait, avec sa baïonnette, fait un trou au ventre, d’où il avait tiré ce qu’il allait faire cuire.

Comme nous avions du riz et du gruau, nous lui proposâmes de nous prêter sa marmite pour en faire cuire, et que nous le mangerions ensemble. Il accepta avec plaisir. Ainsi, avec du riz et du gruau où il y avait autant de paille, nous fîmes une soupe que nous assaisonnâmes avec un morceau de sucre que Grangier avait dans son sac, ne voulant pas la saler avec de la poudre, car nous n’avions pas de sel. Pendant que notre soupe cuisait, nous nous occupâmes à faire cuire, au bout de nos sabres, des morceaux de foie et les rognons du cheval, que nous trouvâmes délicieux. Lorsque notre riz fut à moitié cuit, nous le mangeâmes, et nous rejoignîmes le régiment qui nous avait déjà dépassés. Le même jour, l’Empereur coucha à Korouïtnia, et nous un peu en arrière, dans un bois.

Le lendemain, l’on se mit en route de grand matin, pour atteindre Krasnoé, mais, avant d’arriver à cette ville, la tête de la colonne impériale fut arrêtée par vingt-cinq mille Russes qui barraient la route. Les premiers de l’armée qui les aperçurent étaient des hommes isolés qui, aussitôt, se replièrent sur les premiers régiments de la Garde, mais la plus grande partie, moins intimidée ou plus valide, se réunit et fit face à l’ennemi. Il y eut quelques hommes insouciants ou malheureux qui, sans s’en apercevoir, furent se jeter au milieu d’eux.

Les grenadiers et les chasseurs de la Garde s’étant formés en colonnes serrées par division, s’avancèrent de suite sur la masse des Russes qui, n’osant pas les attendre, se retirèrent et laissèrent le passage libre ; mais ils prirent position sur les hauteurs à gauche de la route et tirèrent quelques volées de coups de canon. Au bruit du canon, et comme nous étions en arrière, nous doublâmes le pas et nous arrivâmes au moment où l’on menait quelques pièces en batterie pour les chasser. Aussi, aux premiers coups que l’on tira, on les vit disparaître derrière les hauteurs, et nous continuâmes à marcher.

Dans cette circonstance, il s’est passé un fait que je ne dois pas passer sous silence, et dont j’ai eu connaissance pour en avoir entendu parler, mais différemment conté, et même écrit.

L’on a dit qu’au moment où l’on aperçut les Russes, les premiers régiments de la Garde se groupèrent, ainsi que l’état-major, autour de l’Empereur, et que, de cette manière, l’on marcha comme si l’ennemi ne fût pas devant nous ; que la musique joua l’air :

Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?


et que l’Empereur interrompit la musique en ordonnant de jouer :

Veillons au salut de l’Empire !


Le fait que l’on rapporte s’est bien passé, mais d’une manière toute différente, car c’est à Smolensk même que la chose s’était passée. Je crois ne pas me tromper en disant que c’est le jour même de notre départ de cette ville que j’en ai entendu parler.

Le prince de Neufchâtel, alors ministre de la guerre, voyant que l’Empereur ne donnait pas d’ordre de départ et l’inquiétude de toute l’armée à cet égard, vu l’impossibilité de rester dans une aussi triste position, réunit quelques musiciens et leur ordonna de jouer, sous les croisées de la maison où l’Empereur était logé, l’air :

Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?


À peine avait-on commencé, que l’Empereur se montra sur le balcon, et qu’il commanda de jouer :

Veillons au salut de l’Empire !


que les musiciens exécutèrent tant bien que mal, malgré leur misère.

Un instant après, l’ordre du départ fut donné pour le lendemain matin. Comment croire que les malheureux musiciens, en supposant même qu’ils se fussent trouvés à la droite du régiment, chose que l’on ne voyait plus depuis le commencement de nos désastres, eussent été capables de souffler dans leurs instruments ou de faire aller leurs doigts, dont une partie les avaient gelés ? Mais, à Smolensk, la chose était plutôt possible, parce qu’il y avait du feu et que l’on se chauffait.

Deux heures après la rencontre des Russes, l’Empereur arrive à Krasnoé, avec les premiers régiments de la Garde, notre régiment et les fusiliers-chasseurs. Nous bivaquâmes en arrière de la ville ; en arrivant, je fus commandé de garde avec quinze hommes, chez le général Roguet, qui était logé en ville, dans une mauvaise maison couverte en chaume. J’établis mon poste dans une écurie, m’estimant très heureux de passer la nuit à couvert et près d’un feu que nous venions d’allumer ; mais il en fut tout autrement.

Pendant que nous étions dans Krasnoé et autour, l’armée russe, forte, dit-on, de quatre-vingt-dix mille hommes, nous entourait, car devant nous, à droite, à gauche et derrière, ce n’était que Russes qui croyaient, probablement, faire bon marché de nous. Mais l’Empereur voulut leur faire sentir que la chose n’était pas aussi facile qu’ils le pensaient, car, si nous étions malheureux, mourants de faim et de froid, il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait : l’honneur et le courage. Aussi l’Empereur, fatigué de se voir suivre par cette nuée de barbares et de sauvages, résolut de s’en débarrasser.

Le soir de notre arrivée, le général Roguet reçut l’ordre d’attaquer, pendant la nuit, avec une partie de la Garde, les régiments de fusiliers-chasseurs, grenadiers, voltigeurs et tirailleurs : à onze heures du soir, l’on envoya quelques détachements, afin de faire une reconnaissance et de bien s’assurer de la position de l’ennemi, qui occupait deux villages devant lesquels il avait établi son camp, et dont on connut la direction par la position de leurs feux ; il est probable qu’il craignait quelque chose, car, lorsque nous fûmes l’attaquer, une partie était déjà en mesure de nous recevoir.

Il pouvait être une heure du matin lorsque le général vint me dire, avec son accent gascon : « Sergent, vous allez laisser ici un caporal et quatre hommes pour garder mon logement et le peu d’effets qu’il me reste ; vous, retournez au camp rejoindre le régiment avec votre garde ; tout à l’heure, nous aurons de la besogne ! »

Je le dirai franchement, cet ordre ne me fit pas plaisir ; ce n’était certainement pas la crainte de me battre, mais c’était la peine que j’avais de perdre quelques moments de repos, dont j’avais tant besoin.

Lorsque j’arrivai au camp, chacun était déjà occupé à préparer ses armes ; je les trouvai disposés à bien se battre ; plusieurs me dirent qu’ils espéraient trouver une fin à leurs souffrances, car il leur était impossible de résister davantage.

Il était deux heures lorsque le mouvement commença ; nous nous mîmes en marche sur trois colonnes : les fusiliers-grenadiers, dont je faisais partie, et les fusiliers-chasseurs formaient celle du centre ; les tirailleurs et voltigeurs celles de droite et de gauche. Il faisait un froid comme les jours précédents ; nous marchions avec peine, au milieu des terres, dans la neige jusqu’aux genoux. Après une demi-heure de marche, nous nous trouvâmes au milieu des Russes, dont une partie avait pris les armes, car une grande ligne d’infanterie était sur notre droite, et à moins de quatre-vingts pas, faisant sur nous un feu meurtrier ; leur grosse cavalerie, composée de cuirassiers habillés de blanc, portant cuirasse noire, était sur notre gauche, à une pareille distance, hurlant comme des loups pour s’exciter les uns les autres, mais n’osant nous aborder, et leur artillerie, au centre, tirant à mitraille. Cela n’arrêta pas notre marche, car, malgré leurs feux et le nombre d’hommes qui tombaient chez nous, nous les abordâmes au pas de charge et nous entrâmes dans leur camp, où nous fîmes un carnage affreux à coups de baïonnettes.

Ceux qui étaient plus éloignés avaient eu le temps de prendre les armes et de venir au secours des premiers. Alors, un autre genre de combat commença, car ils mirent le feu à leur camp et aux deux villages. Nous pûmes nous battre à la lueur de l’incendie. Les colonnes de droite et de gauche nous avaient dépassés et étaient entrées dans le camp ennemi par les extrémités, tandis que notre colonne entrait par le centre.

J’oubliais de dire qu’au moment où nous battions la charge, et que la tête de notre colonne enfonçait les Russes, en mettant leur camp en déroute, nous rencontrâmes, étendus sur la neige, plusieurs centaines de Russes que l’on crut morts ou dangereusement blessés. Nous les dépassâmes, mais, à peine fûmes-nous au-dessus, qu’ils se relevèrent avec leurs armes ; ils firent feu, de manière que nous fûmes obligés de faire demi-tour pour nous défendre. Malheureusement pour eux, un bataillon qui faisait l’arrière garde et qu’ils n’avaient pu apercevoir, arriva. Ils furent pris entre deux feux ; en moins de cinq minutes, plus un n’existait : c’est une ruse de guerre dont les Russes se servent souvent, mais là, elle ne réussit pas.

Le premier qui tomba chez nous, lorsque nous marchions en colonne, fut le malheureux Beloque, celui qui, à Smolensk, m’avait prédit sa mort. Il fut atteint d’une balle à la tête et tué sur le coup ; il était l’ami de tous ceux qui le connaissaient, et, malgré l’indifférence que nous avions pour tout, et même pour nous, Beloque fut généralement regretté de ses camarades.

Lorsque nous eûmes traversé le camp des Russes, et abordé le village, après les avoir forcés à jeter une partie de leur artillerie dans un lac, un grand nombre de leurs fantassins s’étaient retirés dans les maisons, dont une partie était en flammes. C’est là où nous nous battîmes avec acharnement et corps à corps. Le carnage fut terrible ; nous étions divisés ; chacun se battait pour son compte. Je me trouvais près de notre colonel, le plus ancien colonel de France, qui avait fait les campagnes d’Égypte. Il était, dans ce moment, conduit par un sapeur qui le soutenait en le tenant par le bras ; près de lui était aussi l’adjudant-major Roustan ; nous nous trouvions à l’entrée d’une espèce de ferme où beaucoup de Russes s’étaient retirés et étaient bloqués par des hommes de notre régiment ; ils n’avaient, pour toute retraite, qu’une issue dans la grande cour, mais fermée par une barrière qu’ils étaient obligés d’escalader.

Pendant ce combat isolé, je remarquai, dans la cour, un officier russe monté sur un cheval blanc, frappant à coups de plat de sabre sur ses soldats qui se pressaient de fuir en voulant sauter la barrière, et ne lui laissaient aucun moyen de se sauver. Il finit cependant par se rendre maître du passage, mais, au moment où il allait sauter de l’autre côté, son cheval fut atteint d’une balle et tomba sous lui, de manière que le passage devint difficile. Alors les soldats russes furent forcés de se défendre. Des ce moment, le combat devint plus acharné. À la lueur des flammes, ce n’était plus qu’une vraie boucherie. Russes, Français étaient les uns sur les autres, dans la neige, se tuant à bout portant.

Je voulus courir sur l’officier russe qui s’était dégagé de dessous son cheval, et qui cherchait, aidé de deux soldats, à se sauver en passant la barrière ; mais un soldat russe m’arrêta à deux pas du bout du canon de son fusil, et fit feu ; probablement qu’il n’y eut que l’amorce qui brûla, car, si le coup avait parti, c’en était fait de moi ; sentant que je n’étais pas blessé, je me retirai à quelques pas de mon adversaire qui, pensant que j’étais dangereusement blessé, rechargeait tranquillement son arme. L’adjudant-major Roustan, qui se trouvait près du colonel et m’avait vu en danger, courut sur moi et, me prenant dans ses bras, me dit : « Mon pauvre Bourgogne, n’êtes-vous pas blessé ? — Non, lui répondis-je. — Alors ne le manquez pas ! » C’était bien ma pensée. En supposant que mon fusil manquât (chose qui arrivait souvent, à cause de la neige), j’aurais couru dessus avec ma baïonnette. Je ne lui donnai pas le temps de finir de recharger, qu’une balle l’avait déjà traversé. Quoique blessé mortellement, il ne tomba pas sur le coup ; il recula en chancelant, et en me regardant d’un air menaçant, sans lâcher son arme, et alla tomber sur le cheval de l’officier qui se trouvait contre la barrière. L’adjudant-major, passant près de lui, lui porta un coup de sabre dans le côté qui accéléra sa chute ; au même instant, je revins près du colonel que je trouvai abîmé de fatigue, n’ayant plus la force de commander ; il n’avait près de lui que son sapeur. L’adjudant-major arriva avec son sabre ensanglanté, en nous disant que, pour traverser la mêlée et rejoindre le colonel, il avait été obligé de se faire jour à coups de sabre, mais qu’il arrivait avec un coup de baïonnette dans la cuisse droite. Dans ce moment, le sapeur qui soutenait le colonel fut atteint d’une balle dans la poitrine. Le colonel, s’en étant aperçu, lui dit : « Sapeur, vous êtes blessé ? — Oui, mon colonel », répond le sapeur, et, prenant la main du colonel, il lui fit sentir sa blessure en lui mettant son doigt dans le trou et en lui disant : « Ici, mon colonel ! — Alors, retirez-vous ! » Le sapeur lui répondit qu’il avait encore assez de force pour le soutenir ou mourir avec lui, ou seul à côté de lui, s’il le fallait : « Après tout, reprit l’adjudant-major, où irait-il ? Se jeter dans un parti ennemi ! Nous ne savons où nous sommes, et je vois bien que, pour nous reconnaître, nous serons obligés d’attendre le jour en combattant ! »

Effectivement, nous étions tout à fait désorientés, à cause de la lueur de l’incendie ; le régiment se battait sur plusieurs points et par pelotons.

Il n’y avait pas cinq minutes que le sapeur était blotti, que les Russes qui étaient dans la ferme et que nous tenions étroitement bloqués, se voyant sur le point d’être brûlés, voulurent se rendre : un sous-officier blessé vint au milieu d’une grêle de balles en faire la proposition. Alors, l’adjudant-major m’envoya commander que l’on cessât le feu : « Cesser le feu ! Me répondit un soldat de notre régiment, qui était blessé ; cessera qui voudra, mais, puisque je suis blessé et que, probablement, je périrai, je ne cesserai de tirer que lorsque je n’aurai plus de cartouches ! »

En effet, blesse comme il l’était d’un coup de balle qui lui avait cassé la cuisse, et assis sur la neige qu’il rougissait de son sang, il ne cessa de tirer et même de demander des cartouches aux autres. L’adjudant-major, voyant que ses ordres n’étaient pas exécutés, vint lui-même, disait-il, de la part du colonel. Mais nos soldats, qui se battaient en désespérés, ne l’entendirent pas et continuèrent. Les Russes, voyant qu’il n’y avait plus pour eux aucun espoir de salut, et n’ayant plus, probablement, de munitions pour se défendre, essayèrent de sortir en masse du corps de bâtiment où ils s’étaient retirés et où ils commençaient à rôtir, mais nos hommes les forcèrent d’y rentrer. Un instant après, n’y pouvant plus tenir, ils firent une nouvelle tentative, mais à peine quelques hommes furent-ils dans la cour, que le bâtiment s’écroula sur le reste, où peut-être plus de quarante périrent dans les flammes ; ceux qui étaient sortis ne furent pas plus heureux.

Après cette scène, nous ramassâmes nos blessés et nous nous réunîmes autour du colonel avec nos armes chargées, en attendant le jour. Pendant ce temps, ce n’était qu’un bruit, autour de nous, de coups de fusil de ceux qui combattaient encore sur d’autres points ; à cela étaient mêlés les cris des blessés et les plaintes des mourants. Rien d’aussi triste qu’un combat de nuit, où souvent il arrive des méprises bien funestes.

Nous attendîmes le jour dans cette position. Lorsqu’il parut, nous pûmes nous reconnaître et juger du résultat du combat : tout l’espace que nous avions parcouru était jonché de morts et de blessés. Je reconnus celui qui avait voulu me tuer : il n’était pas mort ; la balle lui avait traversé le côté, indépendamment du coup de sabre que l’adjudant-major lui avait donné. Je le fis mettre dans une position meilleure que celle où il était, car le cheval blanc de l’officier russe, près duquel il avait été tomber, et qui se débattait, pouvait lui faire mal.

L’intérieur des maisons du village où nous étions, je ne sais si c’est Kircova ou Malierva, ainsi que le camp des Russes et les environs, étaient couverts de cadavres dont une partie étaient à demi brûlés. Notre chef de bataillon, M. Gilet, eut la cuisse cassée d’une balle, dont il mourut peu de jours après. Les tirailleurs et voltigeurs perdirent plus de monde que nous ; dans la matinée, je rencontrai le capitaine Débonnez, qui était du même endroit que moi, et qui commandait une compagnie des voltigeurs de la Garde ; il venait s’informer s’il ne m’était rien arrivé ; il me conta qu’il avait perdu le tiers de sa compagnie, plus son sous-lieutenant qui était un vélite, et son sergent-major qui furent tués des premiers.

Par suite de ce combat meurtrier, les Russes se retirèrent de leurs positions, sans cependant s’éloigner, et nous restâmes sur le champ de bataille pendant toute la journée et la nuit du 16 au 17, pendant lesquelles nous fûmes toujours en mouvement. À chaque instant, pour nous tenir en haleine, l’on nous faisait prendre les armes ; nous étions toujours sur le qui-vive, sans pouvoir nous reposer, ni même nous chauffer.

À la suite d’une de ces prises d’armes, et au moment où tous les sous-officiers, nous étions réunis, causant de nos misères et du combat de la nuit précédente, l’adjudant-major Delaitre, l’homme le plus méchant et le plus cruel que j’aie jamais connu, faisant le mal pour le plaisir de le faire, vint se mêler à notre conversation et, chose étonnante, commença par s’apitoyer sur la fin tragique de Beloque dont nous déplorions la perte : « Pauvre Beloque ! disait-il, je regrette beaucoup de lui avoir fait de la peine ! » Une voix, je n’ai jamais pu savoir qui, vint me dire à l’oreille, assez haut pour être entendu de plusieurs : « Il va bientôt mourir ! » Il semblait regretter le mal qu’il avait fait à tous ceux qui étaient sous ses ordres et principalement à nous, les sous-officiers ; il n’y en avait pas un dans le régiment qui n’eût voulu le voir enlever d’un coup de boulet, et il n’avait pas d’autre nom que Pierre le Cruel.

Le 17 au matin, à peine s’il faisait jour, que nous prîmes les armes et, après nous être formés en colonnes serrées par division, nous nous mîmes en marche pour aller prendre position sur le bord de la route, du côté opposé au champ de bataille que nous venions de quitter.

En arrivant, nous aperçûmes une partie de l’armée russe devant nous, sur une éminence, et adossée à un bois. Aussitôt, nous nous déployâmes en ligne pour leur faire face. Nous avions notre gauche appuyée contre un ravin qui traversait la route et à qui nous tournions le dos ; ce chemin, qui était creux et dominé par les côtés, pouvait abriter et garantir du feu de l’ennemi ceux qui y étaient. Notre droite était formée par les fusiliers-chasseurs, ayant la tête de leur régiment à une portée de fusil de la ville. Devant nous, à deux cent cinquante pas, était un régiment de la Jeune Garde, premier voltigeur, en colonne serrée par division, commandé par le colonel Luron. Plus loin en avant, et sur notre droite, étaient les vieux grenadiers et chasseurs, dans le même ordre, c’est-à-dire, ainsi que le reste de la Garde impériale, cavalerie et artillerie, qui n’avaient pas pris part au combat de la nuit du 15 au 16. Le tout était commandé par l’Empereur en personne, qui était à pied. S’avançant d’un pas ferme, comme au jour d’une grande parade, il alla se placer au milieu du champ de bataille, en face des batteries de l’ennemi.

Au moment où nous prenions position sur le bord de la route pour nous mettre en bataille et faire face à l’ennemi, je marchais avec deux de mes amis, Grangier et Leboude, derrière l’adjudant-major Delaitre, et, au moment où les Russes commençaient à nous apercevoir, leur artillerie, qui n’était pas éloignée à une demi-portée, nous lâcha sa première bordée. Le premier qui tomba fut l’adjudant-major Delaitre : un boulet lui coupa les deux jambes, juste au-dessus des genoux et de ses grandes bottes à l’écuyère ; il tomba sans jeter un cri, ni même pousser une plainte. Dans ce moment, il tenait son cheval par la bride, qu’il avait passée dans son bras droit, et marchait à pied. À peine fut-il tombé, que nous arrêtâmes, parce que, de la manière dont il était tombé, il barrait le petit chemin sur lequel nous marchions. Il fallait, pour continuer à marcher, enjamber au-dessus, et, comme je marchais après lui, je fus obligé de faire ce mouvement.

En passant, je l’examinai : il avait les yeux ouverts ; ses dents claquaient convulsivement les unes contre les autres. Il me reconnut et m’appela par mon nom. Je m’approchai pour l’écouter. Alors il me dit d’une voix assez haute, ainsi qu’aux autres qui le regardaient : « Mes amis, je vous en prie, prenez mes pistolets dans les arçons de la selle de mon cheval et brûlez-moi la cervelle ! » Mais personne n’osa lui rendre ce service, car, dans une semblable position, c’en était un. Sans lui répondre, nous passâmes en continuant notre chemin, et fort heureusement, car nous n’avions pas fait six pas, qu’une seconde décharge, probablement de la même batterie, vint abattre trois autres hommes parmi ceux qui nous suivaient et que l’on fit emporter de suite, ainsi que l’adjudant-major.

Depuis la pointe du jour, l’on voyait l’armée russe qui, de trois côtés, devant nous, à droite et derrière, avec son artillerie, faisait mine de vouloir nous entourer. Dans ce moment, un instant après que l’adjudant-major venait d’être tué, l’Empereur arriva ; nous venions de terminer notre mouvement : alors la bataille commença.

Avec son artillerie, l’ennemi nous envoyait des bordées terribles qui, à chaque fois, portaient la mort dans nos rangs. Nous n’avions, de notre côté, pour leur riposter, que quelques pièces qui, à chaque coup, faisaient aussi, chez eux, des brèches profondes ; mais une partie des nôtres fut bientôt démontée. Pendant ce temps, nos soldats recevaient la mort sans bouger ; nous fûmes dans cette triste position jusqu’à deux heures après midi.

Pendant la bataille, les Russes avaient envoyé une partie de leur armée prendre position sur la route au-delà de Krasnoé et nous couper la retraite, mais l’Empereur les arrêta en y envoyant un bataillon de la Vieille Garde.

Pendant que nous étions exposés au feu de l’ennemi et que nos forces diminuaient par la quantité d’hommes que l’on nous tuait, nous aperçûmes, derrière nous et un peu sur notre gauche, les débris du corps d’armée du maréchal Davoust, au milieu d’une nuée de Cosaques, qui n’osaient les aborder, et qu’eux dissipaient tranquillement, en marchant de notre côté. Je remarquai au milieu d’eux, lorsqu’ils étaient derrière nous et sur la route, la voiture du cantinier où étaient sa femme et ses enfants. Elle fut traversée par un boulet qui nous était destiné : au même instant, nous entendîmes des cris de désespoir jetés par la femme et les enfants, mais nous ne pûmes savoir s’il y avait eu quelqu’un de tué ou de blessé.

Au moment où les débris du maréchal Davoust passaient, les grenadiers hollandais de la Garde venaient d’abandonner une position importante que les Russes avaient aussitôt couverte d’artillerie, qui fut dirigée contre nous. De ce moment, notre position ne fut plus tenable. Un régiment, je ne me rappelle plus lequel, fut envoyé contre, mais il fut obligé de se retirer ; un autre régiment, le premier des voltigeurs, qui était devant nous, fit un mouvement à son tour, et arriva jusqu’au pied des batteries, mais aussitôt une masse de cuirassiers, les mêmes avec qui nous avions eu affaire dans la nuit du 15, et qui n’avaient pas osé nous charger, vinrent pour les arrêter. Alors ils se retirent un peu sur la gauche des batteries et presque en face de notre régiment, et se forment en carré ; à peine étaient-ils formés, que la cavalerie voulut les enfoncer, mais ils furent reçus, à bout portant, par une décharge que firent les voltigeurs, et qui en fit tomber un grand nombre. Le reste fit un demi-tour et se retira. Une seconde charge eut lieu ; elle eut le même sort, de manière que les faces du carré où les cuirassiers s’étaient présentés étaient couvertes d’hommes et de chevaux ; mais ils réussirent une troisième fois avec deux pièces de canon chargées à mitraille, qui écrasèrent le régiment. Alors ils entrèrent dans le carré et achevèrent le reste à coups de sabre : ces malheureux, presque tous jeunes soldats, ayant en partie les pieds et les mains gelés, ne pouvant plus faire usage de leurs armes pour se défendre, furent presque tous massacres.

Cette scène se passait devant nous, sans pouvoir leur porter secours ; onze hommes rentrèrent ; le reste fut tué, blessé ou prisonnier, et conduit à coups de sabre dans un petit bois qui était en face de nous ; le colonel lui-même[4], couvert de blessures, ainsi que plusieurs officiers, furent prisonniers.

J’oubliais de dire qu’au moment où nous nous mettions en bataille, le colonel avait commandé : « Drapeaux, guides généraux sur la ligne ! » que je me portai guide général de droite de notre régiment ; mais l’on oublia de nous faire rentrer et, comme j’avais pour principe de rester à mon poste, tel qu’il fût, je restai dans cette position, la crosse du fusil en l’air, pendant près d’une heure, et malgré les boulets à qui je pouvais servir de point de mire, je ne bougeais pas.

Pendant ce temps, et au moment où l’artillerie russe faisait le plus de ravage dans nos rangs, le colonel eut un pressant besoin (besoin naturel) ; la position et le lieu ne convenaient pas beaucoup pour une pareille besogne, mais, comme la chose pressait, il prit son parti et, se retirant à environ soixante pas du régiment, et le derrière tourné à l’ennemi, il acheva tranquillement son affaire. Si quelque chose le gênait, c’était le froid, mais pour les Russes à qui il servait de point de mire, cela ne l’inquiétait pas, quoiqu’il pouvait bien les voir, et c’est en se relevant de cette position qu’il commanda : « Drapeaux et guides généraux à vos places ! »

Il pouvait être deux heures, et déjà nous avions perdu le tiers de notre monde, mais les fusiliers-chasseurs avaient été plus maltraités que nous : étant plus rapprochés de la ville, ils étaient exposés à un feu plus meurtrier. Depuis une demi-heure, l’Empereur s’était retiré avec les premiers régiments de la Garde et en suivant la grande route ; il ne restait plus que nous sur le champ de bataille, et quelques pelotons de différents corps, faisant face à plus de cinquante mille hommes ennemis. Dans ce moment, le maréchal Mortier ordonne la retraite, et, aussitôt, nous commençons notre mouvement, en nous retirant et au pas, comme à une parade, et suivis de l’artillerie russe qui nous écrasait par sa mitraille. En nous retirant, nous entraînions avec nous ceux de nos camarades qui étaient le moins blessés.

Le moment où nous quittâmes le champ de bataille fut terrible et triste, car lorsque nos pauvres blessés virent que nous les abandonnions au milieu d’un champ de mort, et entourés d’ennemis, surtout ceux du 1er voltigeurs, dont une partie avait les jambes brisées par la mitraille, nous en vîmes plusieurs se traînant péniblement sur leurs genoux, rougissant la neige de leur sang ; ils levaient les mains au ciel en jetant des cris qui déchiraient le cœur, pour implorer notre secours ; mais que pouvions-nous faire ? Le même sort nous attendait à chaque instant, car, en nous retirant, nous étions obligés d’abandonner ceux qui tombaient dans nos rangs.

En passant sur l’emplacement qu’occupaient les fusiliers-chasseurs qui étaient placés à notre droite, et qui marchaient devant nous, et comme notre second bataillon, celui dont je faisais partie, formait, dans ce moment, l’arrière-garde et l’extrême gauche de la retraite, je vis plusieurs de mes amis étendus morts sur la neige et horriblement mutilés par la mitraille ; parmi eux était un jeune sous-officier avec qui j’étais intimement lié : il se nommait Capon ; il était de Bapaume ; nous nous regardions comme pays.

Après avoir passé l’emplacement des fusiliers-chasseurs, et comme nous étions à l’entrée de la ville, nous vîmes, à notre gauche, à dix pas de la route et contre la première maison, des pièces de canon qui, pour nous protéger, faisaient feu sur les Russes qui s’avançaient ; elles étaient soutenues et suivies par environ quarante hommes, tant canonniers que voltigeurs ; c’était le reste d’une brigade commandée par le général Longchamps ; il sortait de la Garde impériale ; il était là avec tout ce qui lui restait, pour les sauver ou mourir avec eux.

Aussitôt qu’il aperçut notre colonel, il vint à lui les bras ouverts ; ils s’embrassèrent comme deux hommes qui ne s’étaient pas vus depuis longtemps et qui, peut-être, se revoyaient pour la dernière fois. Le général, les yeux remplis de larmes, dit à notre colonel, en lui montrant les deux pièces de canon et le peu d’hommes qui lui restaient : « Tiens, regarde ! Voilà ce qui me reste ! » Ils avaient fait ensemble les campagnes d’Égypte.

Cette bataille fit dire à Kutusow, général en chef de l’armée russe, que les Français, loin de se laisser abattre par la cruelle extrémité où ils se trouvaient réduits, n’en étaient que plus enragés à courir sur les pièces de canon qui les écrasaient.

Le général anglais Wilson[5], présent à cette bataille, la nomme la bataille des héros ; ce n’était certainement pas parce qu’il y était, car ce mot n’est applicable qu’à nous qui, avec quelques mille hommes, nous battions contre toute l’armée russe, forte de 90 000 hommes.

Le général Longchamps, avec le reste de ses hommes, dut abandonner ses pièces de canon, dont presque tous les chevaux étaient tués, et suivre notre mouvement de retraite en profitant des accidents de terrain et des maisons, pour se retirer en se défendant.

À peine commencions-nous à entrer dans Krasnoé, que les Russes, avec leurs pièces montées sur des traîneaux, vinrent se placer aux premières maisons, nous lâchèrent plusieurs coups de canon chargés à mitraille. Trois hommes de notre compagnie furent atteints. Un biscaïen qui toucha mon fusil, et qui en abîma le bois en me rasant l’épaule, atteignit à la tête un jeune tambour qui marchait devant moi, le tua sans qu’il fît le moindre mouvement.

Krasnoé est partagée par un ravin qu’il faut traverser. Lorsque nous y fûmes arrivés, nous y vîmes, dans le fond, un troupeau de bœufs morts de faim et de froid ; ils étaient tellement durcis par la gelée, que nos sapeurs ne purent en couper à coups de hache. Les têtes seules se voyaient, et ils avaient les yeux ouverts comme s’ils eussent été encore en vie ; leurs corps étaient couverts de neige. Ces bœufs appartenaient à l’armée et n’avaient pu nous joindre ; le grand froid et le manque de vivres les avaient fait périr.

Toutes les maisons de cette misérable ville, ainsi qu’un grand couvent qui s’y trouve, étaient remplies de blessés, qui, en s’apercevant que nous les abandonnions aux Russes, jetaient des cris déchirants. Nous étions obligés de les abandonner à la brutalité d’un ennemi sauvage et sans pitié, qui dépouillait ces malheureux blessés, sans avoir égard ni à leur position, ni à leurs blessures.

Les Russes nous suivaient encore, mais mollement ; quelques pièces tiraient encore sur la gauche de la route, mais ils ne pouvaient nous faire grand mal ; le chemin sur lequel nous marchions était encaissé ; les boulets passaient au-dessus et ne pouvaient nous atteindre, et la présence du peu de cavalerie qui nous restait et qui marchait aussi sur notre gauche, les empêchait de nous aborder de plus près.

Lorsque nous fûmes à un quart de lieue de l’autre côté de la ville, nous fûmes un peu plus tranquilles ; nous marchions tristes et silencieux en pensant à notre position et à nos malheureux camarades que nous avions été forcés d’abandonner ; il me semblait les voir encore nous suppliant de les secourir ; en regardant derrière, nous en vîmes quelques-uns des moins blessés, presque nus, que les Russes avaient déjà dépouillés, et qu’ils avaient ensuite abandonnés ; nous fûmes assez heureux pour les sauver, au moins pour le moment ; l’on s’empressa de leur donner ce que l’on put pour les couvrir.

Le soir, l’Empereur coucha à Liadouï, village bâti en bois ; notre régiment alla établir son bivac un peu plus loin. En passant dans le village où était l’Empereur, je m’arrêtai près d’une mauvaise baraque pour me chauffer à un feu qui s’y trouvait ; j’eus le bonheur de rencontrer encore le sergent Guignard, mon pays, ainsi que sa cantinière hongroise, avec qui je mangeai un peu de soupe de gruau et un morceau de cheval qui me rendit un peu de force. J’en avais bien besoin, car j’étais faible, n’ayant, pour ainsi dire, rien mangé depuis deux jours. Il me conta que, pendant la bataille, leur régiment avait beaucoup souffert et qu’ils étaient considérablement diminués, mais que ce n’était rien en comparaison de nous, car il savait combien nous avions perdu de monde dans le combat de la nuit du 15 au 16 et dans la fatale journée que nous venions de passer ; que, pendant tous ces jours-là, il avait beaucoup pensé à moi, et qu’il était content de me revoir avec tous les membres bons. Il me demanda des nouvelles du capitaine Débonnez, mais je ne pus lui en donner, ne l’ayant pas vu depuis la matinée du 16. Je le quittai pour rejoindre le régiment, déjà établi près de la route ; cette nuit fut encore bien pénible, car il tomba une neige fondue qui nous mouilla, avec cela un grand vent et pas beaucoup de feu ; mais tout cela n’est rien encore auprès de ce qu’on verra par la suite.

Pendant cette mauvaise nuit, plusieurs soldats des tirailleurs vinrent se chauffer à notre feu ; je leur demandai des nouvelles de quelques-uns de mes amis, surtout de deux de mes pays qui étaient aux vélites avec moi, et qui étaient officiers dans ce régiment. C’était M. Alexandre Legrand, des Quatre fils Aymon, de Valenciennes, l’autre M. Laporte, de Cassel près de Lille ; ce dernier avait été tué d’un coup de mitraille ; on avait, fort heureusement, trouvé une petite voiture avec un cheval que l’on avait enlevé dans le camp des Russes, le jour du combat de nuit, dans laquelle on le conduisait.

Il était environ minuit, qu’une sentinelle de notre bivac me fit prévenir qu’il apercevait un cavalier qui paraissait venir de notre côté : je courus de suite, avec deux hommes armés, afin de voir ce que ce pouvait être. Arrivé à une certaine distance, je distinguai parfaitement un cavalier, mais précédé d’un fantassin que le cavalier paraissait faire marcher de force. Lorsqu’ils furent près de nous, le cavalier se fit connaître : c’était un dragon de la Garde qui, pour se procurer des vivres pour lui et son cheval, s’était introduit dans le camp des Russes, pendant la nuit, et, pour qu’on ne fît pas attention à lui, s’était coiffé du casque d’un cuirassier russe qu’il avait tué le même jour ; il avait, de cette manière, parcouru une partie du camp ennemi, avait enlevé une botte de paille, un peu de farine, et blessé d’un coup de sabre une sentinelle avancée et culbuté une autre qu’il amenait prisonnière. Ce brave dragon se nommait Melet ; il était de Condé ; il resta avec nous le reste de la nuit. Il me disait que ce n’était pas pour lui qu’il s’exposait, que c’était pour son cheval, pour le pauvre Cadet, comme il l’appelait. Il voulait, disait-il, à quelque prix que ce soit, lui procurer de quoi le nourrir, « car si je sauve mon cheval, à son tour il me sauvera ». C’était la seconde fois, depuis Smolensk, qu’il s’introduisait dans le camp des Russes. La première fois, il avait enlevé un cheval tout harnaché.

Il eut le bonheur de rentrer en France avec son cheval, avec lequel il avait déjà fait les campagnes de 1806-1807 en Prusse, en Pologne, 1808 en Espagne, 1809 en Allemagne, 1810-1811 en Espagne, et 1812 en Russie, ensuite 1813 en Saxe et 1814 en France. Son pauvre cheval fut tué à Waterloo, après avoir assisté dans plus de douze grandes batailles commandées par l’Empereur, et dans plus de trente combats.

Dans le cours de cette malheureuse campagne, je le rencontrai encore une fois, faisant un trou dans la glace avec une hache, au milieu d’un lac, afin de procurer de l’eau à son cheval. Un jour, je l’aperçus au haut d’une grange qui était toute en feu, au risque d’être dévoré par les flammes, et cela toujours pour son cheval, afin d’avoir un peu de paille du toit pour le nourrir, car il n’y avait pas plus à manger pour les chevaux que pour nous. Les pauvres bêtes, indépendamment de ce qu’elles souffraient par la rigueur du froid, étaient obligées de ronger les arbres pour se nourrir, en attendant qu’à leur tour elles nous servent de nourriture.

Après cela, Melet n’était pas le seul qui s’exposa en s’introduisant dans le camp des Russes pour se procurer des vivres ; beaucoup furent pris et périrent de cette manière, soit par les paysans, en s’introduisant dans les villages à une lieue ou deux sur la droite ou sur la gauche de la route, ou par des partisans de l’armée russe, car toutes les nations soumises à cet empire se levaient en masse et venaient rejoindre le gros de l’armée. Enfin, la misère était tellement grande qu’on voyait les soldats quitter leur régiment à la moindre trace d’un chemin, et cela dans l’espoir de trouver quelque mauvais village, si toutefois l’on peut appeler de ce nom la réunion de quelques mauvaises baraques bâties avec des troncs d’arbres et dans lesquelles on ne trouvait rien, car je n’ai jamais pu savoir de quoi les paysans se nourrissaient, et ceux qui s’exposaient à faire de pareilles courses s’en revenaient quelquefois avec un morceau de pain noir comme du charbon, rempli de morceaux de paille longs comme le doigt, et de grains d’orge, et puis tellement dur qu’il était impossible de mordre dedans, d’autant plus que l’on avait les lèvres crevassées et fendues par suite de la gelée. Pendant toute cette malheureuse campagne, je n’ai jamais vu que, dans ces courses, il y en ait eu un qui ait ramené avec lui soit une vache, ou un mouton ; aussi je ne sais de quoi vivent ces sauvages, et il faut bien qu’ils aient peu de bétail, pour que l’on ne puisse pas en trouver un peu ; enfin c’est le pays du diable, car l’enfer est partout.



  1. Beloque était un de mes amis, sergent vélite comme moi. (Note de l’auteur.)
  2. Beaulieu était le frère de Mme  Vast, de Valenciennes, notaire à Condé, mon pays. À ma rentrée des prisons, en 1814, cette dame m’apprit que son malheureux frère avait été tué à Dresde, d’un boulet. (Note de l’auteur.)
  3. Korouïtnia, petit village. (Note de l’auteur.)
  4. Colonel Luron. (Note de l’auteur.)
  5. Ce général anglais servait dans l’armée russe.