Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXXIV

CHAPITRE XXXIV

Épisodes de la bataille d’Eylau. — Ma jument Lisette. — Je cours les plus grands dangers en joignant le 14e  de ligne. — J’échappe à la mort par miracle. — Je regagne Varsovie et Paris.

Je n’ai pas voulu interrompre la narration de la bataille d’Eylau, pour vous dire ce qui m’advint dans ce terrible conflit ; mais pour vous mettre à même de bien comprendre ce triste récit, il faut que je remonte à l’automne de 1805, au moment où les officiers de la grande armée, faisant leurs préparatifs pour la bataille d’Austerlitz, complétaient leurs équipages. J’avais deux bons chevaux, j’en cherchais un troisième meilleur, un cheval de bataille. La chose était difficile à trouver, car, bien que les chevaux fussent infiniment moins chers qu’aujourd’hui, leur prix était encore fort élevé et j’avais peu d’argent ; mais le hasard me servit merveilleusement. Je rencontrai un savant allemand, nommé M. d’Aister, que j’avais connu lorsqu’il professait à Sorèze ; il était devenu précepteur des enfants d’un riche banquier suisse, M. Schérer, établi à Paris et associé de M. Finguerlin. M. d’Aister m’apprit que M. Finguerlin, alors fort opulent et menant grand train, avait une nombreuse écurie dans laquelle figurait au premier rang une charmante jument appelée Lisette, excellente bête du Mecklembourg, aux allures douces, légère comme une biche et si bien dressée qu’un enfant pouvait la conduire. Mais cette jument, lorsqu’on la montait, avait un défaut terrible et heureusement fort rare : elle mordait comme un bouledogue et se jetait avec furie sur les personnes qui lui déplaisaient, ce qui détermina M. Finguerlin à la vendre. Elle fut achetée pour le compte de Mme de Lauriston, dont le mari, aide de camp de l’Empereur, avait écrit de lui préparer un équipage de guerre. M. Finguerlin, en vendant la jument, ayant omis de prévenir de son défaut, on trouva le soir même sous ses pieds un palefrenier auquel elle avait arraché les entrailles à belles dents !… Mme de Lauriston, justement alarmée, demanda la rupture du marché. Non seulement elle fut prononcée, mais, pour prévenir de nouveaux malheurs, la police ordonna qu’un écriteau, placé dans la crèche de Lisette, informerait les acheteurs de sa férocité, et que tout marché concernant cette bête serait nul, si l’acquéreur ne déclarait par écrit avoir pris connaissance de l’avertissement.

Vous concevez qu’avec une pareille recommandation, la jument était très difficile à placer ; aussi M. d’Aister me prévint-il que son propriétaire était décidé à la céder pour ce qu’on voudrait lui en donner. J’en offris mille francs, et M. Finguerlin me livra Lisette, bien qu’elle lui en eût coûté cinq mille : Pendant plusieurs mois, cette bête me donna beaucoup de peine ; il fallait quatre ou cinq hommes pour la seller, et l’on ne parvenait à la brider qu’en lui couvrant les yeux et en lui attachant les quatre jambes ; mais une fois qu’on était placé sur son dos, on trouvait une monture vraiment incomparable…

Cependant, comme, depuis qu’elle m’appartenait, elle avait déjà mordu plusieurs personnes et ne m’avait point épargné, je pensais à m’en défaire, lorsque, ayant pris à mon service François Woirland, homme qui ne doutait de rien, celui-ci, avant d’approcher Lisette, dont on lui avait signalé le mauvais caractère, se munit d’un gigot rôti bien chaud, et lorsque la bête se jeta sur lui pour le mordre, il lui présenta le gigot qu’elle saisit entre ses dents ; mais s’étant brûlé les gencives, le palais et la langue, la jument poussa un cri, laissa tomber le gigot et dès ce moment fut soumise à Woirland qu’elle n’osa plus attaquer. J’employai le même moyen et j’obtins un pareil résultat. Lisette, docile comme un chien, se laissa très facilement approcher par moi et par mon domestique ; elle devint même un peu plus traitable pour les palefreniers de l’état-major, qu’elle voyait tous les jours ; mais malheur aux étrangers qui passaient auprès d’elle !… Je pourrais citer vingt exemples de sa férocité, je me bornerai à un seul.

Pendant le séjour que le maréchal Augereau fit au château de Bellevue, près de Berlin, les domestiques de l’état-major, s’étant aperçus que lorsqu’ils allaient dîner, quelqu’un venait prendre les sacs d’avoine laissés dans l’écurie, engagèrent Woirland à laisser près de la porte Lisette détachée. Le voleur arrive, se glisse dans l’écurie, et déjà il emportait un sac, lorsque la jument, le saisissant par la nuque, le traîne au milieu de la cour, où elle lui brise deux côtes en le foulant aux pieds. On accourt aux cris affreux poussés par le voleur, que Lisette ne voulut lâcher que lorsque mon domestique et moi l’y contraignîmes, car, dans sa fureur, elle se serait ruée sur tout autre. La méchanceté de cet animal s’était accrue depuis qu’un officier de housards saxons, dont je vous ai parlé, lui avait traîtreusement fendu l’épaule d’un coup de sabre sur le champ de bataille d’Iéna.

Telle était la jument que je montais à Eylau, au moment où les débris du corps d’armée du maréchal Augereau, écrasés par une grêle de mitraille et de boulets, cherchaient à se réunir auprès du grand cimetière. Vous devez vous souvenir que le 14e  de ligne était resté seul sur un monticule qu’il ne devait quitter que par ordre de l’Empereur. La neige ayant cessé momentanément, on aperçut cet intrépide régiment qui, entouré par l’ennemi, agitait son aigle en l’air pour prouver qu’il tenait toujours et demandait du secours. L’Empereur, touché du magnanime dévouement de ces braves gens, résolut d’essayer de les sauver, en ordonnant au maréchal Augereau d’envoyer vers eux un officier chargé de leur dire de quitter le monticule, de former un petit carré et de se diriger vers nous, tandis qu’une brigade de cavalerie marcherait à leur rencontre pour seconder leurs efforts.

C’était avant la grande charge faite par Murat ; il était presque impossible d’exécuter la volonté de l’Empereur, parce qu’une nuée de Cosaques nous séparant du 14e  de ligne, il devenait évident que l’officier qu’on allait envoyer vers ce malheureux régiment serait tué ou pris avant d’arriver jusqu’à lui. Cependant l’ordre étant positif, le maréchal dut s’y conformer.

Il était d’usage, dans l’armée impériale, que les aides de camp se plaçassent en file, à quelques pas de leur général, et que celui qui se trouvait en tête marchât le premier, puis vînt se placer à la queue lorsqu’il avait rempli sa mission, afin que, chacun portant un ordre à son tour, les dangers fussent également partagés. Un brave capitaine du génie, nommé Froissard, qui, bien que n’étant pas aide de camp, était attaché au maréchal, se trouvant plus près de lui, fut chargé de porter l’ordre au 14e . M. Froissard partit au galop : nous le perdîmes de vue au milieu des Cosaques, et jamais nous ne le revîmes ni sûmes ce qu’il était devenu. Le maréchal, voyant que le 14e  de ligne ne bougeait pas, envoya un officier nommé David : il eut le même sort que Froissard, nous n’entendîmes plus parler de lui !… Il est probable que tous les deux, ayant été tués et dépouillés, ne purent être reconnus au milieu des nombreux cadavres dont le sol était couvert. Pour la troisième fois le maréchal appelle : « L’officier à marcher ! » — C’était mon tour !…

En voyant approcher le fils de son ancien ami, et j’ose le dire, son aide de camp de prédilection, la figure du bon maréchal fut émue, ses yeux se remplirent de larmes, car il ne pouvait se dissimuler qu’il m’envoyait à une mort presque certaine ; mais il fallait obéir à l’Empereur ; j’étais soldat, on ne pouvait faire marcher un de mes camarades à ma place, et je ne l’eusse pas souffert : c’eût été me déshonorer. Je m’élançai donc ! Mais, tout en faisant le sacrifice de ma vie, je crus devoir prendre les précautions nécessaires pour la sauver. J’avais remarqué que les deux officiers partis avant moi avaient mis le sabre à la main, ce qui me portait à croire qu’ils avaient le projet de se défendre contre les Cosaques qui les attaqueraient pendant le trajet, défense irréfléchie selon moi, puisqu’elle les avait forcés à s’arrêter pour combattre une multitude d’ennemis qui avaient fini par les accabler. Je m’y pris donc autrement, et laissant mon sabre au fourreau, je me considérai comme un cavalier qui, voulant gagner un prix de course, se dirige le plus rapidement possible et par la ligne la plus courte vers le but indiqué, sans se préoccuper de ce qu’il y a, ni à droite ni à gauche, sur son chemin. Or, mon but étant le monticule occupé par le 14e  de ligne, je résolus de m’y rendre sans faire attention aux Cosaques, que j’annulai par la pensée.

Ce système me réussit parfaitement. Lisette, plus légère qu’une hirondelle, et volant plus qu’elle ne courait, dévorait l’espace, franchissant les monceaux de cadavres d’hommes et de chevaux, les fossés, les affûts brisés, ainsi que les feux mal éteints des bivouacs. Des milliers de Cosaques éparpillés couvraient la plaine. Les premiers qui m’aperçurent firent comme des chasseurs dans une traque, lorsque, voyant un lièvre, ils s’annoncent mutuellement sa présence par les cris : « À vous ! à vous !… » Mais aucun de ces Cosaques n’essaya de m’arrêter, d’abord à cause de l’extrême rapidité de ma course, et probablement aussi parce qu’étant en très grand nombre, chacun d’eux pensait que je ne pourrais éviter ses camarades placés plus loin. Si bien que j’échappai à tous et parvins au 14e  de ligne, sans que moi ni mon excellente jument eussions reçu la moindre égratignure !

Je trouvai le 14e  formé en carré sur le haut du monticule ; mais comme les pentes de terrain étaient fort douces, la cavalerie ennemie avait pu exécuter plusieurs charges contre le régiment français, qui, les ayant vigoureusement repoussées, était entouré par un cercle de cadavres de chevaux et de dragons russes, formant une espèce de rempart, qui rendait désormais la position presque inaccessible à la cavalerie, car, malgré l’aide de nos fantassins, j’eus beaucoup de peine à passer par-dessus ce sanglant et affreux retranchement. J’étais enfin dans le carré ! — Depuis la mort du colonel Savary, tué au passage de l’Ukra, le 14e  était commandé par un chef de bataillon. Lorsque, au milieu d’une grêle de boulets, je transmis à ce militaire l’ordre de quitter sa position pour tâcher de rejoindre le corps d’armée, il me fit observer que l’artillerie ennemie, tirant depuis une heure sur le 14e  lui avait fait éprouver de telles pertes que la poignée de soldats qui lui restait serait infailliblement exterminée si elle descendait en plaine ; qu’il n’aurait d’ailleurs pas le temps de préparer l’exécution de ce mouvement, puisqu’une colonne d’infanterie russe, marchant sur lui, n’était plus qu’à cent pas de nous.

« Je ne vois aucun moyen de sauver le régiment, dit le chef de bataillon ; retournez vers l’Empereur, faites-lui les adieux du 14e  de ligne, qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui l’aigle qu’il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre ; il serait trop pénible en mourant de la voir tomber aux mains des ennemis ! » Le commandant me remit alors son aigle, que les soldats, glorieux débris de cet intrépide régiment, saluèrent pour la dernière fois des cris de : Vive l’Empereur ! … eux qui allaient mourir pour lui ! C’était le Cæsar, morituri te salutant ! de Tacite ; mais ce cri était ici poussé par des héros !

Les aigles d’infanterie étaient fort lourdes, et leur poids se trouvait augmenté d’une grande et forte hampe en bois de chêne, au sommet de laquelle on la fixait. La longueur de cette hampe m’embarrassait beaucoup, et comme ce bâton, dépourvu de son aigle, ne pouvait constituer un trophée pour les ennemis, je résolus, avec l’assentiment du commandant, de la briser pour n’emporter que l’aigle ; mais au moment où, du haut de ma selle, je me penchais le corps en avant pour avoir plus de force pour arriver à séparer l’aigle de la hampe, un des nombreux boulets que nous lançaient les Russes traversa la corne de derrière de mon chapeau à quelques lignes de ma tête !… La commotion fut d’autant plus terrible que mon chapeau, étant retenu par une forte courroie de cuir fixée sous le menton, offrait plus de résistance au coup. Je fus comme anéanti, mais ne tombai pas de cheval. Le sang me coulait par le nez, les oreilles et même par les yeux ; néanmoins j’entendais encore, je voyais, je comprenais et conservais toutes mes facultés intellectuelles, bien que mes membres fussent paralysés au point qu’il m’était impossible de remuer un seul doigt !…

Cependant, la colonne d’infanterie russe que nous venions d’apercevoir abordait le monticule ; c’étaient des grenadiers, dont les bonnets garnis de métal avaient la forme de mitres. Ces hommes, gorgés d’eau-de-vie, et en nombre infiniment supérieur, se jetèrent avec furie sur les faibles débris de l’infortuné 14e  dont les soldats ne vivaient, depuis quelques jours, que de pommes de terre et de neige fondue ; encore, ce jour-là, n’avaient-ils pas eu le temps de préparer ce misérable repas !… Néanmoins nos braves Français se défendirent vaillamment avec leurs baïonnettes, et lorsque le carré eut été enfoncé, ils se groupèrent en plusieurs pelotons et soutinrent fort longtemps ce combat disproportionné.

Durant cette affreuse mêlée, plusieurs des nôtres, afin de n’être pas frappés par derrière, s’adossèrent aux flancs de ma jument, qui, contrairement à ses habitudes, restait fort impassible. Si j’eusse pu remuer, je l’aurais portée en avant pour l’éloigner de ce champ de carnage ; mais il m’était absolument impossible de serrer les jambes pour faire comprendre ma volonté à ma monture !… Ma position était d’autant plus affreuse que, ainsi que je l’ai déjà dit, j’avais conservé la faculté de voir et de penser… Non seulement on se battait autour de moi, ce qui m’exposait aux coups de baïonnette, mais un officier russe, à la figure atroce, faisait de constants efforts pour me percer de son épée, et comme la foule des combattants l’empêchait de me joindre, il me désignait du geste aux soldats qui l’environnaient et qui, me prenant pour le chef des Français, parce que j’étais seul à cheval, tiraient sur moi par-dessus la tête de leurs camarades, de sorte que de très nombreuses balles sifflaient constamment à mes oreilles. L’une d’elles m’eût certainement ôté le peu de vie qui me restait, lorsqu’un incident terrible vint m’éloigner de cette affreuse mêlée.

Parmi les Français qui s’étaient adossés au flanc gauche de ma jument, se trouvait un fourrier que je connaissais pour l’avoir vu souvent chez le maréchal, dont il copiait les états de situation. Cet homme, attaqué et blessé par plusieurs grenadiers ennemis, tomba sous le ventre de Lisette et saisissait ma jambe pour tâcher de se relever, lorsqu’un grenadier russe, dont l’ivresse rendait les pas fort incertains, ayant voulu l’achever en lui perçant la poitrine, perdit l’équilibre, et la pointe de sa baïonnette mal dirigée vint s’égarer dans mon manteau gonflé par le vent. Le Russe, voyant que je ne tombais pas, laissa le fourrier pour me porter une infinité de coups d’abord inutiles, mais dont l’un, m’atteignant enfin, traversa mon bras gauche, dont je sentis avec un plaisir affreux couler le sang tout chaud… Le grenadier russe, redoublant de fureur, me portait encore un coup, lorsque la force qu’il y mit le faisant trébucher, sa baïonnette s’enfonça dans la cuisse de ma jument, qui, rendue par la douleur à ses instincts féroces, se précipita sur le Russe et d’une seule bouchée lui arracha avec ses dents le nez, les lèvres, les paupières, ainsi que toute la peau du visage, et en fit une tête de mort vivante et toute rouge !… C’était horrible à voir ! Puis, se jetant avec furie au milieu des combattants, Lisette, ruant et mordant, renverse tout ce qu’elle rencontre sur son passage !… L’officier ennemi, qui avait si souvent essayé de me frapper, ayant voulu l’arrêter par la bride, elle le saisit par le ventre, et l’enlevant avec facilité, elle l’emporta hors de la mêlée, au bas du monticule, où, après lui avoir arraché les entrailles à coups de dents et broyé le corps sous ses pieds, elle le laissa mourant sur la neige !… Reprenant ensuite le chemin par lequel elle était venue, elle se dirigea au triple galop vers le cimetière d’Eylau. Grâce à la selle à la housarde dans laquelle j’étais assis, je me maintins à cheval, mais un nouveau danger m’attendait.

La neige venait de recommencer à tomber, et de gros flocons obscurcissaient le jour, lorsque, arrivé près d’Eylau, je me trouvai en face d’un bataillon de la vieille garde, qui, ne pouvant distinguer au loin, me prit pour un officier ennemi conduisant une charge de cavalerie. Aussitôt le bataillon entier fit feu sur moi… Mon manteau et ma selle furent criblés de balles, mais je ne fus point blessé, non plus que ma jument, qui, continuant sa course rapide, traversa les trois rangs du bataillon avec la même facilité qu’une couleuvre traverse une haie… Mais ce dernier élan ayant épuisé les forces de Lisette, qui perdait beaucoup de sang, car une des grosses veines de sa cuisse avait été coupée, cette pauvre bête s’affaissa tout à coup et tomba d’un côté en me faisant rouler de l’autre !

Étendu sur la neige parmi des tas de morts et de mourants, ne pouvant me mouvoir d’aucune façon, je perdis insensiblement et sans douleur le sentiment de moi-même. Il me sembla qu’on me berçait doucement… Enfin, je m’évanouis complètement, sans être ranimé par le grand fracas que les quatre-vingt-dix escadrons de Murat allant à la charge firent en passant auprès de moi et peut-être sur moi ! J’estime que mon évanouissement dura quatre heures, et lorsque je repris mes sens, voici l’horrible position dans laquelle je me trouvais : j’étais complètement nu, n’ayant plus que le chapeau et la botte droite. Un soldat du train, me croyant mort, m’avait dépouillé selon l’usage, et voulant m’arracher la seule botte qui me restât, me tirait par une jambe, en m’appuyant un de ses pieds sur le ventre ! Les fortes secousses que cet homme me donnait m’ayant sans doute ranimé, je parvins à soulever le haut du corps et à rendre des caillots de sang qui obstruaient mon gosier. La commotion produite par le vent du boulet avait amenée une ecchymose si considérable que j’avais la figure, les épaules et la poitrine noires, tandis que le sang sorti de ma blessure au bras rougissait les autres parties de mon corps… Mon chapeau et mes cheveux étaient remplis d’une neige ensanglantée ; je roulais des yeux hagards et devais être horrible à voir. Aussi le soldat du train détourna la tête et s’éloigna avec mes effets, sans qu’il me fût possible de lui adresser une seule parole, tant mon état de prostration était grand !… Mais j’avais repris mes facultés mentales, et mes pensées se portèrent vers Dieu et vers ma mère !…

Le soleil, en se couchant, jeta quelques faibles rayons à travers les nuages ; je lui fis des adieux que je crus bien être les derniers… Si du moins, me disais-je, on ne m’eût pas dépouillé, quelqu’un des nombreux individus qui passent auprès de moi, remarquant les tresses d’or dont ma pelisse est couverte, reconnaîtrait que je suis aide de camp d’un maréchal et me ferait peut-être transporter à l’ambulance ; mais en me voyant nu, on me confond avec les nombreux cadavres dont je suis entouré ; bientôt, en effet, il n’y aura plus aucune différence entre eux et moi. Je ne puis appeler à mon aide, et la nuit qui s’approche va m’ôter tout espoir d’être secouru ; le froid augmente, pourrai-je le supporter jusqu’à demain, quand déjà je sens se raidir mes membres nus ? Je m’attendais donc à mourir, car si un miracle m’avait sauvé au milieu de l’affreuse mêlée des Russes et du 14e , pouvais-je espérer qu’un autre miracle me tirerait de l’horrible position dans laquelle je me trouvais ?… Ce second miracle eut lieu, et voici comment. Le maréchal Augereau avait un valet de chambre nommé Pierre Dannel, garçon très intelligent, très dévoué, mais un peu raisonneur. Or, il était arrivé, pendant notre séjour à la Houssaye, que Dannel ayant mal répondu à son maître, celui-ci le renvoya. Dannel, désolé, me supplia d’intercéder pour lui. Je le fis avec tant de zèle que je parvins à le faire rentrer en grâce auprès du maréchal. Depuis ce moment, le valet de chambre m’avait voué un grand attachement. Cet homme, qui avait laissé à Landsberg tous les équipages, en était parti de son chef, le jour de la bataille, pour apporter à son maître des vivres qu’il avait placés dans un fourgon très léger, passant partout, et contenant les objets dont le maréchal se servait le plus souvent. Ce petit fourgon était conduit par un soldat ayant servi dans la compagnie du train à laquelle appartenait le soldat qui venait de me dépouiller. Celui-ci, muni de mes effets, passait auprès du fourgon stationné à côté du cimetière, lorsque, ayant reconnu le postillon, son ancien camarade, il l’accosta pour lui montrer le brillant butin qu’il venait de recueillir sur un mort.

Or, il faut que vous sachiez que pendant notre séjour dans les cantonnements de la Vistule, le maréchal ayant envoyé Dannel chercher des provisions à Varsovie, je l’avais chargé de faire ôter de ma pelisse la fourrure d’astrakan noir dont elle était garnie, pour la faire remplacer par de l’astrakan gris, nouvellement adopté par les aides de camp du prince Berthier, qui donnaient la mode dans l’armée. J’étais encore le seul officier du maréchal Augereau qui eût de l’astrakan gris. Dannel, présent à l’étalage que faisait le soldat du train, reconnut facilement ma pelisse, ce qui l’engagea à regarder plus attentivement les autres effets du prétendu mort, parmi lesquels il trouva ma montre, marquée au chiffre de mon père, à qui elle avait appartenu. Le valet de chambre ne douta plus que je ne fusse tué, et tout en déplorant ma perte, il voulut me voir pour la dernière fois, et se faisant conduire par le soldat du train, il me trouva vivant !…

La joie de ce brave homme, auquel je dus certainement la vie, fut extrême : il s’empressa de faire venir mon domestique, quelques ordonnances, et de me faire transporter dans une grange, où il me frotta le corps avec du rhum, pendant qu’on cherchait le docteur Raymond, qui arriva enfin, pansa ma blessure du bras, et déclara que l’expansion du sang qu’elle avait produite me sauverait.

Bientôt, je fus entouré par mon frère et mes camarades. On donna quelque chose au soldat du train qui avait pris mes habits, qu’il rendit de fort bonne grâce ; mais comme ils étaient imprégnés d’eau et de sang, le maréchal Augereau me fit envelopper dans des effets à lui. L’Empereur avait autorisé le maréchal à se rendre à Landsberg ; mais sa blessure l’empêchant de monter à cheval, ses aides de camp s’étaient procuré un traîneau sur lequel était placée une caisse de cabriolet. Le maréchal, qui ne pouvait se résoudre à m’abandonner, m’y fit attacher auprès de lui, car j’étais trop faible pour me tenir assis !

Avant qu’on me relevât du champ de bataille, j’avais vu ma pauvre Lisette auprès de moi. Le froid, en coagulant le sang de sa plaie, en avait arrêté la trop grande émission ; la bête s’était remise sur ses jambes et mangeait la paille dont les soldats s’étaient servis pour leurs bivouacs la nuit précédente. Mon domestique, qui aimait beaucoup Lisette, l’ayant aperçue lorsqu’il aidait à me transporter, retourna la chercher, et découpant en bandes la chemise et la capote d’un soldat mort, il s’en servit pour envelopper la cuisse de la pauvre jument, qu’il mit ainsi en état de marcher jusqu’à Landsberg. Le commandant de la petite garnison de cette place ayant eu l’attention de faire préparer des logements pour les blessés, l’état-major fut placé dans une grande et bonne auberge, de sorte qu’au lieu de passer la nuit sans secours, étendu tout nu sur la neige, je fus couché sur un bon lit et environné des soins de mon frère, de mes camarades et du bon docteur Raymond. Celui-ci avait été obligé de couper la botte que le soldat du train n’avait pu m’ôter, et qu’il fut encore difficile de me retirer tant mon pied était gonflé. Vous verrez plus loin que cela faillit me coûter une jambe et peut-être la vie.

Nous passâmes trente-six heures à Landsberg. Ce repos, les bons soins qu’on prit de moi, me rendirent l’usage de la parole et des membres, et lorsque le surlendemain de la bataille le maréchal Augereau se mit en route pour Varsovie, je pus, quoique bien faible, être transporté dans le traîneau. Notre voyage dura huit jours, parce que l’état-major allait à petites journées avec ses chevaux. Je reprenais peu à peu mes forces ; mais, à mesure qu’elles revenaient, je sentais un froid glacial à mon pied droit. Arrivé à Varsovie, je fus logé dans l’hôtel réservé pour le maréchal, ce qui me fut d’autant plus favorable que je ne pouvais quitter le lit. Cependant la blessure de mon bras allait bien, le sang extravasé sur mon corps par suite de la commotion du boulet commençait à se résoudre, ma peau reprenait sa couleur naturelle ; le docteur ne savait à quoi attribuer l’impossibilité dans laquelle j’étais de me lever, et m’entendant me plaindre de ma jambe, il voulut la visiter, et qu’aperçut-il ?… Mon pied était gangrené !… Un accident remontant à mes premières années était la cause du nouveau malheur qui me frappait. J’avais eu, à Sorèze, le pied droit percé par le fleuret démoucheté d’un camarade avec lequel je faisais des armes. Il paraîtrait que les muscles, devenus sensibles, avaient beaucoup souffert du froid pendant que je gisais évanoui sur le champ de bataille d’Eylau ; il en était résulté un gonflement qui explique la difficulté qu’avait eue le soldat du train à m’arracher la botte droite. Le pied était gelé, et n’ayant pas été soigné à temps, la gangrène s’était déclarée sur l’ancienne blessure provenant du coup de fleuret ; elle était couverte d’une escarre large comme une pièce de cinq francs… Le docteur pâlit en voyant mon pied ; puis, me faisant tenir par quatre domestiques et s’armant d’un bistouri, il enleva l’escarre et creusa dans mon pied pour extirper les chairs mortes, absolument comme on cure les parties gâtées d’une pomme.

Je souffris beaucoup, cependant ce fut sans me plaindre ; mais il n’en fut pas de même lorsque le bistouri, arrivé à la chair vive, eut mis à découvert les muscles et les os dont on apercevait les mouvements ! Le docteur, montant sur une chaise, trempa une éponge dans du vin chaud sucré, qu’il fit tomber goutte à goutte dans le trou qu’il venait de creuser dans mon pied. La douleur devint intolérable !… Je dus néanmoins, pendant huit jours, subir soir et matin cet affreux supplice, mais ma jambe fut sauvée…

Aujourd’hui, où l’on est si prodigue d’avancement et de décorations, on accorderait certainement une récompense à un officier qui braverait les dangers que je courus en me rendant vers le 14e  de ligne ; mais, sous l’Empire, on considéra ce trait de dévouement comme si naturel qu’on ne me donna pas la croix, et qu’il ne me vint même pas à la pensée de la demander.

Un long repos ayant été jugé nécessaire pour la guérison de la blessure du maréchal Augereau, l’Empereur lui écrivit pour l’engager à se faire traiter en France, et fit venir d’Italie le maréchal Masséna, auprès duquel mon frère, Bro et plusieurs de mes camarades furent placés. Le maréchal Augereau me prit avec lui, ainsi que le docteur Raymond et son secrétaire. On était obligé de me porter pour monter et descendre de voiture ; je sentais, du reste, que ma santé se raffermissait à mesure que je m’éloignais des régions glaciales pour marcher vers un climat plus doux. Ma jument passa son hiver dans les écuries de M. de Launay, administrateur des fourrages de l’armée. Le maréchal se dirigea de Varsovie sur la Silésie, par Rawa. Tant que nous fûmes dans l’affreuse Pologne, où il n’existait aucune route ferrée, il fallut douze et jusqu’à seize chevaux pour tirer la voiture des fondrières et des marécages au milieu desquels nous marchions ; encore n’allait-elle qu’au pas, et ce ne fut qu’en arrivant en Allemagne que nous trouvâmes enfin un pays civilisé et de véritables routes.

Nous nous arrêtâmes à Dresde, et passâmes dix à douze jours à Francfort-sur-Mein, d’où nous étions partis au mois d’octobre précédent pour marcher contre la Prusse.

Enfin nous arrivâmes à Paris vers le 15 mars. Je marchais avec beaucoup de peine, j’avais un bras en écharpe et me ressentais encore du terrible ébranlement produit par la commotion du vent du boulet ; mais le bonheur de revoir ma mère et les bons soins qu’elle me donna, joints à la douce influence du printemps, achevèrent ma guérison.

Avant de quitter Varsovie, j’avais voulu jeter le chapeau que le boulet avait percé ; mais le maréchal, l’ayant fait garder comme objet de curiosité, le donna à ma mère. Il existe encore aujourd’hui entre mes mains, et c’est un monument de famille qu’il faudra conserver.