Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXXV

CHAPITRE XXXV

Missions auprès de l’Empereur. — Je rejoins le maréchal Lannes. — Reprise des hostilités le 11 juin. — Les armées se joignent sur l’Alle, à Friedland.

Je passai à Paris la fin du mois de mars, tout avril et la première semaine de mai. Ce fut pendant ce séjour que je connus la famille Desbrières, dans laquelle mon mariage devait me faire prochainement entrer. Ma santé étant rétablie, je compris que je ne pouvais rester à Paris. Le maréchal Augereau m’adressa au maréchal Lannes, qui me reçut de fort bonne grâce dans son état-major.

L’Empereur, pour être à même de surveiller les mouvements que les ennemis seraient tentés de faire pendant l’hiver, s’était établi au milieu des cantonnements de ses troupes, d’abord à Osterode, puis au château de Finkenstein, d’où, en préparant une nouvelle campagne, il gouvernait la France et dirigeait ses ministres, qui lui adressaient chaque semaine leurs rapports. Les portefeuilles contenant les documents divers fournis par chaque ministre étaient réunis tous les mercredis soir chez M. Denniée père, sous-secrétaire d’État à la guerre, qui les expédiait tous les jeudis matin par un auditeur au conseil d’État chargé de les remettre à l’Empereur. Mais ce service se faisait fort mal, parce que la plupart des auditeurs n’étant jamais sortis de France, ne sachant pas un mot d’allemand, ne connaissant ni les monnaies ni les règlements de poste des pays étrangers, ne savaient plus comment se conduire dès qu’ils avaient passé le Rhin. D’ailleurs, ces messieurs, n’étant pas habitués à la fatigue, se trouvaient bientôt accablés par celle d’un voyage de plus de trois cents lieues, qui exigeait une marche continuelle de dix jours et dix nuits. L’un d’eux poussa même l’incurie jusqu’à laisser voler ses dépêches.

Napoléon, furieux de cette aventure, adressa une estafette à Paris pour ordonner à M. Denniée de ne confier à l’avenir les portefeuilles qu’à des officiers connaissant l’Allemagne et qui, habitués aux fatigues et aux privations, rempliraient cette mission avec plus d’exactitude. M. Denniée était fort embarrassé d’en trouver un, quand je me présentai avec la lettre du maréchal Lannes, me demandant auprès de lui. Enchanté d’assurer le prochain départ des portefeuilles, il me prévint de me tenir prêt pour le jeudi suivant et me remit cinq mille francs pour les frais de poste et pour l’achat d’une calèche, ce qui venait fort à propos pour moi, qui avais peu d’argent pour rejoindre l’armée au fond de la Pologne.

Nous partîmes de Paris vers le 10 mai. Mon domestique et moi étions bien armés, et lorsque l’un de nous était forcé de quitter momentanément la voiture, l’autre la surveillait. Nous savions assez d’allemand pour presser les postillons, qui, me voyant en uniforme, obéissaient infiniment mieux à un officier qu’à des auditeurs ; aussi, au lieu d’être, comme ces messieurs, neuf jours et demi, et même dix jours, pour faire le trajet de Paris à Finkenstein, j’y arrivai en huit jours et demi.

L’Empereur, enchanté d’avoir ses dépêches vingt-quatre heures plus tôt, loua d’abord mon zèle, qui m’avait fait demander à revenir à l’armée malgré mes récentes blessures, et ajouta que puisque je courais si bien la poste, j’allais repartir la nuit même pour Paris, d’où je rapporterais d’autres portefeuilles, ce qui ne m’empêcherait pas d’assister à la reprise des hostilités, qui ne pouvait avoir lieu que dans les commencements de juin.

Bien que je n’eusse pas, à beaucoup près, dépensé les cinq mille francs que M. Denniée m’avait remis, le maréchal du palais m’en fit donner autant pour retourner à Paris, où je me rendis au plus vite. Je ne restai que vingt-quatre heures dans cette ville, et je repartis pour la Pologne. Le ministre de la guerre me remit encore cinq mille francs pour ce troisième voyage ; c’était beaucoup plus qu’il ne fallait, mais l’Empereur le voulait ainsi. Il est vrai que ces voyages étaient très fatigants et surtout fort ennuyeux, bien que le temps fût très beau, car je roulai près d’un mois jour et nuit, en tête-à-tête avec mon domestique. Je retrouvai l’Empereur au château de Finkenstein. Je craignais de continuer à postillonner au moment où on allait se battre, mais heureusement on avait trouvé des officiers pour porter les dépêches, et ce service était déjà organisé. L’Empereur m’autorisa à me rendre auprès du maréchal Lannes, qui se trouvait à Marienbourg lorsque je le rejoignis, le 25 mai. Il avait avec lui le colonel Sicard, aide de camp d’Augereau, qui avait eu la complaisance de ramener mes chevaux. Je revis avec grand plaisir ma chère jument Lisette, qui pouvait encore faire un bon service.

La place de Danzig, assiégée par les Français pendant l’hiver, était tombée en leur pouvoir. Le retour de la belle saison fit bientôt rouvrir la campagne. Les Russes attaquèrent nos cantonnements le 5 juin, et furent vivement repoussés sur tous les points. Il y eut le 10, à Heilsberg, un combat tellement sanglant, que plusieurs historiens l’ont qualifié de bataille. Les ennemis y furent encore battus. Je n’entrerai dans aucun détail sur cette affaire, parce que le corps du maréchal Lannes n’y prit que fort peu de part, n’étant arrivé qu’à la nuit tombante. Nous reçûmes cependant une assez grande quantité de boulets, dont l’un blessa mortellement le colonel Sicard, qui, déjà frappé d’une balle à Eylau, revenait, à peine guéri, prendre part à de nouveaux combats. Le bon colonel Sicard, avant d’expirer, me chargea de faire ses adieux au maréchal Augereau et me remit un billet pour sa femme. Cette pénible scène m’affligea beaucoup.

L’armée s’étant mise à la poursuite des Russes, nous passâmes par Eylau. Ces champs, que trois mois avant nous avions laissés couverts de neige et de cadavres, offraient alors de charmants tapis de verdure émaillés de fleurs !… Quel contraste !… Combien de braves guerriers reposaient sous ces vertes prairies !… Je fus m’asseoir à la même place où j’étais tombé, où j’avais été dépouillé, où je devais aussi mourir, si un concours de circonstances vraiment providentielles ne m’eût sauvé !… Le maréchal Lannes voulut voir le monticule où le 14e  de ligne s’était si vaillamment défendu. Je l’y conduisis. Les ennemis avaient occupé ce terrain depuis l’époque de la bataille ; cependant, nous retrouvâmes encore intact le monument que tous les corps de l’armée française avaient élevé à leurs infortunés camarades du 14e  dont trente-six officiers avaient été enterrés dans la même fosse ! Ce respect pour la gloire des morts honore les Russes. Je m’arrêtai quelques instants sur l’emplacement où j’avais reçu le boulet et le coup de baïonnette, et pensai aux braves qui gisaient dans la poussière et dont j’avais été si près de partager le sort.

Les Russes, battus le 10 juin à Heilsberg, firent une retraite précipitée et gagnèrent une journée d’avance sur les Français, qui se trouvaient le 13 au soir réunis en avant d’Eylau, sur la rive gauche de l’Alle.

Les ennemis occupaient Bartenstein, sur la rive droite de cette même rivière que les deux armées descendaient parallèlement. Benningsen, ayant ses magasins de vivres et de munitions à Kœnigsberg, où se trouvait le corps prussien, désirait se porter sur cette ville avant l’arrivée des Français ; mais, pour cela, il devait repasser sur la rive gauche de l’Alle, sur laquelle se trouvaient les troupes de Napoléon venant d’Eylau. Le général russe espéra les devancer à Friedland, assez à temps pour franchir la rivière avant qu’elles pussent s’y opposer. Les motifs qui portaient Benningsen à conserver Kœnigsberg faisant désirer à l’Empereur de s’en emparer, il avait constamment manœuvré depuis plusieurs jours pour déborder la gauche des ennemis, afin de les éloigner de cette place vers laquelle il avait détaché Murat, Soult et Davout, pour s’opposer aux Russes s’ils y arrivaient avant nous.

Mais l’Empereur ne s’en tint pas à cette précaution, et prévoyant que pour gagner Kœnigsberg les Russes chercheraient à passer l’Alle à Friedland, il voulut occuper avant eux cette ville, sur laquelle il dirigea, dans la nuit du 13 au 14 juin, les corps des maréchaux Lannes et Mortier, ainsi que trois divisions de cavalerie. Le surplus de l’armée devait suivre.

Le maréchal Lannes, qui faisait l’avant-garde avec les grenadiers d’Oudinot et une brigade de cavalerie, arrivant à Posthenen, une lieue en deçà de Friedland, à deux heures du matin, fit reconnaître cette dernière ville par le 9e  de housards, qui fut repoussé avec pertes, et le soleil levant nous permit de voir une grande partie de l’armée russe massée de l’autre côté de l’Alle, sur les plateaux élevés entre Allenau et Friedland. L’ennemi commençait à passer sur l’ancien pont de la ville, auprès duquel il en construisait deux nouveaux.

Le but que chacune des deux armées se proposait était bien facile à comprendre : les Russes veulent traverser l’Alle pour se rendre à Kœnigsberg ; les Français veulent les en empêcher et les refouler de l’autre côté de la rivière, dont les bords sont très escarpés. Il n’y a que le pont de Friedland. Les Russes éprouvaient d’autant plus de peine à déboucher de cette ville dans la plaine de la rive gauche, que la sortie de Friedland est resserrée sur ce point par un vaste étang, ainsi que par le ruisseau dit du Moulin, qui coule dans un ravin fort encaissé. Les ennemis, pour protéger leur passage, avaient établi deux fortes batteries sur la rive droite, d’où ils dominaient la ville et une partie de la plaine entre Posthenen et Heinrichsdorf. Les projets et les positions respectives des deux armées étant ainsi connus, je vais vous expliquer succinctement les principaux événements de cette bataille décisive, qui amena la paix.

L’Empereur était encore à Eylau : les divers corps d’armée se dirigeaient sur Friedland, dont ils se trouvaient à plusieurs lieues, lorsque le maréchal Lannes, ayant marché toute la nuit, arrivait devant cette ville. Si le maréchal n’eût écouté que son impatience, il eût attaqué les ennemis sur-le-champ ; mais déjà ceux-ci avaient trente mille hommes formés dans la plaine en avant de Friedland, et leurs lignes, dont la droite était en face de Heinrichsdorf, le centre au ruisseau du Moulin et la gauche au village de Sortlack, se renforçaient sans cesse, tandis que le maréchal Lannes n’avait que dix mille hommes ; mais il les plaça fort habilement dans le village de Posthenen et dans le bois de Sortlack, d’où il menaçait le flanc gauche des Russes, pendant qu’avec deux divisions de cavalerie il tâchait d’arrêter leur marche sur Heinrichsdorf, village situé sur la route de Friedland à Kœnigsberg. Le feu s’engagea vivement, mais le corps du maréchal Mortier ne tarda pas à paraître, et pour disputer aux Russes la route de Kœnigsberg, en attendant de nouveaux renforts, il occupa Heinrichsdorf et l’espace situé entre ce village et celui de Posthenen. Cependant, il n’était pas possible que Mortier et Lannes pussent résister avec vingt-cinq mille hommes aux soixante-dix mille Russes qui allaient bientôt se trouver en face d’eux. Le moment devenait donc très critique… Le maréchal Lannes expédiait à tout moment des officiers pour prévenir l’Empereur de hâter l’arrivée des corps d’armée qu’il savait en marche derrière lui. Monté sur la rapide Lisette et envoyé le premier vers l’Empereur, que je ne rejoignis qu’à sa sortie d’Eylau, je le trouvai rayonnant de joie !… Il me fit placer à côté de lui, et tout en galopant, je dus lui expliquer ce qui s’était passé avant mon départ du champ de bataille. Mon récit achevé, l’Empereur me dit en souriant : « As-tu bonne mémoire ? — Passable, Sire. — Eh bien, quel anniversaire est-ce aujourd’hui, 14 juin ? — Celui de Marengo. — Oui, oui, reprit l’Empereur, celui de Marengo, et je vais battre les Russes comme je battis les Autrichiens ! » Napoléon avait une telle conviction à ce sujet qu’en longeant les colonnes dont les soldats le saluaient par de nombreux vivat, il ne cessait de leur dire : « C’est aujourd’hui un jour heureux, l’anniversaire de Marengo !… »