Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXXIII

CHAPITRE XXXIII

1807. — Je suis nommé capitaine. — Bataille d’Eylau. — Dissolution du corps d’Augereau. — Reprise des cantonnements.

Nous fêtâmes à Christka le 1er janvier de l’année 1807, qui faillit être la dernière de mon existence. Elle commença cependant fort agréablement pour moi, car l’Empereur, qui n’avait accordé aucune faveur à l’état-major d’Augereau pendant la campagne d’Austerlitz, répara largement cet oubli en le comblant de récompenses. Le colonel Albert fut nommé général de brigade, le commandant Massy lieutenant-colonel du 44e de ligne ; plusieurs aides de camp furent décorés ; enfin les lieutenants Bro, Mainvielle et moi, nous fûmes nommés capitaines. Cet avancement me fit d’autant plus de plaisir que je ne l’attendais pas, n’ayant rien fait de remarquable pour l’obtenir, et je n’étais âgé que de vingt-quatre ans. En remettant à Mainvielle, à Bro et à moi nos brevets de capitaine, le maréchal Augereau nous dit : « Nous verrons lequel de vous trois sera colonel le premier !… » Ce fut moi, car six ans après je commandais un régiment, tandis que mes deux camarades étaient encore simples capitaines : il est vrai que dans ce laps de temps j’avais reçu six blessures !…

Nos cantonnements établis, les ennemis prirent les leurs en face, mais assez loin des nôtres. L’Empereur s’attendait à ce qu’ils nous laisseraient passer l’hiver tranquillement ; mais il en fut autrement ; notre repos ne dura qu’un mois : c’était beaucoup, sans être assez.

Les Russes, voyant la terre couverte de neige durcie par de très fortes gelées, pensèrent que cette rigueur du temps donnerait aux hommes du Nord un immense avantage sur les hommes du Midi, peu habitués à supporter les grands froids. Ils résolurent, en conséquence, de nous attaquer, et pour exécuter ce projet, ils firent dès le 25 janvier passer derrière les immenses forêts qui nous séparaient d’eux la plupart de leurs troupes, placées en face des nôtres en avant de Varsovie, et les dirigèrent vers la basse Vistule, sur les cantonnements de Bernadotte et de Ney, qu’ils espéraient surprendre et accabler par leurs masses, avant que l’Empereur et les autres corps de son armée pussent venir au secours de ces deux maréchaux. Mais Bernadotte et Ney résistèrent vaillamment, et Napoléon, prévenu à temps, se dirigea avec des forces considérables sur les derrières de l’ennemi, qui, menacé de se voir coupé de sa base d’opérations, se mit en retraite vers Kœnigsberg. Il nous fallut donc, le 1er février, quitter les cantonnements où nous étions assez bien établis pour recommencer la guerre et aller coucher sur la neige.

En tête de la colonne du centre, commandée par l’Empereur en personne, se trouvait la cavalerie du prince Murat, puis le corps du maréchal Soult, soutenu par celui d’Augereau ; enfin venait la garde impériale. Le corps de Davout marchait sur le flanc droit de cette immense colonne, et celui du maréchal Ney à sa gauche. Une telle agglomération de troupes, se dirigeant vers le même point, eut bientôt épuisé les vivres que pouvait fournir le pays ; aussi souffrîmes-nous beaucoup de la faim. La garde seule, ayant des fourgons, portait avec elle de quoi subvenir aux distributions ; les autres corps vivaient comme ils pouvaient, c’est-à-dire manquant à peu près de tout.

Je suis d’autant plus disposé à donner peu de détails sur les affaires qui précédèrent la bataille d’Eylau, que les troupes du maréchal Augereau, marchant en deuxième ligne, ne prirent aucune part à ces divers combats, dont les plus importants eurent lieu à Mohrungen, Bergfried, Guttstadt et Valtersdorf. Enfin, le 6 février, les Russes, poursuivis l’épée dans les reins depuis huit jours, résolurent de s’arrêter et de tenir ferme en avant de la petite ville de Landsberg. Pour cela, ils placèrent huit bataillons d’élite dans l’excellente position de Hoff, leur droite appuyée au village de ce nom, leur gauche à un bois touffu, leur centre couvert par un ravin fort encaissé, que l’on ne pouvait passer que sur un pont très étroit ; huit pièces de canon garnissaient le front de cette ligne.

L’Empereur, arrivé en face de cette position avec la cavalerie de Murat, ne jugea pas à propos d’attendre l’infanterie du maréchal Soult, qui était encore à plusieurs lieues en arrière, et fit attaquer les Russes par quelques régiments de cavalerie légère qui, s’élançant bravement sur le pont, franchirent le ravin… Mais, accablés par la fusillade et la mitraille, nos escadrons furent rejetés en désordre dans le ravin, d’où ils sortirent avec beaucoup de peine. L’Empereur, voyant les efforts de la cavalerie légère superflus, la fit remplacer par une division de dragons, dont l’attaque, reçue de la même façon, eut un aussi mauvais résultat. Napoléon fit alors avancer les terribles cuirassiers du général d’Hautpoul, qui, traversant le pont et le ravin sous une grêle de mitraille, fondirent avec une telle rapidité sur la ligne russe, qu’ils la couchèrent littéralement par terre ! Il y eut en ce moment une affreuse boucherie ; les cuirassiers, furieux des pertes que leurs camarades, housards et dragons, venaient d’éprouver, exterminèrent presque entièrement les huit bataillons russes ! Tout fut tué ou pris ; le champ de bataille faisait horreur… Jamais on ne vit une charge de cavalerie avoir des résultats si complets. L’Empereur, pour témoigner sa satisfaction aux cuirassiers, ayant embrassé leur général en présence de toute la division, d’Hautpoul s’écria : « Pour me montrer digne d’un tel honneur, il faut que je me fasse tuer pour Votre Majesté !… » Il tint parole, car le lendemain il mourait sur le champ de bataille d’Eylau. Quelle époque et quels hommes !

L’armée ennemie, qui, du haut des plateaux situés au delà de Landsberg, fut témoin de la destruction de son arrière-garde, se retira promptement sur Eylau, et nous prîmes possession de la ville de Landsberg. Le 7 février, le général en chef russe Benningsen, étant bien résolu à recevoir la bataille, concentra son armée autour d’Eylau et principalement sur les positions situées en arrière de cette ville. La cavalerie de Murat et les fantassins du maréchal Soult s’emparèrent de cette position, après un combat des plus acharnés, car les Russes tenaient infiniment à conserver Ziegelhof qui domine Eylau, comptant en faire le centre de leur ligne pour la bataille du lendemain ; mais ils furent contraints de se retirer de la ville. La nuit paraissait devoir mettre un terme au combat, prélude d’une action générale, lorsqu’une vive fusillade éclata dans les rues d’Eylau.

Je sais que les écrivains militaires qui ont écrit cette campagne prétendent que l’Empereur, ne voulant pas laisser cette ville au pouvoir des Russes, ordonna de l’attaquer ; mais j’ai la certitude que c’est une erreur des plus grandes, et voici sur quoi je fonde mon assertion.

Au moment où la tête de colonne du maréchal Augereau, arrivant par la route de Landsberg, approchait de Ziegelhof, le maréchal gravit ce plateau où se trouvait déjà l’Empereur, et j’entendis Napoléon dire à Augereau : « On me proposait d’enlever Eylau ce soir ; mais, outre que je n’aime pas les combats de nuit, je ne veux pas pousser mon centre trop en pointe avant l’arrivée de Davout, qui est mon aile droite, et de Ney, qui est mon aile gauche ; je vais donc les attendre jusqu’à demain sur ce plateau, qui, garni d’artillerie, offre à notre infanterie une excellente position ; puis, quand Ney et Davout seront en ligne, nous marcherons tous ensemble sur l’ennemi ! » Cela dit, Napoléon ordonna d’établir son bivouac au bas de Ziegelhof, et de faire camper sa garde tout autour.

Mais pendant que l’Empereur expliquait ainsi ses plans au maréchal Augereau, qui louait fort sa prudence, voici ce qui se passait. Les fourriers du palais impérial, venant de Landsberg, suivis de leurs bagages et valets, arrivèrent jusqu’à nos avant-postes, situés à l’entrée d’Eylau, sans que personne leur eût dit de s’arrêter auprès de Ziegelhof. Ces employés, habitués à voir le quartier impérial toujours très bien gardé, n’ayant pas été prévenus qu’ils se trouvaient à quelques pas des Russes, ne songèrent qu’à choisir un bon logement pour leur maître, et ils s’établirent dans la maison de la poste aux chevaux, où ils déballèrent leur matériel, et se mirent à faire la cuisine et à installer leurs chevaux… Mais, attaqués au milieu de leurs préparatifs par une patrouille ennemie, ils eussent été enlevés sans le secours du détachement de la garde qui accompagnait constamment les équipages de l’Empereur. Au bruit de la fusillade qui éclata sur ce point, les troupes du maréchal Soult, établies aux portes de la ville, accoururent au secours des bagages de Napoléon, que les troupes russes pillaient déjà. Les généraux ennemis, croyant que les Français voulaient s’emparer d’Eylau, envoyèrent de leur côté des renforts, de sorte qu’un combat sanglant s’engagea dans les rues de la ville, qui finit par rester en notre pouvoir.

Bien que cette attaque n’eût pas été ordonnée par l’Empereur, il crut cependant devoir en profiter et vint s’établir à la maison de poste d’Eylau. Sa garde et le corps de Soult occupèrent la ville, qu’entoura la cavalerie de Murat. Les troupes d’Augereau furent placées à Zehen, petit hameau dans lequel nous espérions trouver quelques ressources ; mais les Russes avaient tout pillé en se retirant, de sorte que nos malheureux régiments, qui n’avaient reçu aucune distribution depuis huit jours, n’eurent pour se réconforter que quelques pommes de terre et de l’eau !… Les équipages de l’état-major du 7e corps ayant été laissés à Landsberg, notre souper ne fut même pas aussi bon que celui des soldats, car nous ne pûmes nous procurer des pommes de terre !… Enfin, le 8 au matin, au moment où nous allions monter à cheval pour marcher à l’ennemi, un domestique ayant apporté un pain au maréchal, celui-ci, toujours plein de bonté, le partagea entre tous ses aides de camp, et après ce frugal repas, qui devait être le dernier pour plusieurs d’entre nous, le corps d’armée se rendit au poste que l’Empereur lui avait assigné.

Conformément au plan que je me suis tracé en écrivant ces Mémoires, je ne fatiguerai pas votre attention par le récit trop circonstancié des diverses phases de cette terrible bataille d’Eylau, dont je me bornerai à raconter les faits principaux.

Le 8 février, au matin, la position des deux armées était celle-ci : les Russes avaient leur gauche à Serpallen, leur centre en avant d’Auklapen, leur droite à Schmoditten, et ils attendaient huit mille Prussiens qui devaient déboucher par Althoff et former leur extrême droite. Le front de la ligne ennemie était couvert par cinq cents pièces d’artillerie, dont un tiers au moins de gros calibre. La situation des Français était bien moins favorable, puisque leurs deux ailes n’étant pas encore arrivées, l’Empereur n’avait, au commencement de l’action, qu’une partie des troupes sur lesquelles il avait compté pour livrer bataille. Le corps du maréchal Soult fut placé à droite et à gauche d’Eylau, la garde dans cette ville, le corps d’Augereau entre Rothenen et Eylau, faisant face à Serpallen. Vous voyez que l’ennemi formait un demi-cercle autour de nous, et que les deux armées occupaient un terrain sur lequel se trouvent de nombreux étangs ; mais la neige les couvrait. Aucun des partis ne s’en aperçut, ni ne tira de boulets à ricochets pour briser la glace, ce qui aurait amené une catastrophe pareille à celle qui eut lieu sur le lac Satschan, à la fin de la bataille d’Austerlitz.

Le maréchal Davout, que l’on attendait sur notre droite, vers Molwitten, et le maréchal Ney, qui devait former notre gauche, du côté d’Althoff, n’avaient pas encore paru, lorsque, au point du jour, vers huit heures environ, les Russes commencèrent l’attaque par une canonnade des plus violentes, à laquelle notre artillerie, quoique moins nombreuse, répondit avec d’autant plus d’avantage que nos canonniers, bien plus instruits que ceux des ennemis, pointaient sur des masses d’hommes que rien n’abritait, tandis que la plupart des boulets russes frappaient contre les murs de Rothenen et d’Eylau. Une forte colonne ennemie s’avança bientôt pour enlever cette dernière ville ; elle fut vivement repoussée par la garde et par les troupes du maréchal Soult. L’Empereur apprit en ce moment avec bonheur que du haut du clocher on apercevait le corps de Davout arrivant par Molwitten et marchant sur Serpallen, dont il chassa la gauche des Russes, qu’il refoula jusqu’à Klein-Sausgarten.

Le maréchal russe Benningsen, voyant sa gauche battue et ses derrières menacés par l’audacieux Davout, résolut de l’écraser en portant une grande partie de ses troupes contre lui. Ce fut alors que Napoléon, voulant empêcher ce mouvement en faisant une diversion sur le centre des ennemis, prescrivit au maréchal Augereau d’aller l’attaquer, bien qu’il prévît la difficulté de cette opération. Mais il y a sur les champs de bataille des circonstances dans lesquelles il faut savoir sacrifier quelques troupes pour sauver le plus grand nombre et s’assurer la victoire. Le général Corbineau, aide de camp de l’Empereur, fut tué auprès de nous d’un coup de canon, au moment où il portait au maréchal Augereau l’ordre de marcher. Ce maréchal, passant avec ses deux divisions entre Eylau et Rothenen, s’avança fièrement contre le centre des ennemis, et déjà le 14e de ligne, qui formait notre avant-garde, s’était emparé de la position que l’Empereur avait ordonné d’enlever et de garder à tout prix, lorsque les nombreuses pièces de gros calibre qui formaient un demi-cercle autour d’Augereau lancèrent une grêle de boulets et de mitraille telle, que de mémoire d’homme on n’en avait vu de pareille !…

En un instant, nos deux divisions furent broyées sous cette pluie de fer ! Le général Desjardins fut tué, le général Heudelet grièvement blessé. Cependant on tint ferme, jusqu’à ce que le corps d’armée étant presque complètement détruit, force fut d’en ramener les débris auprès du cimetière d’Eylau, sauf toutefois le 14e de ligne qui, totalement environné par les ennemis, resta sur le monticule qu’il occupait. Notre situation était d’autant plus fâcheuse qu’un vent des plus violents nous lançait à la figure une neige fort épaisse qui empêchait de voir à plus de quinze pas, de sorte que plusieurs batteries françaises tirèrent sur nous en même temps que celles des ennemis. Le maréchal Augereau fut blessé par un biscaïen.

Cependant, le dévouement du 7e corps venait de produire un bon résultat, car non seulement le maréchal Davout, dégagé par notre attaque, avait pu se maintenir dans ses positions, mais il s’était emparé de Klein-Sausgarten et avait même poussé son avant-garde jusqu’à Kuschitten, sur les derrières de l’ennemi. Ce fut alors que l’Empereur, voulant porter le grand coup, fit passer entre Eylau et Rothenen quatre-vingt-dix escadrons commandés par Murat. Ces terribles masses, fondant sur le centre des Russes, l’enfoncent, le sabrent et le jettent dans le plus grand désordre. Le vaillant général d’Hautpoul fut tué dans la mêlée à la tête de ses cuirassiers, ainsi que le général Dahlmann, qui avait succédé au général Morland dans le commandement des chasseurs de la garde. Le succès de notre cavalerie assurait le gain de la bataille.

En vain huit mille Prussiens, échappés aux poursuites du maréchal Ney, débouchant par Althoff, essayèrent-ils une nouvelle attaque en se portant, on ne sait trop pourquoi, sur Kuschitten, au lieu de marcher sur Eylau ; le maréchal Davout les repoussa, et l’arrivée du corps de Ney, qui parut vers la chute du jour à Schmoditten, faisant craindre à Benningsen de voir ses communications coupées, il ordonna de faire la retraite sur Kœnigsberg et de laisser les Français maîtres de cet horrible champ de bataille, couvert de cadavres et de mourants !… Depuis l’invention de la poudre, on n’en avait pas vu d’aussi terribles effets, car, eu égard au nombre de troupes qui combattaient à Eylau, c’est de toutes les batailles anciennes ou modernes celle où les pertes furent relativement les plus grandes. Les Russes eurent vingt-cinq mille hommes hors de combat, et bien qu’on n’ait porté qu’à dix mille le nombre des Français atteints par le fer ou le feu, je l’évalue au moins à vingt mille hommes. Le total pour les deux armées fut donc de quarante-cinq mille hommes, dont plus de la moitié moururent !

Le corps d’Augereau était presque entièrement détruit, puisque, de quinze mille combattants présents sous les armes au commencement de l’action, il n’en restait le soir que trois mille, commandés par le lieutenant-colonel Massy : le maréchal, tous les généraux et tous les colonels avaient été blessés ou tués.

On a peine à comprendre pourquoi Benningsen, sachant que Davout et Ney étaient encore en arrière, ne profita point de leur absence pour attaquer au point du jour la ville d’Eylau, avec les très nombreuses troupes du centre de son armée, au lieu de perdre un temps précieux à nous canonner ; car la supériorité de ses forces l’aurait certainement rendu maître de la ville avant l’arrivée de Davout, et l’Empereur aurait alors regretté de s’être tant avancé, au lieu de se fortifier sur le plateau de Ziegelhof et d’y attendre ses ailes, ainsi qu’il en avait eu le projet la veille. Le lendemain de la bataille, l’Empereur fit poursuivre les Russes jusqu’aux portes de Kœnigsberg ; mais cette ville ayant quelques fortifications, on ne jugea pas prudent de l’attaquer avec des troupes affaiblies par de sanglants combats, d’autant plus que presque toute l’armée russe était dans Kœnigsberg ou autour.

Napoléon passa plusieurs jours à Eylau, tant pour relever les blessés que pour réorganiser ses armées. Le corps du maréchal Augereau étant presque détruit, ses débris en furent répartis entre les autres corps, et le maréchal reçut la permission de retourner en France, afin de se guérir de sa blessure. L’Empereur, voyant le gros de l’armée russe éloigné, établit ses troupes en cantonnement dans les villes, bourgs et villages, en avant de la basse Vistule. Il n’y eut, pendant la fin de l’hiver, de fait remarquable que la prise de la place forte de Danzig par les Français. Les hostilités en rase campagne ne recommencèrent qu’au mois de juin, ainsi que nous le verrons plus loin.