Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXI

CHAPITRE XXI

De Bayonne à Brest. — 1804. — Conspiration de Pichegru, Moreau et Cadoudal. — Mort du duc d’Enghien. — Bonaparte empereur.

Revenons à Bayonne, où je venais de rejoindre l’état-major d’Augereau. L’hiver est fort doux en cette contrée, ce qui permettait de faire manœuvrer les troupes du camp et de simuler de petites guerres, afin de nous préparer à aller combattre les Portugais. Mais la cour de Lisbonne ayant obtempéré à tout ce que voulait le gouvernement français, nous dûmes renoncer à passer les Pyrénées, et le général Augereau reçut l’ordre de se rendre à Brest, pour y prendre le commandement du 7e  corps de l’armée des côtes, qui devait opérer une descente en Irlande.

La première femme du général Augereau, la Grecque, étant alors à Pau, celui-ci voulut aller lui faire ses adieux et prit avec lui trois aides de camp, au nombre desquels je me trouvais.

À cette époque, les généraux en chef avaient chacun un escadron de guides, dont un détachement escortait constamment leur voiture, tant qu’ils se trouvaient sur le territoire occupé par les troupes placées sous leurs ordres. Bayonne n’ayant pas encore de guides, on y suppléa en plaçant un peloton de cavalerie à chacun des relais situés entre Bayonne et Pau. C’était le régiment que je venais de quitter, le 25e  de chasseurs, qui faisait ce service, de sorte que de la voiture dans laquelle je me prélassais avec le général en chef, je voyais mes anciens camarades trotter à la portière. Je n’en conçus aucun orgueil, mais j’avoue qu’en entrant à Puyoo, où vous m’avez vu deux ans avant arriver à pied, crotté et conduit par la gendarmerie, j’eus la faiblesse de me rengorger et de me faire reconnaître par le bon maire Bordenave, que je présentai au général en chef, auquel j’avais raconté ce qui m’était arrivé en 1801 dans cette commune ; et comme la brigade de gendarmerie de Peyrehorade s’était jointe à l’escorte jusqu’à Puyoo, je reconnus les deux gendarmes qui m’avaient arrêté. Le vieux maire eut la malice de leur apprendre que l’officier qu’ils voyaient dans le bel équipage du général en chef était ce même voyageur qu’ils avaient pris pour un déserteur, bien que ses papiers fussent en règle, et le bonhomme était même tout fier du jugement qu’il avait rendu dans cette affaire.

Après vingt-quatre heures de séjour à Pau, nous retournâmes à Bayonne, d’où le général en chef fit partir Mainvielle et moi pour Brest, afin d’y préparer son établissement. Nous prîmes des places dans la malle-poste jusqu’à Bordeaux ; mais là, nous fûmes obligés, faute de voitures publiques, d’enfourcher des bidets de poste, ce qui, de toutes les manières de voyager, est certainement la plus rude. Il pleuvait, les routes étaient affreuses, les nuits d’une obscurité profonde, et cependant il fallait se lancer au galop, malgré ces obstacles, car notre mission était pressée. Bien que je n’aie jamais été très bon écuyer, l’habitude que j’avais du cheval, et une année récemment passée au manège de Versailles, me donnaient assez d’assurance et de force pour enlever les affreuses rosses sur lesquelles nous étions forcés de monter. Je me tirai donc assez bien de mon apprentissage du métier de courrier, dans lequel vous verrez que les circonstances me forcèrent plus tard à me perfectionner. Il n’en fut pas de même de Mainvielle ; aussi mîmes-nous deux jours et deux nuits pour nous rendre à Nantes, où il arriva brisé, rompu, et dans l’impossibilité de continuer le voyage à franc étrier. Cependant, comme nous ne pouvions pas exposer le général en chef à se trouver sans logement à son arrivée à Brest, il fut convenu que je me rendrais dans cette ville et que Mainvielle me rejoindrait en voiture.

Dès mon arrivée, je louai l’hôtel du banquier Pasquier, frère de celui qui fut chancelier et président de la Chambre des pairs. Plusieurs de mes camarades, et Mainvielle lui-même, vinrent me joindre quelques jours après, et m’aidèrent à ordonner tout ce qui était nécessaire à l’établissement du général en chef, qui le trouva convenable pour le grand état de maison qu’il avait le projet d’y tenir.

1804. — Nous commençâmes à Brest l’année 1804.

Le 7e  corps se composait de deux divisions d’infanterie et d’une brigade de cavalerie ; ces troupes n’étant pas campées, mais seulement cantonnées dans les communes voisines, tous les généraux et leurs états-majors logeaient à Brest, dont la rade et le port contenaient un grand nombre de vaisseaux de tout rang. L’amiral et les chefs principaux de la flotte étaient aussi en ville, et les autres officiers y venaient journellement, de sorte que Brest offrait un spectacle des plus animés. L’amiral Truguet et le général en chef Augereau donnèrent plusieurs fêtes brillantes, car de tout temps les Français préludèrent ainsi à la guerre.

Dans le courant de février, le général Augereau partit pour Paris, où le premier Consul l’avait mandé afin de conférer avec lui sur le projet de descente en Irlande. Je fus du voyage.

À notre arrivée à Paris, nous trouvâmes l’horizon politique très chargé. Les Bourbons, qui avaient espéré que Bonaparte, en prenant les rênes du gouvernement, travaillerait pour eux, et se préparait à jouer le rôle de Monck, voyant qu’il ne songeait nullement à leur rendre la couronne, résolurent de le renverser. Ils ourdirent à cet effet une conspiration ayant pour chefs trois hommes célèbres, mais à des titres bien différents : le général Pichegru, le général Moreau et Georges Cadoudal.

Pichegru avait été professeur de mathématiques de Bonaparte au collège de Brienne, qu’il avait quitté pour prendre du service. La Révolution le trouva sergent d’artillerie. Ses talents et son courage l’élevèrent rapidement au grade de général en chef. Ce fut lui qui fit la conquête de la Hollande au milieu de l’hiver ; mais l’ambition le perdit. Il se laissa séduire par les agents du prince de Condé, et entretint une correspondance avec ce prince, qui lui promettait de grands avantages et le titre de connétable, s’il employait l’influence qu’il avait sur les troupes au rétablissement de Louis XVIII sur le trône de ses pères. Le hasard, ce grand arbitre des destinées humaines, voulut qu’à la suite d’un combat où les troupes françaises commandées par Moreau avaient battu la division du général autrichien Kinglin, le fourgon de celui-ci, contenant les lettres adressées par Pichegru au prince de Condé, fut pris et amené à Moreau. Il était l’ami de Pichegru, auquel il devait en partie son avancement, et dissimula la capture qu’il avait faite tant que Pichegru eut du pouvoir ; mais ce général, devenu représentant du peuple au conseil des Anciens, ayant continué d’agir en faveur des Bourbons, fut arrêté ainsi que plusieurs de ses collègues. Alors Moreau s’empressa d’adresser au Directoire les pièces qui démontraient la culpabilité de Pichegru, ce qui amena la déportation de celui-ci dans les déserts de la Guyane, à Sinamary. Il parvint, par son courage, à s’évader, gagna les États-Unis, puis l’Angleterre, et n’ayant, dès lors, plus de ménagements à garder, il se mit ouvertement à la solde de Louis XVIII et résolut de venir en France renverser le gouvernement consulaire. Cependant, comme il ne pouvait se dissimuler que destitué, proscrit, absent de France depuis plus de six ans, il ne pouvait plus avoir sur l’armée autant d’influence que le général Moreau, le vainqueur de Hohenlinden, et par cela même fort aimé des troupes dont il était inspecteur général, il consentit, par dévouement pour les Bourbons, à faire taire les motifs d’inimitié qu’il avait contre Moreau, et à s’unir à lui pour le triomphe de la cause à laquelle il s’était dévoué.

Moreau, né en Bretagne, faisait son cours de droit à Rennes lorsque la révolution de 1789 éclata ; les étudiants, cette jeunesse turbulente, l’avaient pris pour chef, et lorsqu’ils formèrent un bataillon de volontaires, ils nommèrent Moreau commandant. Celui-ci, débutant dans la carrière des armes par un emploi d’officier supérieur, se montra brave, capable, et fut promptement élevé au généralat et au commandement en chef des armées. Il gagna plusieurs batailles et fit devant le prince Charles une retraite justement célèbre. Mais, bon militaire, Moreau manquait de courage civil. Nous l’avons vu refuser de se mettre à la tête du gouvernement, pendant que Bonaparte était en Égypte ; et bien qu’il eût aidé celui-ci au 18 brumaire, il devint jaloux de sa puissance, dès qu’il le vit premier Consul ; enfin il chercha tous les moyens de le supplanter, ce à quoi le poussait aussi, dit-on, la jalousie de sa femme et de sa belle-mère contre Joséphine.

D’après cette disposition d’esprit de Moreau, il ne devait pas être difficile de l’amener à s’entendre avec Pichegru pour le renversement du gouvernement.

Un Breton nommé Lajolais, agent de Louis XVIII et ami de Moreau, devint l’intermédiaire entre celui-ci et Pichegru ; il allait continuellement de Londres à Paris ; mais comme il s’aperçut bientôt que, tout en consentant au renversement de Bonaparte, Moreau avait le projet de garder le pouvoir pour lui-même, et nullement de le remettre aux Bourbons, on espérait qu’une entrevue du général avec Pichegru le ramènerait à de meilleurs sentiments. Celui-ci, débarqué par un vaisseau anglais sur les côtes de France, près du Tréport, se rendit à Paris, où Georges Cadoudal l’avait précédé, ainsi que M. de Rivière, les deux Polignac et autres royalistes.

Georges Cadoudal était le plus jeune des nombreux fils d’un meunier du Morbihan ; mais comme un usage fort bizarre, établi dans une partie de la basse Bretagne, donnait tous les biens au dernier-né de chaque famille, Georges, dont le père était aisé, avait reçu une certaine éducation. C’était un homme court, aux épaules larges, au cœur de tigre, et que son courage audacieux avait appelé au commandement supérieur de toutes les bandes des chouans de la Bretagne.

Il vivait à Londres depuis la pacification de la Vendée ; mais son zèle fanatique pour la maison de Bourbon ne lui permettant de goûter aucun repos, tant que le premier Consul serait à la tête du gouvernement français, il forma le dessein de le tuer, non par assassinat caché, mais en plein jour, en l’attaquant sur la route de Saint-Cloud avec un détachement de trente à quarante chouans à cheval, bien armés et portant l’uniforme de la garde consulaire. Ce projet avait d’autant plus de chances de réussir, que l’escorte de Bonaparte n’était ordinairement alors que de quatre cavaliers.

Une entrevue fut ménagée entre Pichegru et Moreau. Elle eut lieu la nuit, auprès de l’église de la Madeleine, alors en construction. Moreau consentait au renversement et même à la mort du premier Consul, mais refusait de concourir au rétablissement des Bourbons. La police particulière de Bonaparte lui ayant signalé de sourdes menées dans Paris, il ordonna l’arrestation de quelques anciens chouans qui s’y trouvaient, et l’un d’eux fit des révélations importantes, qui compromirent gravement le général Moreau, dont l’arrestation fut résolue au conseil des ministres.

Je me souviens que cette arrestation fit le plus mauvais effet dans le public, parce que Georges et Pichegru n’étant pas encore arrêtés, personne ne les croyait en France ; aussi disait-on que Bonaparte avait inventé la conspiration pour prendre Moreau. Le gouvernement avait donc le plus grand intérêt à prouver que Pichegru et Georges étaient à Paris, et qu’ils avaient vu Moreau. Toutes les barrières furent fermées pendant plusieurs jours, et une loi terrible fut portée contre ceux qui recèleraient les conspirateurs. Dès ce moment, il leur devint fort difficile de trouver un asile, et bientôt Pichegru, M. de Rivière et les Polignac tombèrent entre les mains de la police. Cette arrestation commença à ramener l’esprit public sur la réalité de la conspiration, et la capture de Georges acheva de dissiper les doutes qui auraient pu subsister encore à ce sujet. Georges ayant déclaré dans ses interrogatoires qu’il était venu pour tuer le premier Consul, et que la conspiration devait être appuyée par un prince de la famille royale, la police fut conduite à rechercher en quels lieux se trouvaient tous les princes de la maison de Bourbon. Elle apprit que le duc d’Enghien, petit-fils du grand Condé, habitait depuis peu de temps à Ettenheim, petite ville située à quelques lieues du Rhin, dans le pays de Bade. Il n’a jamais été prouvé que le duc d’Enghien fût un des chefs de la conspiration, mais il est certain qu’il avait commis plusieurs fois l’imprudence de se rendre sur le territoire français. Quoi qu’il en soit, le premier Consul fit passer secrètement le Rhin, pendant la nuit, à un détachement de troupes, commandé par le général Ordener, qui se rendit à Ettenheim, d’où il enleva le duc d’Enghien. On le dirigea sur-le-champ sur Vincennes, où il fut jugé, condamné à mort et fusillé avant que le public eût appris son arrestation. Cette exécution fut généralement blâmée. On concevrait que si le prince eût été pris sur le territoire français, on lui eût appliqué la loi qui dans ce cas portait la peine de mort ; mais aller l’enlever au delà des frontières, en pays étranger, cela parut une violation inqualifiable du droit des gens.

Il sembla cependant que le premier Consul n’avait pas l’intention de faire exécuter le prince et ne voulait qu’effrayer le parti royaliste qui conspirait sa mort ; mais le général Savary, chef de la gendarmerie, s’étant rendu à Vincennes, s’empara du prince après l’arrêt prononcé, et, par un excès de zèle, il le fit fusiller, afin, dit-il, d’éviter au premier Consul la peine d’ordonner la mort du duc d’Enghien, ou le danger de laisser la vie à un ennemi aussi dangereux. Savary a depuis nié ce propos, mais il l’aurait cependant tenu, à ce que m’ont assuré des témoins auriculaires. Il n’est pas moins certain que Bonaparte blâma l’empressement de Savary ; mais le fait étant accompli, il dut en accepter les conséquences. Le général Pichegru, honteux de s’être associé à des assassins, et ne voulant pas montrer en public le vainqueur de la Hollande mis en jugement avec des chouans criminels, se pendit avec sa cravate dans la prison. On prétendit qu’il avait été étranglé par des mameluks de la garde, mais le fait est controuvé. D’ailleurs, Bonaparte n’avait pas besoin de ce crime, et il avait plus d’intérêt à montrer Pichegru avili devant un tribunal que de le faire tuer en secret.

Georges Cadoudal, condamné à mort ainsi que plusieurs de ses complices, fut exécuté. Les frères Polignac et M. de Rivière, compris dans la même sentence, virent leur peine commuée en celle de la détention perpétuelle. Enfermés à Vincennes, ils obtinrent au bout de quelque temps l’autorisation d’habiter sur parole une maison de santé ; mais, en 1814, à l’approche des alliés, ils s’évadèrent et allèrent rejoindre le comte d’Artois en Franche-Comté ; puis, en 1815, ils furent les plus acharnés à poursuivre les bonapartistes.

Quant au général Moreau, il fut condamné à deux ans de détention. Le premier Consul le gracia, à condition qu’il se rendrait aux États-Unis. Il y vécut dans l’obscurité jusqu’en 1813, où il vint en Europe se ranger parmi les ennemis de son pays, et mourir en combattant les Français, confirmant par sa conduite toutes les accusations portées contre lui, à l’époque de la conjuration de Pichegru.

La nation française, fatiguée des révolutions, et voyant combien Bonaparte était nécessaire au maintien du bon ordre, oublia ce qu’il y avait eu d’odieux dans l’affaire du duc d’Enghien, et éleva Bonaparte sur le pavois, en le proclamant empereur le 25 mai 1804. Presque toutes les cours reconnurent le nouveau souverain de la France. À cette occasion, dix-huit généraux, pris parmi les plus marquants, furent élevés à la dignité de maréchaux de l’Empire, savoir, pour l’armée active : Berthier, Augereau, Masséna, Lannes, Davout, Murat, Moncey, Jourdan, Bernadotte, Ney, Bessières, Mortier, Soult et Brune ; et pour le Sénat, Kellermann, Lefebvre, Pérignon et Sérurier.