Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXII

CHAPITRE XXII

1805. — Institution de la Légion d’honneur. — Camp de Boulogne. — Je suis fait lieutenant. — Mission. — Mort de mon frère Félix. — La Russie et l’Autriche nous déclarent la guerre.

Après le jugement de Moreau, nous retournâmes à Brest, d’où nous revînmes bientôt à Paris, le maréchal devant assister, le 14 juillet, à la distribution des décorations de la Légion d’honneur, ordre que l’Empereur avait nouvellement institué pour récompenser tous les genres de mérite. Je dois à ce sujet rappeler une anecdote qui fit grand bruit à cette époque. Pour faire participer aux décorations tous les militaires qui s’étaient distingués dans les armées de la République, l’Empereur se fit rendre compte des hauts faits de ceux qui avaient reçu des armes d’honneur, et il désigna un grand nombre d’entre eux pour la Légion d’honneur, bien que plusieurs de ceux-ci fussent rentrés dans la vie civile. M. de Narbonne, émigré rentré, vivait alors paisiblement à Paris, rue de Miromesnil, dans la maison voisine de celle qu’habitait ma mère. Or, le jour de la distribution des croix, M. de Narbonne, apprenant que son valet de pied, ancien soldat d’Égypte, venait d’être décoré, le fait venir, au moment de se mettre à table, et lui dit : « Il n’est pas convenable qu’un chevalier de la Légion d’honneur donne des assiettes ; il l’est encore moins qu’il quitte sa décoration pour faire son service ; asseyez-vous donc auprès de moi, nous allons dîner ensemble, et demain vous irez occuper dans mes terres l’emploi de garde-chasse, qui n’a rien d’incompatible avec le port de votre décoration. » L’Empereur, informé de ce trait de bon goût, et désirant depuis longtemps connaître M. de Narbonne, dont il avait entendu vanter le bon sens et l’esprit, le fit venir, et fut si satisfait de lui, que par la suite il le prit pour aide de camp. M. de Narbonne est le père de Mme la comtesse de Rambuteau. Après avoir distribué les croix à Paris, l’Empereur se rendit dans le même but au camp de Boulogne, où l’armée fut réunie sur un emplacement demi-circulaire, en face de l’Océan. La cérémonie fut imposante. L’Empereur y parut pour la première fois sur un trône, environné de ses maréchaux. L’enthousiasme fut indescriptible… La flotte anglaise, qui apercevait la cérémonie, envoya quelques navires légers pour essayer de la troubler par une forte canonnade, mais nos batteries des côtes leur ripostaient vivement. La fête terminée, l’Empereur, retournant à Boulogne suivi de tous les maréchaux et d’un cortège immense, s’arrêta derrière ces batteries, et, appelant le général Marmont, qui avait servi dans l’artillerie : « Voyons, lui dit-il, si nous nous souvenons de notre ancien métier, et lequel de nous deux enverra une bombe sur ce brick anglais qui s’est tellement rapproché pour nous narguer… » L’Empereur, écartant alors le caporal d’artillerie chef de pièce, pointe le mortier ; on met le feu, et la bombe, frôlant les voiles du brick, va tomber dans la mer. Le général Marmont pointe à son tour, approche aussi du but, mais n’atteint pas non plus le brick, qui, voyant la batterie remplie de généraux, redoublait la vivacité de son feu. « Allons, reprends ton poste », dit Napoléon au caporal. Celui-ci ajuste à son tour, et fait tomber la bombe au beau milieu du brick, qui, percé d’outre en outre par ce gros projectile, se remplit d’eau à l’instant, et coule majestueusement en présence de toute l’armée française. Celle-ci, enchantée de cet heureux présage, fit éclater les vivat les plus bruyants, tandis que la flotte anglaise s’éloignait à toutes voiles. L’Empereur félicita le caporal d’artillerie, et attacha la décoration à son habit.

Je participai aussi aux grâces distribuées ce jour-là. J’étais sous-lieutenant depuis cinq ans et demi, et j’avais fait plusieurs campagnes. L’Empereur, sur la demande du maréchal Augereau, me nomma lieutenant ; mais je crus un moment qu’il allait me refuser ce grade, car, se souvenant qu’un Marbot avait figuré comme aide de camp de Bernadotte dans la conspiration de Rennes, il fronça le sourcil, lorsque le maréchal lui parla pour moi, et me dit en me regardant fixement : « Est-ce vous qui… ? — Non, Sire ! ce n’est pas moi qui… ! lui répliquai-je vivement. — Oh ! tu es le bon, toi… celui de Gênes et de Marengo, je te fais lieutenant… » L’Empereur m’accorda aussi une place à l’École militaire de Fontainebleau, pour mon jeune frère Félix, et à dater de ce jour, il ne me confondit plus avec mon frère aîné, qui lui fut toujours très antipathique, bien qu’il n’eût rien fait pour mériter sa haine.

Les troupes du 7e  corps n’étant pas réunies dans des camps, la présence du maréchal Augereau était fort peu utile à Brest ; aussi obtint-il l’autorisation de passer le reste de l’été, et de l’automne dans sa belle terre de la Houssaye, près Tournan, en Brie. Je crois même que l’Empereur préférait le savoir là qu’au fond de la Bretagne, à la tête d’une nombreuse armée. Au surplus, les appréciations de Napoléon, au sujet du peu de dévouement du maréchal Augereau, n’étaient nullement fondées, et provenaient des menées souterraines d’un général S…

C’était un général de brigade employé au 7e  corps. Il avait beaucoup de moyens et une ambition démesurée, mais il était tellement décrié sous le rapport de la probité, qu’aucun des officiers généraux ne frayait avec lui. Ce général, piqué de se voir ainsi repoussé par ses camarades, et voulant s’en venger, fit parvenir à l’Empereur une lettre où il dénonçait tous les généraux du 7e  corps, ainsi que le maréchal, comme conspirant contre l’Empire ! Je dois à Napoléon la justice de dire qu’il n’employa aucun moyen secret pour s’assurer de la vérité, se bornant à faire passer au maréchal Augereau la lettre de S…

Le maréchal croyait être certain qu’il ne se passait rien de grave dans son armée ; cependant, comme il savait que plusieurs généraux et colonels tenaient des propos inconsidérés, il résolut de faire cesser cet état de choses ; mais craignant de compromettre des officiers auxquels il voulait laver la tête, il préféra leur faire porter ses paroles par un aide de camp, et il voulut bien m’accorder sa confiance pour cette importante mission.

Je partis de la Houssaye au mois d’août, par une chaleur affreuse, fis à franc étrier les cent soixante lieues qui séparent ce château de la ville de Brest, et autant pour revenir. Je n’étais resté que vingt-quatre heures dans cette ville ; aussi arrivai-je exténué de fatigue, car de tous les métiers du monde, je ne crois pas qu’il en soit un plus pénible que de courir la poste à cheval.

J’avais trouvé l’état des choses beaucoup plus grave que le maréchal ne l’avait pensé ; il régnait en effet une grande fermentation dans l’armée. Les paroles dont j’étais porteur ayant calmé les esprits des généraux, presque tous dévoués au maréchal, je retournai à la Houssaye.

Je commençais à me remettre de la terrible fatigue que je venais d’éprouver, lorsque le maréchal me dit un matin que les généraux veulent chasser S… comme espion. Le maréchal ajoute qu’il faut absolument qu’il envoie l’un de ses aides de camp, et qu’il vient me demander si je me sens en état de recommencer cette course à franc étrier, qu’il ne m’en donne pas l’ordre, s’en rapportant à moi pour décider si je le puis… J’avoue que s’il se fût agi d’une récompense, même d’un grade, j’aurais refusé la mission ; mais il était question d’être utile à l’ami de mon père, au maréchal qui m’avait accueilli avec tant de bienveillance ; je n’hésitai pas et déclarai que je partirais dans une heure. Seulement, ce qui m’inquiétait, c’était la crainte de ne pouvoir faire derechef trois cent vingt lieues à franc étrier, tant cette manière de voyager est fatigante. Je pris cependant l’habitude de m’arrêter deux heures sur vingt-quatre, et me jetais alors sur la paille dans l’écurie d’une maison de poste.

Il faisait une chaleur affreuse ; cependant j’allai à Brest et en revins sans accident, ayant ainsi fait dans le même mois six cent quarante lieues à franc étrier !… Mais j’eus au moins la satisfaction d’apprendre au maréchal que les généraux se borneraient à témoigner leur mépris à S…

Le général S…, déconsidéré, déserta en Angleterre, s’y maria, bien qu’il fût déjà marié, fut condamné aux galères pour bigamie, et, après s’être évadé et avoir erré vingt ans en Europe, il finit dans la misère.

À mon second retour de Brest, le bon maréchal Augereau redoubla de marques d’affection pour moi, et, pour m’en donner une nouvelle preuve, en me mettant en rapport direct avec l’Empereur, il me désigna au mois de septembre pour aller à Fontainebleau chercher et conduire au château de la Houssaye Napoléon, qui vint y passer vingt-quatre heures, en compagnie de plusieurs maréchaux. Ce fut en s’y promenant avec ces derniers que l’Empereur, les entretenant de ses projets et de la manière dont il voulait soutenir sa dignité ainsi que la leur, fit présent à chacun d’eux de la somme nécessaire pour acquérir un hôtel à Paris. Le maréchal Augereau acheta celui de Rochechouart, situé rue de Grenelle-Saint-Germain, et qui sert à présent au ministère de l’instruction publique. Cet hôtel est superbe ; cependant le maréchal préférait le séjour de la Houssaye, où il tenait un fort grand état de maison ; car, outre ses aides de camp, qui y avaient chacun un appartement, le nombre des invités était toujours considérable. On y jouissait d’une liberté complète, et le maréchal laissait tout faire, pourvu que le bruit n’approchât pas de l’aile du château occupée par Mme la maréchale.

Cette excellente femme, toujours malade, vivait très retirée et paraissait rarement à table ou au salon ; mais lorsqu’elle y venait, loin de contraindre notre gaieté, elle se complaisait à l’encourager. Elle avait auprès d’elle deux dames de compagnie fort extraordinaires. La première portait constamment des habits d’homme et était connue sous le nom de Sans-gêne. Elle était fille d’un des chefs qui, en 1793, défendirent Lyon contre la Convention. Elle s’échappa avec son père ; ils se déguisèrent tous deux en soldats, et allèrent se réfugier dans les rangs du 9e  régiment de dragons, où ils prirent des surnoms de guerre et firent campagne. Mlle Sans-gêne, qui joignait à la tournure et à la figure d’un homme un courage des plus mâles, reçut plusieurs blessures, dont une à Castiglione, où son régiment faisait partie de la division Augereau. Le général Bonaparte, souvent témoin des prouesses de cette femme intrépide, étant devenu premier Consul, lui accorda une pension et la plaça auprès de sa femme ; mais la cour convenait peu à Mlle Sans-gêne ; elle se sépara donc de Mme Bonaparte, qui, d’un commun accord, la céda à Mme Augereau, dont elle devint secrétaire et lectrice. La seconde dame placée auprès de la maréchale était la veuve du sculpteur Adam, qui, malgré ses quatre-vingts ans, était le boute-en-train du château. La grosse joie et les mystifications étaient à l’ordre du jour à cette époque, et surtout à la Houssaye, dont le maître n’était heureux que lorsqu’il voyait la gaieté animer ses hôtes et les jeunes gens de son état-major.

Le maréchal rentra à Paris au mois de novembre. L’époque du couronnement de l’Empereur, approchait, et déjà le Pape, venu pour le sacre, était aux Tuileries. Une foule de magistrats et de députations des divers départements avaient été convoqués dans la capitale, où se trouvaient aussi tous les colonels de l’armée, avec un détachement de leurs régiments, auxquels l’Empereur distribua au Champ de Mars ces aigles devenues si célèbres !… Paris resplendissant étalait un luxe jusqu’alors inconnu. La cour du nouvel Empereur devint la plus brillante du monde ; ce n’étaient partout que fêtes, bals et joyeuses réunions.

Le couronnement eut lieu le 2 décembre. J’accompagnai le maréchal à cette cérémonie que je m’abstiendrai de décrire, car le récit en a été fait dans plusieurs ouvrages. Quelques jours après, les maréchaux offrirent un bal à l’Empereur et à l’Impératrice. Vous savez qu’ils étaient dix-huit. Le maréchal Duroc, bien qu’il ne fût que préfet du palais, se joignit à eux, ce qui portait à dix-neuf le nombre des payants, dont chacun versa 25,000 francs pour les frais de la fête, qui coûta par conséquent 475,000 francs. Ce bal eut lieu dans la grande salle de l’Opéra : on ne vit jamais rien d’aussi magnifique. Le général du génie Samson en était l’ordonnateur ; les aides de camp des maréchaux en furent les commissaires chargés d’en faire les honneurs et de distribuer les billets. Tout Paris voulait en avoir ; aussi les aides de camp furent-ils assaillis de lettres et de demandes : je n’eus jamais autant d’amis ! Tout se passa dans l’ordre le plus parfait, et l’Empereur parut satisfait.

1805. — Nous terminâmes au milieu des fêtes l’année 1804, et commençâmes l’année 1805, qui devait être fertile en si grands événements.

Pour faire participer son armée à l’allégresse générale, le maréchal Augereau jugea convenable de se rendre à Brest, malgré les rigueurs de l’hiver, donnant des bals magnifiques et traitant successivement les officiers et même bon nombre de soldats. Dès les premiers jours du printemps, il revint à la Houssaye, en attendant le moment de la descente en Angleterre.

Cette expédition, qu’on traitait de chimérique, fut cependant sur le point d’aboutir. Une escadre anglaise de quinze vaisseaux environ croisant sans cesse dans la Manche, il devenait impossible de passer l’armée française en Angleterre sur des bateaux et péniches, qui eussent été coulés par le moindre choc de vaisseaux de haut bord ; mais l’Empereur pouvait disposer de soixante vaisseaux de ligne, tant français qu’étrangers, dispersés dans les ports de Brest, Lorient, Rochefort, Le Ferrol et Cadix. Il s’agissait de les réunir à l’improviste dans la Manche, d’y écraser par des forces immenses la faible escadre qu’y avaient les Anglais, et de se rendre ainsi maîtres du passage, ne fût-ce que pour trois jours.

Pour obtenir ce résultat, l’Empereur prescrivit à l’amiral Villeneuve, commandant en chef de toutes ces forces, de faire sortir simultanément des ports de France et d’Espagne tous les vaisseaux disponibles, et de se diriger, non sur Boulogne, mais sur la Martinique, où il était certain que les flottes anglaises le suivraient. Pendant qu’elles courraient aux Antilles, Villeneuve devait quitter ces îles avant l’arrivée des Anglais et, revenant par le nord de l’Écosse, rentrer dans la Manche par le haut de ce canal avec soixante vaisseaux, qui, battant facilement les quinze que les Anglais entretenaient devant Boulogne, eussent rendu Napoléon maître du passage. Les Anglais, en arrivant à la Martinique, et n’y trouvant pas la flotte de Villeneuve, eussent tâtonné avant de commencer leurs mouvements, et perdu ainsi un temps précieux.

Une partie de ce beau projet fut exécuté. Villeneuve sortit, non pas avec soixante, mais avec trente et quelques navires. Il gagna la Martinique. Les Anglais déroutés coururent aux Antilles, dont Villeneuve venait de partir ; mais l’amiral français, au lieu de revenir par l’Écosse, se dirigea vers Cadix, afin d’y prendre la flotte espagnole, comme si trente navires ne suffisaient pas pour vaincre ou éloigner les quinze vaisseaux des Anglais !…

Ce n’est pas encore tout… Arrivé à Cadix, Villeneuve perdit beaucoup de temps à faire réparer ses navires ; pendant ce temps, les flottes ennemies regagnèrent aussi l’Europe et s’établirent en croisière devant Cadix ; enfin l’équinoxe vint rendre difficile la sortie de ce port, où Villeneuve se trouva bloqué. Ainsi avorta l’habile combinaison de l’Empereur. Comprenant que les Anglais ne s’y laisseraient plus prendre, il renonça à ses projets d’invasion dans la Grande-Bretagne, ou les remit indéfiniment, pour reporter ses regards vers le continent.

Mais avant de raconter les principaux événements de cette longue guerre et la part que j’y pris, je dois vous faire connaître un affreux malheur dont notre famille fut frappée. Mon frère Félix, entré à l’École militaire de Fontainebleau, était un peu myope ; aussi avait-il hésité à prendre la carrière militaire ; néanmoins, une fois décidé, il travailla avec une telle ardeur qu’il devint bientôt sergent-major, poste difficile à exercer dans une école. Les élèves, fort espiègles, avaient pris l’habitude d’enfouir sous les terres du remblai des redoutes qu’ils construisaient, les outils qu’on leur remettait pour leurs travaux. Le général Bellavène, directeur de l’École, homme très sévère, ordonna que les outils fussent donnés en compte aux sergents-majors, qui en deviendraient ainsi responsables.

Un jour qu’on était au travail, mon frère, voyant un élève enterrer une pioche, lui fit une observation à laquelle celui-ci répondit fort grossièrement, ajoutant que dans quelques jours ils sortiraient de l’École, et qu’alors, devenu l’égal de son ancien sergent-major, il lui demanderait raison de sa réprimande. Mon frère, indigné, déclara qu’il n’était pas nécessaire d’attendre si longtemps, et, faute d’épées, ils prirent des compas fixés au bout de bâtons. Jacqueminot, depuis lieutenant général, fut le témoin de Félix. La mauvaise vue de celui-ci lui donnait un désavantage marqué ; il blessa cependant son adversaire, mais il reçut un coup qui lui traversa le bras droit. Ses camarades le pansèrent en secret. Malheureusement, les sous-officiers sont tenus de porter l’arme dans la main droite, et la fatalité voulut que l’Empereur, étant venu à Fontainebleau, fît manœuvrer pendant plusieurs heures sous un soleil brûlant. Mon malheureux frère, obligé de courir sans cesse, en ayant le bras droit constamment tendu sous le poids d’un lourd fusil, fut accablé par la chaleur, et sa blessure se rouvrit !… Il aurait dû se retirer, en prétextant quelque indisposition ; mais il était devant l’Empereur, qui devait, à la fin de la séance, distribuer les brevets de sous-lieutenants, si ardemment désirés !… Félix fit donc des efforts surhumains pour résister à la douleur ; mais enfin ses forces s’épuisèrent, il tomba, on l’emporta mourant !…

Le général Bellavène écrivit durement à ma mère : « Si vous voulez voir votre fils, accourez promptement, car il n’a plus que quelques heures à vivre !… » Ma mère en fut plongée dans un désespoir si affreux qu’elle ne put aller à Fontainebleau, où je me rendis en poste sur-le-champ. À mon arrivée, j’appris que mon frère n’existait plus !… Le maréchal Augereau fut parfait pour nous dans cette circonstance douloureuse, et l’Empereur envoya le maréchal du palais Duroc faire un compliment de condoléances à ma mère.

Mais bientôt, un nouveau chagrin vint assiéger son cœur ; j’allais être forcé de m’éloigner d’elle, car la guerre venait d’éclater sur le continent : voici à quel sujet.

Au moment où l’Empereur avait le plus besoin d’être en paix avec les puissances continentales, afin de pouvoir exécuter son projet de descente en Angleterre, il réunit par un simple décret l’État de Gênes à la France. Cela servit merveilleusement les Anglais, qui profitèrent de cette décision pour effrayer tous les peuples du continent, auxquels ils représentèrent Napoléon comme aspirant à envahir l’Europe entière. La Russie et l’Autriche nous déclarèrent la guerre, et la Prusse, plus circonspecte, s’y prépara sans se prononcer encore. L’Empereur avait prévu sans doute ces hostilités, et le désir de les voir éclater l’avait peut-être porté à s’emparer de l’État de Gênes, car désespérant de voir Villeneuve se rendre maître pour quelques jours de la Manche, par la réunion de toutes les flottes de France et d’Espagne, il voulait qu’une guerre continentale le délivrât du ridicule que son projet de descente, annoncé depuis trois ans et jamais exécuté, aurait fini par jeter sur ses armes, en montrant son impuissance vis-à-vis de l’Angleterre. La nouvelle coalition le tira donc fort à propos d’une position fâcheuse.

Un séjour de trois ans dans les camps avait produit un excellent effet sur nos troupes : jamais la France n’avait eu une armée aussi instruite, aussi bien composée, aussi avide de combats et de gloire, et jamais général ne réunit autant de puissance, autant de forces matérielles et morales, et ne fut aussi habile à les utiliser. Napoléon accepta donc la guerre avec joie, tant il avait la certitude de vaincre ses ennemis et de faire servir leurs défauts à son affermissement sur le trône, car il connaissait l’enthousiasme que la gloire a de tout temps produit sur l’esprit chevaleresque des Français.