Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XIII

CHAPITRE XIII

Bonaparte franchit le Saint-Bernard. — Masséna traite de l’évacuation de la place de Gênes. — Ma mission auprès de Bonaparte. — Bataille de Marengo. — Retour dans ma famille. — Extrême prostration morale.

La ténacité courageuse avec laquelle Masséna avait défendu la ville de Gênes allait avoir d’immenses résultats. Le chef d’escadron Franceschi, envoyé par Masséna auprès du premier Consul, était parvenu, tant en allant qu’en revenant, à passer de nuit au milieu de la flotte ennemie. Il rentra à Gênes le 6 prairial, en disant qu’il avait laissé Bonaparte descendant le grand Saint-Bernard à la tête de l’armée de réserve !… Le feld-maréchal Mélas était tellement convaincu de l’impossibilité de conduire une armée à travers les Alpes que, pendant qu’une partie de ses troupes, sous le général Ott, nous bloquait, il était parti avec le surplus pour aller, à cinquante lieues de là, attaquer le général Suchet sur le Var, pour pénétrer ensuite en Provence, donnant ainsi au premier Consul la facilité de pénétrer sans résistance en Italie ; aussi l’armée de réserve était-elle entrée à Milan avant que les Autrichiens eussent cessé de traiter son existence de chimère. La résistance de Gênes avait donc opéré une puissante diversion en faveur de la France. Une fois en Italie, le premier Consul aurait désiré venir au plus tôt secourir la brave garnison de cette place, mais il fallait pour cela qu’il réunît toutes ses troupes, ainsi que les parcs d’artillerie et de munitions de guerre, dont le passage à travers les défilés des Alpes éprouvait de grandes difficultés. Ce retard donna au maréchal Mélas le temps d’accourir de Nice, avec ses principales forces, pour s’opposer au premier Consul, qui dès lors ne pouvait continuer sa marche sur Gênes avant d’avoir battu l’armée autrichienne.

Mais pendant que Bonaparte et Mélas faisaient dans le Piémont et dans le Milanais des marches et contre-marches, pour se préparer à la bataille qui devait décider du sort de l’Italie et de celui de la France, la garnison de Gênes se trouvait réduite aux derniers abois. Le typhus faisait d’affreux ravages ; les hôpitaux étaient devenus d’affreux charniers ; la misère était à son comble. Presque tous les chevaux avaient été mangés, et bien que bon nombre de troupes ne reçussent depuis longtemps qu’une demi-livre de très mauvaise nourriture, la distribution du lendemain n’était pas assurée ; il ne restait absolument rien lorsque, le 15 prairial, le général en chef réunit chez lui tous les généraux et les colonels, pour leur annoncer qu’il était déterminé à tenter de faire une trouée avec ce qui lui restait d’hommes valides, afin de gagner Livourne. Mais tous les officiers lui déclarèrent à l’unanimité que les troupes n’étaient plus en état de soutenir un combat, ni même une simple marche, si, avant le départ, on ne leur donnait assez de nourriture pour réparer leurs forces… et les magasins étaient absolument vides… Le général Masséna, considérant alors qu’après avoir exécuté les ordres du premier Consul en faisant son entrée en Italie, il était de son devoir de sauver les débris d’une garnison qui avait si vaillamment combattu, et que la patrie avait intérêt à conserver, prit enfin la résolution de traiter de l’évacuation de la place, car il ne voulut pas que le mot capitulation fût prononcé.

Depuis plus d’un mois, l’amiral anglais et le général Ott avaient fait proposer une entrevue au général Masséna, qui s’y était toujours refusé ; mais enfin, dominé par les circonstances, il fit dire à ces officiers qu’il acceptait. La conférence eut lieu dans la petite chapelle qui se trouve au milieu du pont de Conegliano et qui, par sa position, se trouvait entre la mer, les postes français et ceux des Autrichiens. Les états-majors français, autrichien et anglais occupaient les deux extrémités du pont. J’assistai à cette scène si pleine d’intérêt.

Les généraux étrangers donnèrent à Masséna des marques particulières de déférence, d’estime et de considération, et bien qu’il imposât des conditions défavorables pour eux, l’amiral Keith lui répétait à chaque instant : « Monsieur le général, votre défense est trop héroïque pour qu’on puisse rien vous refuser !… » Il fut donc convenu que la garnison ne serait pas prisonnière, qu’elle garderait ses armes, se rendrait à Nice, et pourrait, le lendemain de son arrivée dans cette ville, prendre part aux hostilités.

Le général Masséna, comprenant combien il était important que le premier Consul ne fût pas amené à faire quelque mouvement compromettant, par le vif désir qu’il devait avoir de venir secourir Gênes, demandait que le traité portât qu’il serait accordé passage, au travers de l’armée autrichienne, à deux officiers, qu’il se proposait d’envoyer au premier Consul, pour l’informer de l’évacuation de la place par les troupes françaises. Le général Ott s’y opposait, parce qu’il comptait partir bientôt avec vingt-cinq mille hommes du corps de blocus, pour aller joindre le feld-maréchal Mélas, et qu’il ne voulait pas que les officiers français, envoyés par le général Masséna, prévinssent le premier Consul de sa marche. Mais l’amiral Keith leva cette difficulté. On allait signer le traité, lorsque plusieurs coups de canon se firent entendre dans le lointain, au milieu des montagnes !… Masséna posa la plume en s’écriant : « Voilà le premier Consul qui arrive avec son armée !… » Les généraux étrangers restent stupéfaits, mais, après une longue attente, on reconnut que le bruit provenait du tonnerre, et Masséna se résolut à conclure.

Les regrets portaient non seulement sur la perte du complément de gloire que la garnison et son chef auraient acquis, s’ils eussent pu conserver Gênes jusqu’à l’arrivée du premier Consul ; mais Masséna aurait désiré, en résistant quelques jours encore, retarder d’autant le départ du corps du général Ott. Il prévoyait bien que le général devait se rendre vers le feld-maréchal Mélas, auquel il serait d’une grande utilité pour la bataille que celui-ci allait livrer au premier Consul. Cette crainte, bien que fondée, ne se réalisa pas, car le général Ott ne put rejoindre la grande armée autrichienne que le lendemain de la bataille de Marengo, dont le résultat eût été bien différent pour nous, si les Autrichiens, que nous eûmes tant de peine à vaincre, eussent eu vingt-cinq mille hommes de plus à nous opposer. Ainsi, non seulement la puissante diversion que Masséna avait faite en défendant Gênes avait ouvert le passage des Alpes et livré le Milanais à Bonaparte, mais encore elle le débarrassa de vingt-cinq mille ennemis le jour de la bataille de Marengo.

Les Autrichiens prirent possession, le 16 prairial, de la ville de Gênes, dont le siège avait duré deux mois complets !…

Notre général en chef attachait tant d’importance à ce que le premier Consul fût prévenu en temps opportun du traité qu’il venait de conclure, qu’il avait demandé un sauf-conduit pour deux aides de camp, afin que si l’un des deux tombait malade, l’autre pût porter sa dépêche, et comme il pouvait être utile que l’officier chargé de cette mission parlât italien, le général Masséna la confia au commandant Graziani, Piémontais ou Romain au service de la France ; mais notre général en chef, le plus soupçonneux de tous les hommes, craignant qu’un étranger se laissât gagner par les Autrichiens et ne fît pas toute la diligence possible, m’adjoignit à lui, en me recommandant, en particulier, de hâter sa marche jusqu’à ce que nous eussions joint le premier Consul. Cette recommandation était inutile. M. Graziani était un homme rempli de bons sentiments et qui comprenait l’importance de sa mission.

Nous partîmes le 16 prairial de Gênes, où je laissai Colindo que je comptais y venir prendre sous peu de jours, car on savait que l’armée du premier Consul était peu éloignée. M. Graziani et moi le joignîmes le lendemain soir à Milan.

Le général Bonaparte me parla avec intérêt de la perte que je venais de faire et me promit de me servir de père si je me conduisais bien, et il a tenu parole. Il ne pouvait se lasser de nous questionner, M. Graziani et moi, sur ce qui s’était passé dans Gênes, ainsi que sur la force et la marche des corps autrichiens que nous avions traversés pour venir à Milan. Il nous retint auprès de lui et nous fit prêter des chevaux de ses écuries, car nous avions voyagé sur des mulets de poste.

Nous suivîmes le premier Consul à Montebello et puis sur le champ de bataille de Marengo, où nous fûmes employés à porter ses ordres. Je n’entrerai dans aucun détail sur cette mémorable bataille, où il ne m’advint rien de fâcheux ; on sait que nous fûmes sur le point d’être battus, et nous l’aurions été probablement, si les 25,000 hommes du corps d’Ott fussent arrivés sur le terrain pendant l’action. Aussi le premier Consul, qui craignait de les voir paraître à chaque instant, était-il fort soucieux et ne redevint gai que lorsque notre cavalerie et l’infanterie du général Desaix, dont il ignorait encore la mort, eurent décidé la victoire en enfonçant la colonne des grenadiers autrichiens du général Zach. S’apercevant alors que le cheval que je montais était légèrement blessé à la cuisse, le premier Consul me prit par l’oreille et me dit en riant : « Je te prêterai mes chevaux pour les faire arranger ainsi ! » Le commandant Graziani étant mort en 1812, je suis le seul officier français qui ait assisté au siège de Gênes, ainsi qu’à la bataille de Marengo.

Après cette mémorable affaire, je revins à Gênes, que les Autrichiens évacuaient par suite du traité conclu à la suite de notre victoire. J’y retrouvai Colindo et le commandant R***. Je visitai la tombe de mon père, puis nous nous embarquâmes sur un brick français, qui en vingt-quatre heures nous transporta à Nice. Au bout de quelques jours, un vaisseau livournais amena la mère de Colindo qui venait chercher son fils. Cet excellent jeune homme et moi avions traversé ensemble de bien rudes épreuves qui avaient cimenté notre attachement ; mais nos destinées étant différentes, il fallut nous séparer, malgré de vifs regrets.

J’ai dit plus haut que vers le milieu du siège, l’aide de camp Franceschi, porteur des dépêches du général Masséna au premier Consul, était parvenu en France, en passant la nuit au milieu de la flotte anglaise. On apprit par lui la mort de mon père. Alors, ma mère avait fait nommer un conseil de tutelle qui avait envoyé au vieux Spire, demeuré à Nice avec la voiture et les équipages de mon père, l’ordre de tout vendre et de revenir à Paris tout de suite, ce qu’il avait fait. Rien ne me retenait donc plus sur les rives du Var, et j’avais hâte de rejoindre ma bonne mère ; mais la chose n’était pas facile, car à cette époque les voitures publiques étaient peu nombreuses : celle de Nice à Lyon ne partait que tous les deux jours, et elle était même retenue pour plusieurs semaines par une foule d’officiers blessés ou malades, venant comme moi de Gênes.

Pour sortir de l’embarras dans lequel cela nous jetait, le commandant R***, deux colonels, une douzaine d’officiers et moi, nous décidâmes de former une petite caravane afin de gagner Grenoble à pied, en traversant les contreforts des Alpes, par Grasse, Sisteron, Digne et Gap. Des mulets portaient nos petits bagages, ce qui nous permettait de faire huit ou dix lieues par jour. Bastide était avec moi et me fut d’un grand secours, car j’étais peu habitué à faire d’aussi longues routes à pied, et il faisait extrêmement chaud. Après huit jours d’une marche très difficile, nous parvînmes à Grenoble, où nous trouvâmes des voitures pour nous transporter à Lyon. Je revis avec peine cette ville et l’hôtel où j’avais logé avec mon père dans un temps plus heureux. Je désirais et redoutais de me retrouver auprès de ma mère et de mes frères. Il me semblait qu’ils allaient me demander compte de ce que j’avais fait de leur époux et de leur père ! Je revenais seul, et je l’avais laissé dans un tombeau sur la terre étrangère ! Ma douleur était des plus vives ; j’aurais eu besoin d’un ami qui la comprît et la partageât, tandis que le commandant R***, heureux, après tant de privations, d’avoir enfin retrouvé l’abondance et la bonne chère, était d’une gaieté folle qui me perçait le cœur. Aussi je résolus de partir sans lui pour Paris ; mais il prétendit, lorsque je n’avais aucun besoin de lui, qu’il était de son devoir de me ramener dans les bras de ma mère, et je fus obligé de subir sa compagnie jusqu’à Paris, où nous nous rendîmes par la malle-poste.

Il est des scènes que les gens de cœur comprennent et qu’il est impossible de décrire. Je ne chercherai donc pas à peindre ce qu’eut de déchirant ma première entrevue avec ma mère désolée et mes deux frères : vous pouvez vous en faire une idée !

Adolphe ne se trouvait pas à Paris, il était à Rennes auprès de Bernadotte, général en chef de l’armée de l’Ouest. Ma mère possédait une assez jolie maison de campagne à Carrière, auprès de la forêt de Saint-Germain. J’y passai deux mois avec elle, mon oncle de Canrobert, revenu d’émigration, et un vieux chevalier de Malte, M. d’Estresse, ancien ami de mon père. Mes jeunes frères, M. Gault, venaient se joindre à nous quelquefois, et malgré les prévenances et les témoignages d’attachement que tous me prodiguaient, je tombai dans une sombre mélancolie, et ma santé n’était plus bonne. J’avais tant souffert moralement et physiquement !… Je devins incapable d’aucun travail. La lecture, que j’ai toujours tant aimée, me devint insupportable. Je passais une grande partie de la journée seul, dans la forêt, où je me couchais sous l’ombrage et me plongeais dans de bien tristes réflexions !… Le soir, j’accompagnais ma mère, mon oncle et le vieux chevalier dans leur promenade habituelle sur les bords de la Seine, mais je ne prenais que fort peu de part à leur conversation et leur cachais mes tristes pensées, qui se reportaient toujours sur mon malheureux père, mourant faute de soins !… Bien que mon état alarmât ma mère, Canrobert et M. d’Estresse, ils eurent le bon esprit de ne pas l’aggraver par des observations qui ne font qu’irriter une âme malade, mais ils cherchèrent à éloigner insensiblement les tristes souvenirs qui déchiraient mon cœur en faisant avancer les vacances de mes deux jeunes frères, qui vinrent s’établir à la campagne. La présence de ces deux enfants, que j’aimais beaucoup, fut une bonne diversion à ma douleur, par le soin que je pris à leur rendre le séjour de Carrière agréable. Je les conduisis à Versailles, à Maisons, à Marly, et leur naïve satisfaction ranimait insensiblement mon âme qui venait d’être si cruellement froissée par la douleur. Qui m’eût dit alors que ces deux enfants si beaux, si pleins de vie, auraient bientôt cessé d’exister ?