Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XIV

CHAPITRE XIV

Je suis nommé aide de camp à la suite à l’état-major de Bernadotte. — État-major de Bernadotte. — Nous formons à Tours la réserve de l’armée de Portugal.

La fin de l’automne de l’année 1800 approchait ; ma mère revint à Paris, mes jeunes frères rentrèrent au collège, et je reçus l’ordre d’aller joindre à Rennes le général en chef Bernadotte. Il avait été le meilleur ami de mon père, qui, dans bien des circonstances, lui avait rendu des services en tous genres. Pour en témoigner sa reconnaissance à ma famille, Bernadotte m’avait écrit qu’il m’avait réservé auprès de lui une place d’aide de camp. J’avais trouvé sa lettre à Nice en revenant de Gênes, ce qui m’avait déterminé à refuser l’offre de Masséna de me prendre pour aide de camp titulaire, en m’autorisant à aller passer quelques mois avec ma mère avant de revenir auprès de lui à l’armée d’Italie. Mon père avait exigé que mon frère continuât les études nécessaires pour entrer à l’École polytechnique ; Adolphe n’était donc pas encore militaire quand nous eûmes le malheur de perdre notre père ; mais en apprenant cette triste nouvelle, son esprit se révolta à la pensée que son frère cadet était déjà officier et venait de faire la guerre, tandis qu’il était encore sur les bancs. Il renonça aux études exigées pour les armes savantes et préféra passer sur-le-champ dans l’infanterie, ce qui lui permettait de quitter l’école. Une bonne occasion s’offrit à lui. Le gouvernement venait d’ordonner la création d’un nouveau régiment qui se formait dans le département de la Seine. Les officiers de ce corps devaient être proposés par le général Lefebvre, qui, ainsi que vous l’avez vu plus haut, avait remplacé mon père dans le commandement de la division de Paris. Le général Lefebvre saisit avec empressement l’occasion d’être utile au fils de l’un de ses anciens camarades, mort en servant son pays ; il nomma donc mon frère sous-lieutenant dans ce nouveau corps. Jusque-là tout allait bien ; mais, au lieu d’aller joindre sa compagnie, et sans même attendre mon retour de Gênes, Adolphe s’empressa de se rendre à Rennes auprès de Bernadotte, qui, sans autre considération, donna la place à celui des deux frères qui arriva le premier, comme s’il se fût agi d’un prix à la course !… De sorte que, en rejoignant à Rennes l’état-major de l’armée de l’Ouest, j’appris que mon frère avait reçu le brevet d’aide de camp titulaire auprès du général en chef, et que je n’étais qu’aide de camp à la suite, c’est-à-dire provisoire. Cela me désappointa beaucoup, car si je m’y fusse attendu, j’aurais accepté la proposition du général Masséna, mais il n’était plus temps ! En vain le général Bernadotte m’assura qu’il obtiendrait que le nombre de ses aides de camp fût augmenté, je ne l’espérais pas et compris que sous peu on me ferait aller ailleurs. Jamais je n’ai approuvé que deux frères servissent ensemble dans le même état-major ou dans le même régiment, parce qu’ils se nuisent toujours l’un à l’autre. Vous verrez que dans le cours de notre carrière il en fut souvent ainsi.

L’état-major de Bernadotte était alors composé d’officiers qui parvinrent presque tous à des grades élevés. Quatre d’entre eux étaient déjà colonels, savoir : Gérard, Maison, Villatte et Maurin. Le plus remarquable était incontestablement Gérard. Il avait beaucoup de moyens, de la bravoure et un grand instinct de la guerre. Se trouvant sous les ordres du maréchal Grouchy le jour de la bataille de Waterloo, il lui donna d’excellents conseils qui auraient pu nous assurer la victoire. Maison devint maréchal, puis ministre de la guerre sous les Bourbons. Villatte fut général de division sous la Restauration ; il en fut de même de Maurin. Les autres aides de camp de Bernadotte étaient les chefs d’escadron Chalopin, tué à Austerlitz ; Mergey, qui devint général de brigade ; le capitaine Maurin, frère du colonel, devint lui-même général de brigade, de même que le sous-lieutenant Villatte. Mon frère Adolphe, qui fut général de brigade, complétait les aides de camp titulaires ; enfin, Maurin, frère des deux premiers, qui devint colonel, et moi, étions tous deux aides de camp surnuméraires. Ainsi, sur onze aides de camp attachés à l’état-major de Bernadotte, deux parvinrent au grade de maréchal, trois à celui de lieutenant général, quatre furent maréchaux de camp, et un mourut sur le champ de bataille.

Dans l’hiver de 1800, le Portugal, soutenu par l’Angleterre, ayant déclaré la guerre à l’Espagne, le gouvernement français résolut de soutenir celle-ci. En conséquence, il envoya des troupes à Bayonne, à Bordeaux, et réunit à Tours les compagnies de grenadiers de nombreux régiments disséminés en Bretagne et en Vendée. Ce corps d’élite, fort de 7 à 8,000 hommes, devait former la réserve de l’armée dite de Portugal, dont Bernadotte était destiné à avoir le commandement. Ce général devait porter son quartier général à Tours, où l’on envoya ses chevaux et ses équipages, ainsi que tous ceux destinés aux officiers attachés à sa personne ; mais le général, tant pour prendre les derniers ordres du premier Consul que pour reconduire Mme Bernadotte, devait se rendre à Paris, et comme en pareil cas il est d’usage que pendant l’absence du général les officiers de son état-major obtiennent la permission d’aller faire leurs adieux à leurs parents, il fut décidé que tous les aides de camp titulaires pourraient se rendre à Paris, et que les surnuméraires accompagneraient les équipages à Tours, afin de surveiller les domestiques, les payer chaque mois, s’entendre avec les commissaires des guerres pour les distributions de fourrages et la répartition des logements de ce grand nombre d’hommes et de chevaux. Cette désagréable corvée tomba donc sur le lieutenant Maurin et sur moi, qui n’avions pas l’avantage d’être aides de camp titulaires. Nous fîmes au plus fort de l’hiver et à cheval, par un temps affreux, les huit longues journées d’étape qui séparent Rennes de Tours, où nous eûmes toutes sortes de peine à établir le quartier général. On nous avait dit qu’il n’y resterait tout au plus que quinze jours, mais nous y restâmes six grands mois à nous ennuyer horriblement, tandis que nos camarades se divertissaient dans la capitale. Ce fut là un avant-goût des désagréments que j’éprouvai à être aide de camp surnuméraire. Ainsi se termina l’année 1800, pendant laquelle j’avais éprouvé tant de peines morales et physiques.

La ville de Tours était alors fort bien habitée ; on aimait à s’y divertir, et bien que je reçusse de nombreuses invitations, je n’en acceptai aucune. L’attention que j’apportais à surveiller la grande quantité d’hommes et de chevaux me donnait heureusement beaucoup d’occupation ; sans quoi l’isolement dans lequel je vivais m’eût été insupportable. Le nombre des chevaux du général en chef et des officiers de son état-major s’élevait à plus de quatre-vingts, et tous étaient à ma disposition. J’en montais deux ou trois chaque jour, et je faisais aux environs de Tours de longues promenades, qui, bien que solitaires, avaient un grand charme pour moi et me donnaient de douces distractions.