Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XII

CHAPITRE XII

Épisodes du siège. — Capture de trois mille Autrichiens. — Leur horrible fin sur les pontons. — Attaques constantes par terre et par mer.

Je ne puis parler que très succinctement des opérations du siège ou blocus que nous soutenions. Les fortifications de Gênes ne consistaient, à cette époque, du côté de la terre, qu’en une simple muraille flanquée de tours ; mais ce qui rendait la place très susceptible d’une bonne défense, c’est qu’elle est entourée, à peu de distance, par des montagnes dont les sommets et les flancs sont garnis de forts et de redoutes. Les Autrichiens attaquaient constamment ces positions ; dès qu’ils en enlevaient une, nous marchions pour la reprendre, et le lendemain ils cherchaient encore à s’en emparer ; s’ils y parvenaient, nous allions les en chasser derechef. Enfin, c’était une navette continuelle, avec des chances différentes, mais, en résultat, nous finissions par rester maîtres du terrain. Ces combats étaient souvent très vifs. Dans l’un d’eux, le général Soult, qui était le bras droit de Masséna, gravissait à la tête de ses colonnes le Monte-Corona, pour reprendre le fort de ce nom que nous avions perdu la veille, lorsqu’une balle lui brisa le genou au moment où les ennemis, infiniment plus nombreux que nous, descendaient en courant du haut de la montagne. Il était impossible que le peu de troupes que nous avions sur ce point pût résister à une telle avalanche. Il fallut donc battre en retraite. Les soldats portèrent quelque temps le général Soult sur leurs fusils, mais les douleurs intolérables qu’il éprouvait le décidèrent à ordonner qu’on le déposât au pied d’un arbre, où son frère et un de ses aides de camp restèrent seuls auprès de lui, pour le préserver de la fureur des premiers ennemis qui arriveraient sur lui. Heureusement, il se trouva parmi ceux-ci des officiers qui eurent beaucoup d’égards pour leur illustre prisonnier. La capture du général Soult ayant exalté le courage des Autrichiens, ils nous poussèrent très vivement jusqu’au mur d’enceinte qu’ils se préparaient à attaquer, lorsqu’un orage affreux vint assombrir le ciel d’azur que nous avions eu depuis le commencement du siège. La pluie tombait à torrents. Les Autrichiens s’arrêtèrent, et la plupart d’entre eux cherchèrent à s’abriter dans les cassines ou sous des arbres. Alors le général Masséna, dont le principal mérite consistait à mettre à profit toutes les circonstances imprévues de la guerre, parle à ses soldats, ranime leur ardeur, et les faisant soutenir par quelques troupes venues de la ville, il leur fait croiser la baïonnette et les ramène au plus fort de l’orage contre les Autrichiens vainqueurs jusque-là, mais qui, surpris de tant d’audace, se retirent en désordre. Masséna les poursuivit si vigoureusement qu’il parvint à couper un corps de trois mille grenadiers, qui mirent bas les armes.

Ce n’était pas la première fois que nous faisions de nombreux prisonniers, car le total de ceux que nous avions enlevés depuis le commencement du siège se montait à plus de huit mille ; mais n’ayant pas de quoi les nourrir, le général en chef les avait toujours renvoyés, à condition qu’ils ne serviraient pas contre nous avant six mois. Les officiers avaient tenu religieusement leur promesse ; quant aux malheureux soldats qui, rentrés dans le camp autrichien, ignoraient l’engagement que leurs chefs avaient pris pour eux, on les incorporait dans d’autres régiments et on les forçait à combattre encore contre les Français. S’ils retombaient entre nos mains, ce qui arrivait souvent, nous les rendions de nouveau ; on les incorporait derechef dans d’autres bataillons, et il y eut ainsi une grande quantité de ces hommes qui, de leur propre aveu, furent pris quatre ou cinq fois pendant le siège. Le général Masséna, indigné d’un tel manque de loyauté de la part des généraux autrichiens, décida cette fois que les trois mille grenadiers qu’il venait de prendre seraient retenus, officiers et soldats, et pour que le soin de les garder n’augmentât pas le service des troupes, il fit placer ces malheureux prisonniers sur des vaisseaux rasés, au milieu du port, et fit braquer sur eux une partie des canons du môle ; puis il envoya un parlementaire au général Ott, qui commandait le corps autrichien devant Gênes, pour lui reprocher son manque de bonne foi et le prévenir qu’il ne se croyait tenu de donner aux prisonniers que la moitié de la ration que recevait un soldat français, mais qu’il consentait à ce que les Autrichiens s’entendissent avec les Anglais, pour que des barques apportassent tous les jours des vivres aux prisonniers et ne les quittassent qu’après les leur avoir vu manger, afin qu’on ne crût pas que lui, Masséna, se servît de ce prétexte pour faire entrer des vivres pour ses propres troupes. Le général autrichien, espérant qu’un refus amènerait Masséna à lui rendre ses trois mille hommes qu’il comptait probablement faire combattre encore contre nous, refusa la proposition philanthropique qui lui était faite ; alors Masséna exécuta ce qu’il avait annoncé.

La ration des Français se composait d’un quart de livre d’un pain affreux et d’une égale quantité de chair de cheval : les prisonniers ne reçurent donc que la moitié de chacune de ces denrées ; ils n’avaient par conséquent par jour qu’un quart de livre pesant pour toute nourriture !… Ceci avait lieu quinze jours avant la fin du siège. Ces pauvres diables restèrent tout ce temps-là au même régime. En vain, tous les deux ou trois jours, le général Masséna renouvelait-il son offre au général ennemi, celui-ci n’accepta jamais, soit par obstination, soit que l’amiral anglais (lord Keith) ne voulût pas consentir à fournir ses chaloupes, de crainte, disait-on, qu’elles ne rapportassent le typhus à bord de la flotte. Quoi qu’il en soit, les malheureux Autrichiens hurlaient de rage et de faim sur les pontons. C’était vraiment affreux !… Enfin, après avoir mangé leurs brodequins, havresacs, gibernes et même peut-être quelques cadavres, ils moururent presque tous d’inanition !… Il n’en restait guère que sept à huit cents, lorsque, la place ayant été remise à nos ennemis, les soldats autrichiens, en entrant dans Gênes, coururent vers le port et donnèrent à manger à leurs compatriotes avec si peu de précaution, que tous ceux qui avaient survécu jusque-là périrent…

J’ai voulu rapporter cet horrible épisode, d’abord comme un nouvel exemple des calamités que la guerre entraîne après elle, et surtout pour flétrir la conduite et le manque de bonne foi du général autrichien, qui contraignit ses malheureux soldats faits prisonniers et rendus sur parole à reprendre les armes contre nous, bien qu’il se fût engagé à les renvoyer en Allemagne.

Dans les divers combats qui signalèrent le siège de Gênes, je courus de bien grands dangers. Je me bornerai à citer les deux principaux.

J’ai déjà dit que les Autrichiens et les Anglais se relayaient pour nous tenir constamment sous les armes. En effet, les premiers nous attaquaient dès l’aurore du côté de terre, nous combattaient toute la journée et allaient se reposer la nuit, pendant que la flotte de lord Keith venait nous bombarder, et tâchait de s’emparer du port à la faveur de l’obscurité, ce qui forçait la garnison à une grande surveillance de ce côté et l’empêchait de prendre le moindre repos. Or, une nuit que le bombardement était encore plus violent que de coutume, le général en chef Masséna, prévenu qu’à la lueur des feux de Bengale allumés sur la plage, on apercevait de nombreuses embarcations anglaises chargées de troupes s’avançant vers les môles du port, monta sur-le-champ à cheval avec tout son état-major et l’escadron de ses guides qui l’accompagnait partout. Nous étions au moins cent cinquante à deux cents cavaliers, lorsque, passant sur une petite place nommée Campetto, le général en chef s’arrêta pour parler à un officier qui revenait du port, et comme chacun se pressait autour de lui, un cri se fait entendre : « Gare la bombe ! »

Tous les yeux se portent en l’air, et l’on voit un énorme bloc de fer rouge prêt à tomber sur ce groupe d’hommes et de chevaux resserrés dans un très petit espace. Je me trouvais placé le long du mur du grand hôtel dont la porte était surmontée d’un balcon de marbre. Je pousse mon cheval dessous, et plusieurs de mes voisins firent de même ; mais ce fut précisément sur le balcon que tomba la bombe. Elle le réduisit en morceaux, puis rebondissant sur le pavé, elle éclata avec un bruit affreux au milieu de la place qu’elle éclaira momentanément de ses lugubres flammes, auxquelles succéda la plus complète obscurité… On s’attendait à de grandes pertes ; le plus profond silence régnait. Il fut interrompu par la voix du général Masséna qui demandait si quelqu’un était blessé… Personne ne répondit, car, par un hasard vraiment miraculeux, pas un des nombreux éclats de la bombe n’avait frappé les hommes ni les chevaux agglomérés sur la petite place ! Quant aux personnes qui, comme moi, étaient sous le balcon, elles furent couvertes de poussière, de fragments de dalles et de colonnes, mais sans avoir été blessées.

J’ai dit qu’habituellement les Anglais ne nous bombardaient que la nuit ; mais cependant, un jour qu’ils célébraient je ne sais quelle fête, leur flotte pavoisée s’approcha de la ville en plein midi et s’amusa à nous envoyer une grande quantité de projectiles. Celle de nos batteries qui avait le plus d’avantage pour répondre à ce feu était placée près du môle, sur un gros bastion en forme de tour nommé la Lanterne. Le général en chef me chargea de porter au commandant de cette batterie l’ordre de ne tirer qu’après avoir bien fait pointer, et de réunir tous ses feux sur un brick anglais, qui était venu insolemment jeter l’ancre à peu de distance de la Lanterne. Nos artilleurs tirèrent avec tant de justesse qu’une de nos bombes de cinq cents, tombant sur le brick anglais, le perça depuis le pont jusqu’à la quille, et il s’enfonça en un clin d’œil dans la mer. Cela irrita tellement l’amiral anglais qu’il fit avancer immédiatement toutes ses bombardes contre la Lanterne, sur laquelle elles ouvrirent un feu très violent. Ma mission remplie, j’aurais dû retourner auprès de Masséna ; mais on dit avec raison que les jeunes militaires, ne connaissant pas le danger, l’affrontent avec plus de sang-froid que ne le font les guerriers expérimentés. Le spectacle dont j’étais témoin m’intéressait vivement. La plate-forme de la Lanterne, garnie de dalles en pierres, était tout au plus grande comme une cour de moyenne étendue et était armée de douze bouches à feu, dont les affûts étaient énormes. Bien qu’il soit très difficile à un navire en mer de lancer des bombes avec justesse sur un point qui présente aussi peu de surface que la plate-forme d’une tour, les Anglais en firent cependant tomber plusieurs sur la Lanterne. Au moment où elles arrivaient, les artilleurs s’abritaient derrière et dessous les grosses pièces de bois des affûts. Je faisais comme eux, mais cet asile n’était pas sûr, parce que la plate-forme présentant une grande résistance aux bombes qui ne pouvaient s’enfoncer, elles roulaient rapidement sur les dalles, sans qu’on pût prévoir la direction qu’elles prendraient, et leurs éclats passaient dessous et derrière les affûts en serpentant sur tous les points de la plate-forme. Il était donc absurde de rester là, lorsque, ainsi que moi, on n’y était pas obligé ; mais j’éprouvais un plaisir affreux, si on peut s’exprimer ainsi, à courir çà et là avec les artilleurs dès qu’une bombe tombait, et à revenir ensuite avec eux aussitôt qu’elle avait éclaté et que ses débris étaient immobiles. C’était un jeu qui pouvait me coûter cher. Un canonnier eut les jambes brisées, d’autres soldats furent blessés très grièvement, car les éclats de bombe, énormes morceaux de fer, font d’affreux ravages sur tout ce qu’ils touchent. L’un d’eux coupa en deux une grosse poutre d’affût contre laquelle j’allais m’abriter. Cependant je restais toujours sur la plate-forme, lorsque le colonel Mouton, qui devint plus tard maréchal comte de Lobau, et qui, ayant servi sous les ordres de mon père, me portait intérêt, m’ayant aperçu en passant auprès de la Lanterne, vint m’ordonner impérativement d’en sortir et d’aller auprès du général en chef où était mon poste. Il ajouta : « Vous êtes bien jeune encore, mais apprenez qu’à la guerre c’est une folie de s’exposer à des dangers inutiles : seriez-vous plus avancé lorsque vous vous seriez fait broyer une jambe, sans qu’il en résultât aucun avantage pour votre pays ? »

Je n’ai jamais oublié cette leçon, dont j’ai remercié depuis le maréchal Lobau, et j’ai souvent pensé à la différence qu’il y aurait eu dans ma destinée si j’eusse eu une jambe emportée à l'âge de dix-sept ans !…