Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XI

CHAPITRE XI

Combats de Cadibone et de Montenotte. — Retraite de l’aile droite de l’armée sur Gênes. — Mon père est blessé. — Siège et résistance de Gênes. — Ses conséquences. — Mon ami Trepano. — Mort de mon père. — Famine et combats. — Rigueur inflexible de Masséna.

Cependant, de bien grands événements se préparaient autour de nous en Italie. Masséna avait reçu quelques renforts, rétabli un peu d’ordre dans son armée, et la célèbre campagne de 1800, celle qui amena le mémorable siège de Gênes et la bataille de Marengo, allait s’ouvrir. Les neiges dont étaient couvertes les montagnes qui séparaient les deux armées étant fondues, les Autrichiens nous attaquèrent, et leurs premiers efforts portèrent sur la troisième division de l’aile droite, qu’ils voulaient séparer du centre et de la gauche en la rejetant de Savone sur Gênes. Dès que les hostilités recommencèrent, mon père et le colonel Sacleux envoyèrent à Gênes tous les non-combattants ; Colindo était de ce nombre. Quant à moi, je nageais dans la joie, animé que j’étais par la vue des troupes en marche, les mouvements bruyants de l’artillerie et le désir qu’a toujours un jeune militaire d’assister à des opérations de guerre. J’étais loin de me douter que cette guerre deviendrait si terrible et me coûterait bien cher !

La division de mon père, très vivement attaquée par des forces infiniment supérieures, défendit pendant deux jours les célèbres positions de Cadibone et de Montenotte ; mais enfin, se voyant sur le point d’être tournée, elle dut se retirer sur Voltri et de là sur Gênes, où elle s’enferma avec les deux autres divisions de l’aile droite.

J’entendais tous les généraux instruits déplorer la nécessité qui nous forçait à nous séparer du centre et de l’aile gauche ; mais j’étais alors si peu au fait de la guerre, que je n’en étais nullement affecté. Je comprenais bien que nous avions été battus ; mais comme j’avais pris de ma main, en avant de Montenotte, un officier de housards de Barco, et m’étais emparé de son panache que j’avais fièrement attaché à la têtière de la bride de mon cheval, il me semblait que ce trophée me donnait quelque ressemblance avec les chevaliers du moyen âge, revenant chargés des dépouilles des infidèles. Ma vanité puérile fut bientôt rabattue par un événement affreux. Pendant la retraite, et au moment où mon père me donnait un ordre à porter, il reçut une balle dans la jambe gauche, celle qui déjà avait été blessée d’une balle à l’armée des Pyrénées. La commotion fut si forte, que mon père serait tombé de cheval s’il ne se fût appuyé sur moi. Je l’éloignai du champ de bataille ; on le pansa, je voyais couler son sang et je me mis à pleurer… Il chercha à me calmer et me dit qu’un guerrier devait avoir plus de fermeté… On transporta mon père à Gênes, au palais Centurione, qu’il avait occupé pendant le dernier hiver. Nos trois divisions étant entrées dans Gênes, les Autrichiens en firent le blocus par terre et les Anglais par mer.

Je ne me sens pas le courage de décrire ce que la garnison et la population de Gênes eurent à souffrir pendant les deux mois que dura ce siège mémorable. La famine, la guerre et un terrible typhus firent des ravages immenses !… La garnison perdit dix mille hommes sur seize mille, et l’on ramassait tous les jours dans les rues sept à huit cents cadavres d’habitants de tout âge, de tout sexe et de toute condition, qu’on portait derrière l’église de Carignan dans une énorme fosse remplie de chaux vive. Le nombre de ces victimes s’éleva à plus de trente mille, presque toutes mortes de faim !…

Pour comprendre jusqu’à quel point le manque de vivres se fit sentir parmi les habitants, il faut savoir que l’ancien gouvernement génois, pour contenir la population de la ville, s’était de temps immémorial emparé du monopole des grains, des farines et du pain, lequel était confectionné dans un immense établissement garni de canons et gardé par des troupes, de sorte que lorsque le doge ou le Sénat voulaient prévenir ou punir une révolte, ils fermaient les fours de l’État et prenaient le peuple par la famine. Bien qu’à l’époque où nous étions la Constitution génoise eût subi de grandes modifications, et que l’aristocratie n’y eût que fort peu de prépondérance, il n’y avait cependant pas une seule boulangerie particulière, et l’ancien usage de faire le pain aux fours publics s’était perpétué. Or, ces fours publics, qui alimentaient habituellement une population de plus de cent vingt mille âmes, restèrent fermés pendant quarante-cinq jours, sur soixante que dura le siège ! les riches n’ayant pas plus que les pauvres le moyen de se procurer du pain !… Le peu de légumes secs et de riz qui se trouvait chez les marchands avait été enlevé à des prix énormes dès le commencement du siège. Les troupes seules recevaient une faible ration d’un quart de livre de chair de cheval et d’un quart de livre de ce qu’on appelait du pain, affreux mélange composé de farines avariées, de son, d’amidon, de poudre à friser, d’avoine, de graine de lin, de noix rances et autres substances de mauvaise qualité, auxquelles on donnait un peu de solidité en y mêlant quelques parties de cacao, chaque pain étant d’ailleurs intérieurement soutenu par de petits morceaux de bois, sans quoi il serait tombé en poudre. Le général Thibauld, dans son journal du siège, compare ce pain à de la tourbe mélangée d’huile !…

Pendant quarante-cinq jours, on ne vendit au public ni pain ni viande. Les habitants les plus riches purent (et seulement vers le commencement du siège) se procurer quelque peu de morue, des figues et autres denrées sèches, ainsi que du sucre. L’huile, le vin et le sel ne manquèrent jamais ; mais que sont ces denrées sans aliments solides ? Tous les chiens et les chats de la ville furent mangés. Un rat se vendait fort cher. Enfin, la misère devint si affreuse, que lorsque les troupes françaises faisaient une sortie, les habitants les suivaient en foule hors des portes, et là, riches et pauvres, femmes, enfants et vieillards, se mettaient à couper de l’herbe, des orties et des feuilles qu’ils faisaient ensuite cuire avec du sel… Le gouvernement génois fit faucher l’herbe qui croissait sur les remparts, puis il la faisait cuire sur les places publiques et la distribuait ensuite aux malheureux malades qui n’avaient pas la force d’aller chercher eux-mêmes et de préparer ce grossier aliment. Nos troupes elles-mêmes faisaient cuire des orties et toutes sortes d’herbes avec de la chair de cheval. Les familles les plus riches et les plus distinguées leur enviaient cette viande, toute dégoûtante qu’elle fût, car la pénurie des fourrages avait rendu presque tous les chevaux malades, et l’on distribuait même la chair de ceux qui mouraient d’étisie !…

Pendant la dernière partie du siège, l’exaspération du peuple génois était à craindre. On l’entendait s’écrier qu’en 1746 leurs pères avaient massacré une armée autrichienne, qu’il fallait essayer de se débarrasser de même de l’armée française, et qu’en définitive, il valait mieux mourir en combattant, que de mourir de faim après avoir vu succomber leurs femmes et leurs enfants. Ces symptômes de révolte étaient d’autant plus effrayants, que s’ils se fussent réalisés, les Anglais par mer et les Autrichiens par terre seraient indubitablement accourus joindre leurs efforts à ceux des insurgés pour nous accabler.

Au milieu de dangers si imminents et de calamités de tous genres, le général en chef Masséna restait impassible et calme, et pour éviter toute tentative d’émeute, il fit proclamer que les troupes françaises avaient ordre de faire feu sur toute réunion d’habitants qui s’élèverait à plus de quatre hommes. Nos régiments bivouaquaient constamment sur les places et dans les rues principales, dont les avenues étaient munies de canons chargés à mitraille. Ne pouvant se réunir, les Génois furent dans l’impossibilité de se révolter.

Vous vous étonnerez sans doute que le général Masséna mît tant d’obstination à conserver une place dont il ne pouvait nourrir la population et sustenter à peine la garnison. Mais Gênes pesait alors d’un poids immense dans les destinées de la France. Notre armée était coupée ; le centre et l’aile gauche s’étaient retirés derrière le Var, tandis que Masséna s’était enfermé dans Gênes pour retenir devant cette place une partie de l’armée autrichienne, l’empêchant ainsi de porter toutes ses forces sur la Provence. Masséna savait que le premier Consul réunissait à Dijon, à Lyon et à Genève, une armée de réserve, avec laquelle il se proposait de passer les Alpes par le Saint-Bernard, afin de rentrer en Italie, de surprendre les Autrichiens et de tomber sur leurs derrières, pendant qu’ils ne s’occupaient que du soin de prendre Gênes. Nous avions donc un immense intérêt à conserver cette ville le plus longtemps possible, ainsi que le prescrivaient les ordres du premier Consul, dont les prévisions furent justifiées par les événements. Mais revenons à ce qui m’advint pendant ce siège mémorable.

En apprenant qu’on avait transporté à Gênes mon père blessé, Colindo Trepano accourut auprès de son lit de douleur, et c’est là que nous nous retrouvâmes. Il m’aida de la manière la plus affectueuse à soigner mon père, et je lui en sus d’autant plus de gré, qu’au milieu des calamités dont nous étions environnés, mon père n’avait personne auprès de lui. Tous les officiers d’état-major reçurent l’ordre d’aller faire le service auprès du général en chef. Bientôt on refusa des vivres à nos domestiques, qui furent contraints de prendre un fusil et de se ranger parmi les combattants pour avoir droit à la chétive ration que l’on distribuait aux soldats. On ne fit exception que pour un jeune valet de chambre nommé Oudin et pour un jeune jockey qui soignait nos chevaux ; mais Oudin nous abandonna dès qu’il eut appris que mon père était atteint du typhus. Cette affreuse maladie, ainsi que la peste avec laquelle elle a beaucoup d’analogie, se jette presque toujours sur les blessés et sur les individus déjà malades. Mon père en fut atteint, et dans le moment où il avait le plus besoin de soins, il n’avait auprès de lui que moi, Colindo et le jockey Bastide. Nous suivions de notre mieux les prescriptions du docteur, nous ne dormions ni jour ni nuit, étant sans cesse occupés à frictionner mon père avec de l’huile camphrée et à le changer de lit et de linge. Mon père ne pouvait prendre d’autre nourriture que du bouillon, et je n’avais pour en faire que de la mauvaise chair de cheval ; mon cœur était déchiré !…

La Providence nous envoya un secours. Les grands bâtiments des fours publics étaient contigus aux murs du palais que nous habitions ; les terrasses se touchaient. Celle des fours publics était immense ; on y faisait le mélange et le broiement des grenailles de toute espèce qu’on ajoutait aux farines avariées pour faire le pain de la garnison. Le jockey Bastide avait remarqué que lorsque les ouvriers de la manutention avaient quitté la terrasse, elle était envahie par de nombreux pigeons qui, nichés dans les divers clochers de la ville, avaient l’habitude de venir ramasser le peu de grains que le criblage avait répandus sur les dalles. Bastide, qui était d’une rare intelligence, franchissant le petit espace qui séparait les deux terrasses, alla tendre sur celle des fours publics des lacets et autres engins, avec lesquels il prenait des pigeons dont nous faisions du bouillon pour mon père, qui le trouvait excellent en comparaison de celui de cheval.

Aux horreurs de la famine et du typhus, se joignaient celles d’une guerre acharnée et incessante, car les troupes françaises combattaient toute la journée du côté de terre contre les Autrichiens, et dès que la nuit mettait un terme à leurs attaques, les flottes anglaise, turque et napolitaine, que l’obscurité dérobait au tir des canons du port et des batteries de la côte, s’approchaient de la ville, sur laquelle elles lançaient une immense quantité de bombes, qui faisaient des ravages affreux !… Aussi, pas un instant de repos !…

Le bruit du canon, les cris des mourants, pénétraient jusqu’à mon père et l’agitaient au dernier point : il regrettait de ne pouvoir se mettre à la tête des troupes de sa division. Cet état moral empirait sa position ; sa maladie s’aggravait de jour en jour ; il s’affaiblissait visiblement. Colindo et moi ne le quittions pas un instant. Enfin, une nuit, pendant que j’étais à genoux auprès de son lit pour imbiber sa blessure, il me parla avec toute la plénitude de sa raison, puis, sentant sa fin approcher, il plaça sa main sur ma tête, l’y promena d’une façon caressante en disant : « Pauvre enfant, que va-t-il devenir, seul et sans appui, au milieu des horreurs de ce terrible siège ?… » Il balbutia encore quelques paroles, parmi lesquelles je démêlai le nom de ma mère, laissa tomber ses bras et ferma les yeux !…

Quoique bien jeune, et depuis peu de temps au service, j’avais vu beaucoup de morts sur le terrain de divers combats et surtout dans les rues de Gênes ; mais ils étaient tombés en plein air, encore couverts de leurs vêtements, ce qui donne un aspect bien différent de celui d’un homme qui meurt dans son lit, et je n’avais jamais été témoin de ce dernier et triste spectacle. Je crus donc que mon père venait de céder au sommeil. Colindo comprit la vérité, mais n’eut pas le courage de me la dire, et je ne fus tiré de mon erreur que plusieurs heures après, lorsque M. Lachèze étant arrivé, je lui vis relever le drap du lit sur la figure de mon père, en disant : « C’est une perte affreuse pour sa famille et ses amis !… » Alors seulement je compris l’étendue de mon malheur… Ma douleur fut si déchirante qu’elle toucha même le général en chef Masséna, dont le cœur n’était cependant pas facile à émouvoir, surtout dans les circonstances présentes, où il avait besoin de tant de fermeté. La position critique dans laquelle il se trouvait lui fit prendre à mon égard une mesure qui me parut atroce, et que cependant je prendrais aussi moi-même si je commandais dans une ville assiégée.

Pour éviter tout ce qui aurait pu affaiblir le moral des troupes, le général Masséna avait défendu la pompe des funérailles, et comme il savait que je n’avais pas voulu quitter la dépouille mortelle de mon père bien-aimé, qu’il pensait que mon projet était de l’accompagner jusqu’à sa tombe, et qu’il craignait que les troupes ne s’attendrissent en voyant un jeune officier, à peine au sortir de l’enfance, suivre en sanglotant la bière de son père, général de division, victime de la terrible guerre que nous soutenions, Masséna vint le lendemain avant le jour dans la chambre où gisait mon père, et, me prenant par la main, il me conduisit sous un prétexte quelconque dans un salon éloigné, pendant que sur son ordre douze grenadiers, accompagnés seulement d’un officier et du colonel Sacleux, enlevèrent la bière en silence et allèrent la déposer dans la tombe provisoire, sur les remparts du côté de la mer. Ce ne fut qu’après que cette triste cérémonie fut terminée, que le général Masséna m’en instruisit en m’expliquant les motifs de sa décision… Non, je ne pourrai exprimer le désespoir dans lequel cela me jeta !… Il me semblait que je perdais une seconde fois mon pauvre père que l’on venait d’enlever à mes derniers soins !… Mes plaintes furent vaines, et il ne me restait plus que d’aller prier sur la tombe de mon père. J’ignorais où elle était, mais mon ami Colindo avait suivi de loin le convoi, et il me conduisit… Ce bon jeune homme me donna en cette circonstance les preuves d’une touchante sympathie, quand chaque individu ne pensait qu’à sa position personnelle.

Presque tous les officiers d’état-major de mon père avaient été tués ou emportés par le typhus. Sur onze que nous étions avant la campagne, il n’en restait plus que deux : Le commandant R*** et moi ! Mais R*** ne s’occupait que de lui et, au lieu de servir d’appui au fils de son général, il continua d’habiter seul en ville. M. Lachèze m’abandonna aussi !… Il n’y eut que le bon colonel Sacleux qui me donna quelques marques d’intérêt ; mais le général en chef lui ayant donné le commandement d’une brigade, il était constamment hors des murs, occupé à repousser les ennemis. Je restai donc seul dans l’immense palais Centurione, avec Colindo, Bastide et le vieux concierge.

Une semaine s’était à peine écoulée depuis que j’avais eu le malheur de perdre mon père, lorsque le général en chef Masséna, qui avait besoin d’un grand nombre d’officiers autour de lui (car il en faisait tuer ou blesser quelques-uns presque tous les jours), me fit ordonner d’aller faire auprès de lui le service d’aide de camp, ainsi que le faisaient R*** et tous les officiers des généraux morts ou hors d’état de monter à cheval. J’obéis… Je suivais toute la journée le général en chef dans les combats, et, lorsque je n’étais pas retenu au quartier général, je rentrais, et la nuit venue, Colindo et moi, passant au milieu des mourants et des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants qui encombraient les rues, nous allions prier au tombeau de mon père.

La famine augmentait d’une façon effrayante dans la place. Un ordre du général en chef prescrivait de ne laisser à chaque officier qu’un seul cheval, tous les autres devaient être envoyés à la boucherie. Mon père en avait laissé plusieurs ; il m’aurait été très pénible de savoir qu’on allait tuer ces pauvres bêtes. Je leur sauvai la vie en proposant à des officiers d’état-major de les leur donner en échange de leurs montures usées que je livrai à la boucherie. Ces chevaux furent plus tard payés par l’État sur la présentation de l’ordre de livraison ; je conservai un de ces ordres comme monument curieux ; il porte la signature du général Oudinot, chef d’état-major de Masséna.

La perte cruelle que je venais d’éprouver, la position dans laquelle je me trouvais et la vue des scènes vraiment horribles auxquelles j’assistais tous les jours, avaient en peu de temps mûri ma raison plus que ne l’auraient fait plusieurs années de bonheur. Je compris que la misère et les calamités du siège rendant égoïstes tous ceux qui, quelques mois auparavant, comblaient mon père de prévenances, je devais trouver en moi-même assez de courage et de ressources, non seulement pour me suffire, mais pour servir d’appui à Colindo et à Bastide. Le plus important était de trouver le moyen de les nourrir, puisqu’ils ne recevaient pas de vivres des magasins de l’armée. J’avais bien, comme officier, deux rations de chair de cheval et deux rations de pain, mais tout cela réuni ne faisait qu’une livre pesant d’une très mauvaise nourriture, et nous étions trois !… Nous ne prenions plus que très rarement des pigeons, dont le nombre avait infiniment diminué. En ma qualité d’aide de camp du général en chef, j’avais bien mon couvert à sa table, sur laquelle on servait une fois par jour du pain, du cheval rôti et des pois chiches ; mais j’étais tellement courroucé de ce que le général Masséna m’avait privé de la triste consolation d’accompagner le cercueil de mon père, que je ne pouvais me résoudre à aller prendre place à sa table, quoique tous mes camarades y fussent et qu’il m’y eût engagé une fois pour toutes. Mais enfin, le désir de secourir mes deux malheureux commensaux me décida à aller manger chez le général en chef. Dès lors, Colindo et Bastide eurent chacun un quart de livre de pain et autant de chair de cheval. Moi-même, je ne mangeais pas suffisamment, car à la table du général en chef les portions étaient extrêmement exiguës, et je faisais un service très pénible ; aussi sentais-je mes forces s’affaiblir, et il m’arrivait souvent d’être obligé de m’étendre à terre pour ne pas tomber en défaillance.

La Providence vint encore à notre secours. Bastide était né dans le Cantal, et avait rencontré l’hiver d’avant un autre Auvergnat de sa connaissance établi à Gênes, où il faisait un petit commerce. Il alla le voir et fut frappé, en entrant chez lui, de sentir l’odeur que répand la boutique d’un épicier. Il en fit l’observation à son ami, en lui disant : « Tu as des provisions ?… » Celui-ci en convint en lui demandant le secret, car les provisions de tout genre qu’on découvrait chez les particuliers étaient enlevées et transportées dans les magasins de l’armée. L’intelligent Bastide offrit alors de lui faire acheter la portion de denrées qu’il aurait de trop par quelqu’un qui le solderait sur-le-champ et garderait un secret inviolable, et il vint m’informer de sa découverte. Mon père avait laissé quelques milliers de francs. J’achetai donc et fis porter de nuit chez moi beaucoup de morue, de fromage, de figues, de sucre, de chocolat, etc., etc. Tout cela fut horriblement cher ; l’Auvergnat eut presque tout mon argent, mais je m’estimai trop heureux d’en passer par où il voulut, car, d’après ce que j’entendais dire journellement au quartier général, le siège devait être encore fort long, et la famine aller toujours en augmentant, ce qui, malheureusement, se réalisa. Ce qui doublait le bonheur que j’avais eu de me procurer des subsistances, c’était la pensée que je sauvais la vie de mon ami Colindo qui, sans cela, serait littéralement mort de faim, car il ne connaissait dans l’armée que moi et le colonel Sacleux, qui ne tarda pas à être frappé d’un affreux malheur ; voici en quelles circonstances :

Le général Masséna, attaqué de toutes parts, voyant ses troupes moissonnées par des combats continuels et par la famine, obligé de contenir une population immense que la faim poussait au désespoir, se trouvait dans une position des plus critiques, et sentait que pour maintenir le bon ordre dans l’armée, il fallait y établir une discipline de fer. Aussi tout officier qui n’exécutait pas ponctuellement ses ordres était-il impitoyablement destitué, en vertu des pouvoirs que les lois d’alors conféraient aux généraux en chef. Plusieurs exemples de ce genre avaient déjà été faits, lorsque, dans une sortie que nous poussâmes à six lieues de la place, la brigade commandée par le colonel Sacleux ne s’étant pas trouvée, à l’heure indiquée, dans une vallée dont elle devait fermer le passage aux Autrichiens, ceux-ci s’échappèrent, et le général en chef, furieux de voir manquer le résultat de ses combinaisons, destitua le pauvre colonel Sacleux, en le signalant dans un ordre du jour. Sacleux avait bien pu ne pas comprendre ce qu’on attendait de lui, mais il était fort brave. Certainement, il se serait, dans son désespoir, fait sauter la cervelle, s’il n’avait eu à cœur de rétablir son honneur. Il prit un fusil, et se plaça dans les rangs comme soldat… Il vint un jour nous voir ; Colindo et moi eûmes le cœur navré, en voyant cet excellent homme habillé en simple fantassin. Nous fîmes nos adieux à Sacleux, qui, après la reddition de la place, fut réintégré dans son grade de colonel par le premier Consul, à la demande de Masséna lui-même, que Sacleux avait forcé, par son courage, à revenir sur son compte. Mais l’année suivante, Sacleux, voyant la paix faite en Europe, et voulant se laver complètement du reproche qui lui avait été adressé si injustement, demanda à aller faire la guerre à Saint-Domingue, où il fut tué au moment où il allait être nommé général de brigade !… Il est des hommes qui, malgré leur mérite, ont une destinée bien cruelle : celui-ci en est un exemple.