Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre VII

CHAPITRE VII

Départ de mon père. — Rencontre de Bonaparte à Lyon. — Épisode de notre descente sur le Rhône. — Ce que coûte un banquet républicain. — Je suis présenté à mon colonel.

Depuis que mon père avait accepté un commandement en Italie, une division était devenue vacante à l’armée du Rhin, et il l’aurait préférée ; mais une fatalité inévitable l’entraînait vers ce pays où il devait trouver son tombeau ! Un de ses compatriotes et ami, M. Lachèze, que je pourrais appeler son mauvais génie, avait été longtemps consul de France à Livourne et à Gênes, où il avait quelques affaires d’intérêt personnel à régler. Ce maudit homme, pour entraîner mon père vers l’Italie, lui faisait sans cesse le tableau le plus exagéré des beautés de ce pays, de l’avantage qu’il y avait d’ailleurs à ramener la victoire sous les drapeaux d’une armée malheureuse, tandis qu’il n’y avait aucune gloire à acquérir pour lui à l’armée du Rhin, dont la situation était bonne. Le cœur de mon malheureux père se laissa prendre à ses beaux raisonnements. Il pensa qu’il y avait plus de mérite à se rendre là où il y avait le plus de dangers, et persista à aller en Italie, malgré les observations de ma mère, qu’un pressentiment secret portait à désirer que mon père fût plutôt sur le Rhin ; ce pressentiment ne la trompait point… elle ne revit plus son époux !…

À son ancien aide de camp, le capitaine Gault, mon père venait d’adjoindre un autre officier, M. R***, que lui avait donné son ami le général Augereau. M. R*** avait le grade de chef d’escadron. Il appartenait à une famille de Maintenon, avait des moyens et de l’éducation dont il ne se servait que fort rarement, car, par un travers d’esprit alors assez commun, il se complaisait à prendre des airs de sacripant, toujours jurant, sacrant et ne parlant que de pourfendre les gens avec son grand sabre. Ce matamore n’avait qu’une seule qualité, très rare à cette époque : il était toujours mis avec la plus grande recherche. Mon père, qui avait accepté M. R*** pour aide de camp sans le connaître, en eut regret bientôt ; mais il ne pouvait le renvoyer sans blesser son ancien ami Augereau. Mon père ne l’aimait pas, mais il pensait, peut-être avec raison, qu’un général doit utiliser les qualités militaires d’un officier, sans trop se préoccuper de ses manières personnelles. Comme il ne se souciait pas de faire société avec M. R*** pendant un long voyage, il l’avait chargé de conduire de Paris à Nice ses équipages et ses chevaux, ayant sous ses ordres le vieux piqueur Spire, homme dévoué et habitué à commander aux gens d’écurie. Celle de mon père était nombreuse : il avait alors quinze chevaux, qui, avec ceux de ses aides de camp, de son chef d’état-major et des adjoints de celui-ci, ceux des fourgons, etc., etc., formaient une assez forte caravane dont R*** était le chef. Il partit plus d’un mois avant nous.

Mon père prit dans sa berline le fatal M. Lachèze, le capitaine Gault et moi. Le colonel Ménard, chef d’état-major, suivait avec un de ses adjoints dans une chaise de poste. Un grand drôle de valet de chambre de mon père remplissait en avant les fonctions de courrier. Nous voyagions en uniforme. J’avais un bonnet de police fort joli. Il me plaisait tant, que je voulais l’avoir toujours sur la tête, et, comme je la passais fréquemment hors de la portière, parce que la voiture me donnait le mal de mer, il advint que pendant la nuit, et lorsque mes compagnons dormaient, ce bonnet tomba sur la route. La voiture attelée de six vigoureux chevaux allait un train de chasse, je n’osai faire arrêter et je perdis mon bonnet. Mauvais présage ! Mais je devais éprouver de bien plus grands malheurs dans la terrible campagne que nous allions entreprendre. Celui-ci m’affecta vivement ; cependant, je me gardai bien d’en parler, de crainte d’être raillé sur le peu de soin que le nouveau soldat prenait de ses effets.

Mon père s’arrêta à Mâcon, chez un ancien ami. Nous passâmes vingt-quatre heures chez lui et continuâmes notre course vers Lyon. Nous n’en étions plus qu’à quelques lieues et changions de chevaux au relais de Limonest, lorsque nous remarquâmes que tous les postillons avaient orné leurs chapeaux de rubans tricolores, et qu’il y avait des drapeaux pareils aux croisées de toutes les maisons. Nous étant informés du sujet de cette démonstration, on nous répondit que le général en chef Bonaparte venait d’arriver à Lyon !… Mon père, croyant avoir la certitude que Bonaparte était encore au fond de l’Égypte, traita cette nouvelle de conte absurde ; mais il resta confondu, lorsque, ayant fait appeler le maître de poste qui arrivait à l’instant de Lyon, celui-ci lui dit : « J’ai vu le général Bonaparte que je connais parfaitement, car j’ai servi sous ses ordres en Italie. Il loge à Lyon, dans tel hôtel.

Il a avec lui son frère Louis, les généraux Berthier, Lannes et Murat, ainsi qu’un grand nombre d’officiers et un mameluk. » Il était difficile d’être plus positif. Cependant la révolution avait donné lieu à tant de supercheries, et les partis s’étaient montrés si ingénieux à inventer ce qui pouvait servir leurs projets, que mon père doutait encore lorsque nous entrâmes à Lyon par le faubourg de Vaise. Toutes les maisons étaient illuminées et pavoisées de drapeaux, on tirait des fusées, la foule remplissait les rues au point d’empêcher notre voiture d’avancer ; on dansait sur les places publiques, et l’air retentissait des cris de : « Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie !… » Il fallut bien alors se rendre à l’évidence et convenir que Bonaparte était vraiment dans Lyon. Mon père s’écria : « Je pensais bien qu’on le ferait venir, mais je ne me doutais pas que ce serait sitôt : le coup a été bien monté ! Il va se passer de grands événements. Cela me confirme dans la pensée que j’ai bien fait de m’éloigner de Paris : du moins, à l’armée, je servirai mon pays sans prendre part à aucun coup d’État qui, tout nécessaire qu’il paraisse, me répugne infiniment. » Cela dit, il tomba dans une profonde rêverie, pendant les longs moments que nous mîmes à fendre la foule, pour gagner l’hôtel où notre logement était préparé.

Plus nous approchions, plus le flot populaire était compact, et en arrivant à la porte, nous la vîmes couverte de lampions et gardée par un bataillon de grenadiers. C’était là que logeait le général Bonaparte, auquel on avait donné les appartements retenus depuis huit jours pour mon père. Celui-ci, homme fort violent, ne dit mot cependant, et lorsque le maître d’hôtel vint d’un air assez embarrassé s’excuser auprès de lui d’avoir été contraint d’obéir aux ordres de la municipalité, mon père ne répondit rien, et l’aubergiste ayant ajouté qu’il avait fait faire notre logement dans un hôtel fort bon, quoique de second ordre, tenu par un de ses parents, mon père se contenta de charger M. Gault d’ordonner aux postillons de nous y conduire. Arrivés là, nous trouvâmes notre courrier. C’était un homme très vif qui, échauffé par la longue course qu’il venait de faire et par les nombreuses rasades qu’il avalait à chaque relais, avait fait un tapage du diable, lorsque, arrivé bien avant nous dans le premier hôtel, il y avait appris que les appartements retenus pour son maître avaient été donnés au général Bonaparte. Les aides de camp de ce dernier, entendant ce vacarme affreux, et en ayant appris la cause, étaient allés prévenir leur patron qu’on avait délogé le général Marbot pour lui. Dans le même instant, le général Bonaparte, dont les croisées étaient ouvertes, aperçut les deux voitures de mon père arrêtées devant la porte. Il avait ignoré jusque-là le mauvais procédé de son hôte envers mon père, et comme le général Marbot, commandant de Paris peu de temps avant, et actuellement chef d’une division de l’armée d’Italie, était un homme trop important pour être traité sans façon, et que d’ailleurs Bonaparte revenait avec l’intention de se mettre bien avec tout le monde, il ordonna à l’un de ses officiers de descendre promptement pour offrir au général Marbot de venir militairement partager son logement avec lui. Mais, voyant les voitures repartir avant que son aide de camp pût parler à mon père, le général Bonaparte sortit à l’instant même à pied pour venir en personne lui exprimer ses regrets. La foule qui le suivait jetait de grands cris de joie qui, en approchant de notre hôtel, auraient dû nous prévenir ; mais nous en avions tant entendu depuis que nous étions en ville, qu’aucun de nous n’eut la pensée de regarder dans la rue. Nous étions tous réunis dans le salon où mon père se promenait à grands pas, plongé dans de profondes réflexions, lorsque tout à coup le valet de chambre, ouvrant la porte à deux battants, annonce : « Le général Bonaparte ! »

Celui-ci courut, en entrant, embrasser mon père, qui le reçut très poliment, mais froidement. Ils se connaissaient depuis longtemps. L’explication relative au logement devait être, entre de tels personnages, traitée en peu de mots ; il en fut ainsi. Ils avaient bien d’autres choses à se dire ; aussi passèrent-ils seuls dans la chambre à coucher, où ils restèrent en conférence pendant plus d’une heure.

Durant ce temps, les généraux et officiers venus d’Égypte avec le général Bonaparte causaient avec nous dans le salon. Je ne pouvais me lasser de considérer leur air martial, leurs figures bronzées par le soleil d’Orient, leurs costumes bizarres et leurs sabres turcs suspendus par des cordons. J’écoutais avec attention leurs récits sur les campagnes d’Égypte et les combats qui s’y étaient livrés. Je me complaisais à entendre répéter ces noms célèbres : Pyramides, Nil, Grand-Caire, Alexandrie, Saint-Jean d’Acre, le désert, etc., etc. Mais ce qui me charmait le plus était la vue du jeune mameluk Roustan. Il était resté dans l’antichambre, où j’allai plusieurs fois pour admirer son costume qu’il me montrait avec complaisance. Il parlait déjà passablement français, et je ne me lassai pas de le questionner. Le général Lannes se rappela m’avoir fait tirer ses pistolets, lorsqu’en 1793 il servait à Toulouse sous les ordres de mon père, au camp du Miral. Il me fit beaucoup d’amitiés, et nous ne nous doutions pas alors ni l’un ni l’autre que je serais un jour son aide de camp, et qu’il mourrait dans mes bras à Essling !

Le général Murat était né dans la même contrée que nous, et comme il avait été garçon de boutique chez un mercier de Saint-Céré à l’époque où ma famille y passait les hivers, il était venu fréquemment apporter des marchandises chez ma mère. D’ailleurs, mon père lui avait rendu plusieurs services dont il fut toujours reconnaissant. Il m’embrassa donc en me rappelant qu’il m’avait souvent tenu dans ses bras dans mon enfance. Je ferai plus tard la biographie de cet homme célèbre, parti de si bas et monté si haut.

Le général Bonaparte et mon père, étant rentrés dans le salon, se présentèrent mutuellement les personnes de leur suite. Les généraux Lannes et Murat étaient d’anciennes connaissances pour mon père, qui les reçut avec beaucoup d’affabilité. Il fut assez froid avec le général Berthier, qu’il avait cependant vu jadis à Versailles, lorsque mon père était garde du corps et Berthier ingénieur. Le général Bonaparte, qui connaissait ma mère, m’en demanda très poliment des nouvelles, me complimenta affectueusement d’avoir, si jeune encore, adopté la carrière des armes, et me prenant doucement par l’oreille, ce qui fut toujours la caresse la plus flatteuse qu’il fît aux personnes dont il était satisfait, il dit, en s’adressant à mon père : « Ce sera un jour un second général Marbot. » Cet horoscope s’est vérifié ; je n’en avais point alors l’espérance, cependant je fus tout fier de ces paroles : il faut si peu de chose pour enorgueillir un enfant !

La visite terminée, mon père ne laissa rien transpirer de ce qui avait été dit entre le général Bonaparte et lui ; mais j’ai su plus tard que Bonaparte, sans laisser pénétrer positivement ses projets, avait cherché, par les cajoleries les plus adroites, à attirer mon père dans son parti, mais que celui-ci avait constamment éludé la question.

Choqué de voir le peuple de Lyon courir au-devant de Bonaparte comme s’il eût été déjà le souverain de la France, mon père déclara qu’il désirait partir le lendemain, dès l’aube du jour. Mais ses voitures ayant besoin de réparations, force lui fut de passer une journée entière à Lyon. J’en profitai pour me faire confectionner un nouveau bonnet de police, et, enchanté de cette emplette, je ne m’occupai nullement des conversations politiques que j’entendais autour de moi et auxquelles, à vrai dire, je ne comprenais pas grand’chose. Mon père alla rendre au général Bonaparte la visite qu’il en avait reçue. Ils se promenèrent fort longtemps seuls dans le petit jardin de l’hôtel, pendant que leur suite se tenait respectueusement à l’écart. Nous les voyions tantôt gesticuler avec chaleur, tantôt parler avec plus de calme ; puis Bonaparte, se rapprochant de mon père avec un air patelin, passer amicalement son bras sous le sien, probablement pour que les autorités qui se trouvaient dans la cour et les nombreux curieux qui encombraient les croisées du voisinage, pussent dire que le général Marbot adhérait aux projets du général Bonaparte, car cet homme habile ne négligeait aucun moyen pour parvenir à ses fins ; il séduisait les uns et voulait faire croire qu’il avait gagné aussi ceux qui lui résistaient par devoir. Cela lui réussit à merveille !

Mon père sortit de cette seconde conversation encore plus pensif qu’il n’était sorti de la première, et en entrant à l’hôtel, il ordonna le départ pour le lendemain ; mais le général Bonaparte devait faire ce jour-là une excursion autour de la ville pour visiter les hauteurs fortifiables, et tous les chevaux de poste étaient retenus pour lui. Je crus pour le coup que mon père allait se fâcher. Il se contenta de dire : « Voilà le commencement de l’omnipotence ! » et ordonna qu’on tâchât de se procurer des chevaux de louage, tant il lui tardait de s’éloigner de cette ville et d’un spectacle qui le choquait. On ne trouva point de chevaux disponibles. Alors le colonel Ménard, qui était né dans le Midi et le connaissait parfaitement, fit observer que la route de Lyon à Avignon étant horriblement défoncée, il était à craindre que nos voitures ne s’y brisassent, et qu’il serait préférable de les embarquer sur le Rhône, dont la descente nous offrirait un spectacle enchanteur.

Mon père, fort peu amateur de pittoresque, aurait dans tout autre moment rejeté cet avis ; mais comme il lui donnait le moyen de quitter un jour plus tôt la ville de Lyon, dont le séjour lui déplaisait dans les circonstances actuelles, il consentit à prendre le Rhône. Le colonel Ménard loua donc un grand bateau ; on y conduisit les deux voitures, et le lendemain, de grand matin, nous nous embarquâmes tous. Cette résolution faillit nous faire périr.

Nous étions en automne, les eaux étaient très basses, le bateau touchait et s’engravait à chaque instant, on craignait qu’il ne se déchirât. Nous couchâmes la première nuit à Saint-Péray, puis à Tain, et mîmes deux jours à descendre jusqu’à la hauteur de l’embouchure de la Drôme. Là nous trouvâmes beaucoup plus d’eau et marchâmes rapidement ; mais un de ces coups de vent affreux, qu’on nomme le mistral, nous ayant assaillis à un quart de lieue au-dessus de Pont-Saint-Esprit, les bateliers ne purent gagner le rivage. Ils perdirent la tête et se mirent en prières au lieu de travailler, pendant que le courant et un vent furieux poussaient le bateau vers le pont ! Nous allions heurter contre la pile du pont et être engloutis, lorsque mon père et nous tous, prenant des perches à crocs et les portant en avant fort à propos, parâmes le choc contre la pile vers laquelle nous étions entraînés. Le contre-coup fut si terrible qu’il nous fit tomber sur les bancs ; mais la secousse avait changé la direction du bateau, qui, par un bonheur presque miraculeux, enfila le dessous de l’arche. Les mariniers revinrent alors un peu de leur terreur et reprirent tant bien que mal la direction de leur barque ; mais le mistral continuait, et les deux voitures, offrant une résistance au vent, rendaient la manœuvre presque impossible. Enfin, à six lieues au-dessus d’Avignon, nous fûmes jetés sur une très grande île, où la pointe du bateau s’engrava dans le sable, de manière à ne plus pouvoir l’en retirer sans l’assistance de beaucoup d’ouvriers, et nous penchions tellement de côté, que nous craignions d’être submergés à chaque instant. On plaça quelques planches entre le bateau et le rivage ; puis, au moyen d’une corde qui servait d’appui, nous débarquâmes tous sans accident, mais non sans danger. Il était impossible de penser à se rembarquer par un vent aussi affreux, quoique sans pluie ; nous pénétrâmes donc dans l’intérieur de l’île, qui était fort grande et que nous crûmes d’abord inhabitée ; mais enfin, nous aperçûmes une espèce de ferme où nous trouvâmes des bonnes gens qui nous reçurent très bien. Nous mourions de faim, mais il était impossible d’aller chercher des provisions sur le bateau, et nous n’avions que très peu de pain. Ils nous dirent que l’île était remplie de poules qu’ils y laissaient vivre à l’état sauvage et qu’ils tuaient à coups de fusil quand ils en avaient besoin. Mon père aimait beaucoup la chasse, il avait besoin de faire trêve à ses soucis, on prit les fusils des paysans, des fourches, des bâtons, et nous voilà partis en riant pour la chasse aux poules. On en tua plusieurs, quoiqu’il ne fût pas facile de les joindre, car elles volaient comme des faisans. Nous ramassâmes beaucoup de leurs œufs dans les bois, et de retour à la ferme, on alluma en plein champ un grand feu autour duquel nous nous établîmes au bivouac, pendant que le valet de chambre, aidé par la fermière, accommodait les volailles et les œufs de diverses façons. Nous soupâmes gaiement et nous couchâmes ensuite sur du foin, personne n’ayant osé accepter les lits que les bons paysans nous offraient, tant ils nous parurent peu propres. Les bateliers et un domestique de mon père, qu’on avait laissés de garde près du bateau, vinrent nous prévenir au point du jour que le vent était tombé. Tous les paysans et matelots prirent alors des pelles et des pioches, et après quelques heures d’un travail fort pénible, ils remirent la barque à flot, et nous pûmes continuer notre voyage vers Avignon, où nous arrivâmes sans autre accident. Ceux que nous avions éprouvés furent augmentés par la renommée, de sorte que le bruit courut à Paris que mon père et toute sa suite avaient péri dans les eaux du Rhône. L’entrée d’Avignon, surtout lorsqu’on arrive par le Rhône, est très pittoresque ; le vieux château papal, les remparts dont la ville est entourée, ses nombreux clochers et le château de Villeneuve, placés en face d’elle, font un effet admirable ! Nous trouvâmes à Avignon Mme Ménard et une de ses nièces, et passâmes trois jours dans cette ville, dont nous visitâmes les charmants environs, sans oublier la fontaine de Vaucluse. Mon père ne se pressait pas de partir, parce que M. R*** lui avait écrit que les chaleurs, encore très fortes dans le Midi, l’avaient forcé de ralentir sa marche, et mon père ne voulait pas arriver avant ses chevaux.

D’Avignon, nous allâmes à Aix. Mais arrivés sur les bords de la Durance, qu’on traversait alors en bac, nous trouvâmes cette rivière tellement grossie et débordée qu’il était impossible de passer avant cinq ou six heures. On délibérait pour savoir si on allait retourner à Avignon, lorsque le fermier du bac, espèce de monsieur, propriétaire d’un charmant petit castel situé sur la hauteur à cinq cents pas du rivage, vint prier mon père de venir s’y reposer jusqu’à ce que ses voitures fussent embarquées. Il accepta, espérant que ce ne serait que pour quelques heures ; mais il paraît que de grands orages avaient eu lieu dans les Alpes, où la Durance prend sa source, car cette rivière continua de croître toute la journée. Nous fûmes donc forcés d’accepter pour la nuit l’hospitalité qu’offrait très cordialement le maître du château, et comme il faisait beau, nous nous promenâmes toute la journée. Cet épisode de voyage ne me déplut nullement.

Le lendemain, les eaux étant encore plus furieuses que la veille, notre hôte, qui était un chaud républicain et qui connaissait assez bien la rivière pour juger qu’il nous serait impossible de la traverser avant vingt-quatre heures, se rendit en toute hâte, et à notre insu, dans la petite ville de Cavaillon, qui n’est qu’à deux lieues de là sur la même rive que Bompart. Il alla prévenir tous les patriotes de la localité et des environs qu’il avait chez lui le général de division Marbot. Puis ce monsieur revint triomphant dans son castel, où nous vîmes arriver une heure après une cavalcade composée des plus chauds patriotes de Cavaillon, qui venaient supplier mon père de vouloir bien accepter un banquet qu’ils lui offraient au nom des notables de cette ville « toujours si éminemment républicaine » !

Mon père, auquel ces ovations n’étaient nullement agréables, refusa d’abord ; mais ces citoyens firent tant et tant d’instances, disant que tout était déjà ordonné et que les convives se trouvaient réunis, qu’il céda enfin, et nous nous rendîmes à Cavaillon.

Le plus bel hôtel était orné de guirlandes et garni de chapeaux noirs de la ville et de la banlieue. Après des compliments infinis, on prit place autour d’une table immense, couverte des mets les plus recherchés et surtout d’ortolans, oiseaux qui se plaisent beaucoup dans ce pays. On prononça des discours virulents contre les ennemis de la liberté ; on porta de nombreuses santés, et le dîner ne finit qu’à dix heures du soir. Il était un peu tard pour retourner à Bompart ; d’ailleurs, mon père ne pouvait convenablement se séparer de ses hôtes à la sortie de table ; il se détermina donc à coucher à Cavaillon, de sorte que le reste de la soirée se passa en conversations assez bruyantes. Enfin, peu à peu, chaque invité regagna son logis, et nous restâmes seuls. Mais, le lendemain, à son réveil, M. Gault ayant demandé à l’aubergiste quelle était la quote-part que devait mon père pour l’immense festin de la veille, qu’il croyait être un pique-nique, où chacun paye son couvert, cet homme lui remit un compte de plus de 1, 500 francs, les bons patriotes n’ayant pas payé un traître sou !… On nous dit bien que quelques-uns avaient exprimé le désir de payer leur part, mais que la très grande majorité avait répondu que ce serait faire injure au général Marbot !…

Le capitaine Gault était furieux de ce procédé, mais mon père, qui au premier moment n’en revenait pas d’étonnement, se prit ensuite à rire aux éclats, et dit à l’aubergiste de venir chercher son argent à Bompart, où nous retournâmes sur-le-champ, sans faire la moindre observation à notre châtelain, dont on récompensa très largement les serviteurs ; puis nous profitâmes de la baisse des eaux pour traverser enfin la Durance et nous rendre à Aix.

Quoique je ne fusse pas encore en âge de parler politique avec mon père, ce que je lui avais entendu dire me portait à croire que ses idées républicaines s’étaient grandement modifiées depuis deux ans, et que ce qu’il avait entendu au dîner de Cavaillon avait achevé de les ébranler ; mais il ne témoigna aucune mauvaise humeur au sujet du prétendu pique-nique. Il s’amusait même de la colère de M. Gault, qui répétait sans cesse : « Je ne m’étonne pas que, malgré la cherté des ortolans, ces drôles en eussent fait venir une si grande quantité, et demandassent tant de bouteilles de vins fins !… »

Après avoir passé la nuit à Aix, nous partîmes pour nous rendre à Nice. C’était notre dernière journée de poste ; nous traversions la montagne et la belle forêt de l’Esterel, lorsque nous rencontrâmes le chef de brigade (ou colonel) du 1er  de housards qui, escorté d’un officier et de plusieurs cavaliers conduisant des chevaux éclopés, revenait de l’armée, et se rendait au dépôt de Puy en Velay. Ce colonel se nommait M. Picart ; on lui laissait son régiment en raison de ses qualités d’administrateur, et on l’envoyait souvent au dépôt pour y faire équiper des hommes et des chevaux, qu’il expédiait ensuite aux escadrons de guerre, où il paraissait très rarement et restait fort peu. En apercevant M. Picart, mon père fit arrêter sa voiture, mit pied à terre, et après m’avoir présenté à mon colonel, il le tira à part pour le prier de lui indiquer un sous-officier sage et bien élevé dont il pût faire mon mentor. Le colonel indiqua le maréchal des logis Pertelay. Mon père fit prendre le nom de ce sous-officier, et nous continuâmes notre route jusqu’à Nice, où nous trouvâmes le commandant R*** établi dans un excellent hôtel avec nos équipages et nos chevaux en très bon état.