Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII

Arrivée à Nice. ― Mon mentor Pertelay. ― Comment je deviens un vrai housard de Bercheny. ― J’entre dans la clique. ― Mon premier duel à la Madona près Savone. ― Enlèvement d’un convoi de bœufs à Dego.

La ville de Nice était remplie de troupes, parmi lesquelles se trouvait un escadron du 1er de housards, auquel j’appartenais. Ce régiment, en l’absence de son colonel, était commandé par un très brave chef d’escadron nommé Muller (c’était le père de ce pauvre malheureux adjudant du 7e de housards qui fut blessé d’un coup de canon, auprès de moi, à Waterloo). En apprenant que le général de division venait d’arriver, le commandant Muller se rendit chez mon père, et il fut convenu entre eux qu’après quelques jours de repos je ferais le service dans la 7e compagnie, commandée par le capitaine Mathis, homme de mérite, qui plus tard devint colonel sous l’Empire et maréchal de camp sous la Restauration.

Quoique mon père fût fort bon pour moi, il m’en imposait tellement, que j’étais auprès de lui d’une très grande timidité, timidité qu’il supposait encore plus grande qu’elle ne l’était réellement ; aussi disait-il que j’aurais dû être une fille, et il m’appelait souvent mademoiselle Marcellin : cela me chagrinait beaucoup, surtout depuis que j’étais housard. C’était donc pour vaincre cette timidité que mon père voulait que je fisse le service avec mes camarades ; d’ailleurs, ainsi que je l’ai déjà dit, on ne pouvait entrer dans l’armée que comme simple soldat. Mon père aurait pu, il est vrai, m’attacher à sa personne, puisque mon régiment faisait partie de sa division ; mais, outre la pensée indiquée ci-dessus, il désirait que j’apprisse à seller et brider mon cheval, soigner mes armes, et ne voulait pas que son fils jouît du moindre privilège, ce qui aurait produit un mauvais effet parmi les troupes. C’était déjà beaucoup qu’on m’admît à l’escadron sans me faire faire un long et ennuyeux apprentissage au dépôt.

Je passai plusieurs jours à parcourir avec mon père et son état-major les environs de Nice, qui sont fort beaux ; mais le moment de mon entrée à l’escadron étant arrivé, mon père demanda au commandant Muller de lui envoyer le maréchal des logis Pertelay. Or, il faut que vous sachiez qu’il existait au régiment deux frères de ce nom, tous deux maréchaux des logis, mais n’ayant entre eux aucune ressemblance physique ni morale. On croirait que l’auteur de la pièce les Deux Philibert a pris ces deux hommes pour types, l’aîné des Pertelay étant Philibert le mauvais sujet, et le jeune Pertelay, Philibert le bon sujet. C’était ce dernier que le colonel avait entendu désigner pour mon mentor ; mais comme, pressé par le peu de temps que mon père et lui avaient passé ensemble, M. Picart avait oublié en nommant Pertelay d’ajouter le jeune, et que, d’ailleurs, celui-ci ne faisait pas partie de l’escadron qui se trouvait à Nice, tandis que l’aîné servait précisément dans la 7e compagnie, dans laquelle j’allais entrer, le commandant Muller crut que c’était de l’aîné que le colonel avait parlé à mon père, et qu’on avait choisi cet enragé pour déniaiser un jeune homme aussi doux et aussi timide que je l’étais. Il nous envoya donc Pertelay aîné. Ce type des anciens housards était buveur, tapageur, querelleur, bretteur, mais aussi, brave jusqu’à la témérité ; du reste, complètement ignorant de tout ce qui n’avait pas rapport à son cheval, à ses armes et à son service devant l’ennemi. Pertelay jeune, au contraire, était doux, poli, très instruit, et comme il était fort bel homme et tout aussi brave que son frère, il eût certainement fait un chemin rapide si, bien jeune encore, il n’eût trouvé la mort sur un champ de bataille.

Mais revenons à l’aîné. Il arrive chez mon père, et que voyons-nous ? Un luron, très bien tenu, il est vrai, mais le shako sur l’oreille, le sabre traînant, la figure enluminée et coupée en deux par une immense balafre, des moustaches d’un demi-pied de long qui, relevées par la cire, allaient se perdre dans les oreilles, deux grosses nattes de cheveux tressés aux tempes, qui, sortant de son shako, tombaient sur la poitrine, et avec cela, un air ! !… un air de chenapan, qu’augmentaient encore des paroles saccadées ainsi qu’un baragouin franco-alsacien des plus barbares. Ce dernier défaut ne surprit pas mon père, car il savait que le 1er de housards était l’ancien régiment de Bercheny, dans lequel on ne recevait jadis que les Allemands, et où les commandements s’étaient faits, jusqu’en 1793, dans la langue allemande, qui était celle le plus en usage parmi les officiers et les housards, presque tous nés dans les provinces des bords du Rhin ; mais mon père fut on ne peut plus surpris de la tournure, des réponses et de l’air ferrailleur qu’avait mon mentor.

J’ai su plus tard qu’il avait hésité à me mettre entre les mains de ce gaillard-là, mais que M. Gault lui ayant fait observer que le colonel Picart l’avait désigné comme le meilleur sous-officier de l’escadron, mon père s’était déterminé à en essayer. Je suivis donc Pertelay, qui, me prenant sans façon sous le bras, vint dans ma chambre, me montra à placer mes effets dans mon portemanteau et me conduisit dans une petite caserne située dans un ancien couvent et occupée par l’escadron du 1er de housards. Mon mentor me fit seller et desseller un joli petit cheval que mon père avait acheté pour moi ; puis il me montra à placer mon manteau et mes armes ; enfin il me fit une démonstration complète, et songea, lorsqu’il m’eut tout expliqué, qu’il était temps d’aller dîner, car mon père, désirant que je mangeasse avec mon mentor, nous avait affecté une haute paye pour cette dépense.

Pertelay me conduisit dans une petite auberge dont la salle était remplie de housards, de grenadiers et de soldats de toutes armes. On nous sert, et l’on place sur la table une énorme bouteille d’un gros vin rouge des plus violents, dont Pertelay me verse une rasade. Nous trinquons. Mon homme vide son verre, et je pose le mien sans le porter à mes lèvres, car je n’avais jamais bu de vin pur, et l’odeur de ce liquide m’était désagréable. J’en fis l’aveu à mon mentor, qui s’écria alors d’une voix de stentor : « Garçon !… apporte une limonade à ce garçon qui ne boit jamais de vin !… » Et de grands éclats de rire retentissent dans toute la salle !… Je fus très mortifié, mais je ne pus me résoudre à goûter de ce vin et n’osai cependant demander de l’eau : je dînai donc sans boire !…

L’apprentissage de la vie de soldat est fort dur en tout temps. Il l’était surtout à l’époque dont je parle. J’eus donc quelques pénibles moments à passer. Mais ce qui me parut intolérable fut l’obligation de coucher avec un autre housard, car le règlement n’accordait alors qu’un lit pour deux soldats. Seuls, les sous-officiers couchaient isolément. La première huit que je passai à la caserne, je venais de me coucher, lorsqu’un grand escogriffe de housard qui arrivait une heure après les autres s’approche de mon lit, et voyant qu’il y avait déjà quelqu’un, décroche la lampe et la met sous mon nez pour m’examiner de plus près, puis il se déshabille. Tout en le voyant faire, j’étais loin de penser qu’il avait la prétention de se placer auprès de moi ; mais bientôt je fus détrompé, lorsqu’il me dit durement : « Pousse-toi, conscrit ! » Puis il entre dans le lit, se couche de manière à en occuper les trois quarts et se met à ronfler sur le plus haut ton ! Il m’était impossible de fermer l’œil, surtout à cause de l’odeur affreuse que répandait un gros paquet placé par mon camarade sous le traversin pour s’exhausser la tête. Je ne pouvais comprendre ce que ce pouvait être. Pour m’en assurer, je coule tout doucement la main vers cet objet et trouve un tablier en cuir, tout imprégné de la poix dont se servent les cordonniers pour cirer leur fil !… Mon aimable camarade de lit était l’un des garçons du bottier du régiment ! J’éprouvai un tel dégoût que je me levai, m’habillai et allai à l’écurie me coucher sur une botte de paille. Le lendemain, je fis part de ma mésaventure à Pertelay, qui en rendit compte au sous-lieutenant du peloton. Celui-ci était un homme bien élevé ; il se nommait Leisteinschneider (en allemand, lapidaire). Il devint, sous l’Empire, colonel, premier aide de camp de Bessières, et fut tué. M. Leisteinschneider, comprenant combien il devait m’être pénible de coucher avec un bottier, prit sur lui de me faire donner un lit dans la chambre des sous-officiers, ce qui me causa un très grand plaisir.

Bien que la Révolution eût introduit un grand relâchement dans la tenue des troupes, le 1er de housards avait toujours conservé la sienne aussi exacte que lorsqu’il était Bercheny ; aussi, sauf les dissemblances physiques imposées par la nature, tous les cavaliers devaient se ressembler par leur tenue, et comme les régiments de housards portaient alors non seulement une queue, mais encore de longues tresses en cadenettes sur les tempes, et avaient des moustaches retroussées, on exigeait que tout ce qui appartenait au corps eût moustaches, queue et tresses. Or, comme je n’avais rien de tout cela, mon mentor me conduisit chez le perruquier de l’escadron, où je fis emplette d’une fausse queue et de cadenettes qu’on attacha à mes cheveux déjà passablement longs, car je les avais laissés pousser depuis mon enrôlement. Cet accoutrement m’embarrassa d’abord ; cependant je m’y habituai en peu de jours, et il me plaisait, parce que je me figurais qu’il me donnait l’air d’un vieux housard ; mais il n’en fut pas de même des moustaches : je n’en avais pas plus qu’une jeune fille, et comme une figure imberbe aurait déparé les rangs de l’escadron, Pertelay, se conformant à l’usage de Bercheny, prit un pot de cire noire et me fit avec le pouce deux énormes crocs qui, couvrant la lèvre supérieure, me montaient presque jusqu’aux yeux. Et comme à cette époque les shakos n’avaient pas de visière, il arrivait que pendant les revues, ou lorsque j’étais en vedette, positions dans lesquelles on doit garder une immobilité complète, le soleil d’Italie, dardant ses rayons brûlants sur ma figure, pompait les parties humides de la cire avec laquelle on m’avait fait des moustaches, et cette cire en se desséchant tirait mon épiderme d’une façon très désagréable ! cependant je ne sourcillais pas ! J’étais housard ! Ce mot avait pour moi quelque chose de magique ; d’ailleurs, embrassant la carrière militaire, j’avais fort bien compris que mon premier devoir était de me conformer aux règlements.

Mon père et une partie de sa division étaient encore à Nice lorsqu’on apprit les événements du 18 brumaire, le renversement du Directoire et l’établissement du Consulat. Mon père avait trop méprisé le Directoire pour le regretter, mais il craignait qu’enivré par le pouvoir, le général Bonaparte, après avoir rétabli l’ordre en France, ne se bornât pas au modeste titre de Consul, et il nous prédit que dans peu de temps il voudrait se faire roi. Mon père ne se trompa que de titre ; Napoléon se fit empereur quatre ans après.

Quelles que fussent ses prévisions pour l’avenir, mon père se félicitait de ne pas s’être trouvé à Paris au 18 brumaire, et je crois que s’il y eût été, il se serait fortement opposé à l’entreprise du général Bonaparte. Mais à l’armée, à la tête d’une division placée devant l’ennemi, il voulut se renfermer dans l’obéissance passive du militaire. Il repoussa donc les propositions que lui firent plusieurs généraux et colonels de marcher sur Paris à la tête de leurs troupes : « Qui, leur dit-il, défendra les frontières si nous les abandonnons, et que deviendra la France si à la guerre contre les étrangers nous joignons les calamités d’une guerre civile ? » Par ces sages observations, il maintint les esprits exaltés ; cependant, il n’en fut pas moins très affecté du coup d’État qui venait d’avoir lieu. Il idolâtrait sa patrie, et eût voulu qu’on pût la sauver sans l’asservir au joug d’un maître.

J’ai dit qu’en me faisant faire le service de simple housard, mon père avait eu pour but principal de me faire perdre cet air d’écolier un peu niais, dont le court séjour que j’avais fait dans le monde parisien ne m’avait pas débarrassé. Le résultat passa ses espérances, car vivant au milieu des housards tapageurs, et ayant pour mentor une espèce de pandour qui riait des sottises que je faisais, je me mis à hurler avec les loups, et de crainte qu’on se moquât de ma timidité, je devins un vrai diable. Je ne l’étais cependant pas encore assez pour être reçu dans une sorte de confrérie qui, sous le nom de clique, avait des adeptes dans tous les escadrons du 1er de housards.

La clique se composait des plus mauvaises têtes comme des plus braves soldats du régiment. Les membres de la clique se soutenaient entre eux envers et contre tous, surtout devant l’ennemi. Ils se donnaient entre eux le nom de loustics et se reconnaissaient à une échancrure pratiquée au moyen d’un couteau dans l’étain du premier bouton de la rangée de droite de la pelisse et du dolman. Les officiers connaissaient l’existence de la clique ; mais comme ses plus grands méfaits se bornaient à marauder adroitement quelques poules et moutons, ou à faire quelques niches aux habitants, et que d’ailleurs les loustics étaient toujours les premiers au feu, les chefs fermaient les yeux sur la clique.

J’étais si étourneau, que je désirais très vivement faire partie de cette société de tapageurs ; il me semblait que cela me poserait d’une façon convenable parmi mes camarades ; mais j’avais beau fréquenter la salle d’armes, apprendre à tirer la pointe, la contre-pointe, le sabre, le pistolet et le mousqueton, donner en passant des coups de coude à tout ce qui se trouvait sur mon chemin, laisser traîner mon sabre et placer mon shako sur l’oreille, les membres de la clique, me regardant comme un enfant, refusaient de m’admettre parmi eux. Une circonstance imprévue m’y fit recevoir à l’unanimité, et voici comment.

L’armée d’Italie occupait alors la Ligurie et se trouvait étendue sur un long cordon de plus de soixante lieues de long, dont la droite était au golfe de la Spezzia, au delà de Gênes, le centre à Finale et la gauche à Nice et au Var, c’est-à-dire à la frontière de France. Nous avions ainsi la mer à dos et faisions face au Piémont, qu’occupait l’armée autrichienne dont nous étions séparés par la branche de l’Apennin qui s’étend du Var à Gavi. Dans cette fausse position, l’armée française était exposée à être coupée en deux, ainsi que cela advint quelques mois après ; mais n’anticipons pas sur les événements.

Mon père ayant reçu l’ordre de réunir sa division à Savone, petite ville située au bord de la mer à dix lieues en deçà de Gênes, plaça son quartier général dans l’évêché. L’infanterie fut répartie dans les bourgs et villages voisins, pour observer les vallées par où débouchent les routes et chemins qui conduisent au Piémont. Le 1er de housards, qui de Nice s’était rendu à Savone, fut placé au bivouac, dans une plaine appelée la Madona. Les avant-postes ennemis étaient à Dego, à quatre ou cinq lieues de nous, sur le revers opposé de l’Apennin, dont les cimes étaient couvertes de neige, tandis que Savone et ses environs jouissaient de la température la plus douce. Notre bivouac eût été charmant, si les vivres y eussent été plus abondants ; mais il n’existait point encore de grande route de Nice à Gênes ; la mer était couverte de croiseurs anglais, l’armée ne vivait donc que de ce que lui portaient par la Corniche quelques détachements de mulets, ou de ce qui provenait du chargement de petites embarcations qui se glissaient inaperçues le long des côtes. Ces ressources précaires suffisaient à peine pour fournir au jour le jour le grain nécessaire pour soutenir les troupes ; mais, heureusement, le pays produit beaucoup de vin, ce qui soutenait les soldats et leur faisait supporter les privations avec plus de résignation. Or donc, un jour que par un temps délicieux maître Pertelay, mon mentor, se promenait avec moi sur les rivages de la mer, il aperçoit un cabaret situé dans un charmant jardin planté d’orangers et de citronniers, sous lesquels étaient placées des tables entourées de militaires de toutes armes, et me propose d’y entrer. Bien que je n’eusse pu vaincre ma répugnance pour le vin, je le suis par complaisance.

Il est bon de dire qu’à cette époque, le ceinturon des cavaliers n’était muni d’aucun crochet, de sorte que quand nous allions à pied, il fallait tenir le fourreau du sabre dans la main gauche, en laissant le bout traîner par terre. Cela faisait du bruit sur le pavé et donnait un air tapageur. Il n’en avait pas fallu davantage pour me faire adopter ce genre. Mais voilà qu’en entrant dans le jardin public dont je viens de parler, le bout du fourreau de mon sabre touche le pied d’un énorme canonnier à cheval, qui se prélassait étendu sur une chaise, les jambes en avant. L’artillerie à cheval, qu’on nommait alors artillerie volante, avait été formée au commencement des guerres de la Révolution, avec des hommes de bonne volonté pris dans les compagnies de grenadiers, qui avaient profité de cette occasion pour se débarrasser des plus turbulents.

Les canonniers volants étaient renommés pour leur courage, mais aussi pour leur amour des querelles. Celui dont le bout de mon sabre avait touché le pied me dit d’une voix de stentor et d’un ton fort brutal : « Housard !… ton sabre traîne beaucoup trop !… » J’allais continuer de marcher sans rien dire, lorsque maître Pertelay, me poussant le coude, me souffle tout bas : « Réponds-lui : Viens le relever ! » Et moi de dire au canonnier : « Viens le relever. ― Ce sera facile », réplique celui-ci. ― Et Pertelay de me souffler de nouveau : « C’est ce qu’il faudra voir ! » À ces mots, le canonnier, ou plutôt ce Goliath, car il avait près de six pieds de haut, se dresse sur son séant d’un air menaçant… mais mon mentor s’élance entre lui et moi. Tous les canonniers qui se trouvent dans le jardin prennent aussitôt parti pour leur camarade, mais une foule de housards viennent se ranger auprès de Pertelay et de moi. On s’échauffe, on crie, on parle tous à la fois, je crus qu’il y allait avoir une mêlée générale ; cependant, comme les housards étaient au moins deux contre un, ils furent les plus calmes. Les artilleurs comprirent que s’ils dégainaient, ils auraient le dessous, et l’on finit par faire comprendre au géant qu’en frôlant son pied du bout de mon sabre, je ne l’avais nullement insulté, et que l’affaire devait en rester là entre nous deux ; mais comme, dans le tumulte, un trompette d’artillerie d’une vingtaine d’années était venu me dire des injures, et que dans mon indignation je lui avais donné une si rude poussée qu’il était allé tomber la tête la première dans un fossé plein de boue, il fut convenu que ce garçon et moi, nous nous battrions au sabre.

Nous sortons donc du jardin, suivis de tous les assistants, et nous voilà auprès du rivage de la mer, sur un sable fin et solide, disposés à ferrailler. Pertelay savait que je tirais passablement le sabre ; cependant il me donne quelques avis sur la manière dont je dois attaquer mon adversaire, et attache la poignée de mon sabre à ma main avec un gros mouchoir qu’il roule autour de mon bras.

C’est ici le moment de vous dire que mon père avait le duel en horreur, ce qui, outre ses réflexions sur ce barbare usage, provenait, je crois, de ce que dans sa jeunesse, lorsqu’il était dans les gardes du corps, il avait servi de témoin à un camarade qu’il aimait beaucoup et qui fut tué dans un combat singulier dont la cause était des plus futiles. Quoi qu’il en soit, lorsque mon père prenait un commandement, il prescrivait à la gendarmerie d’arrêter et de conduire devant lui tous les militaires qu’elle surprendrait croisant le fer.

Bien que le trompette d’artillerie et moi connussions cet ordre, nous n’en avions pas moins mis dolman bas et sabre au poing ! Je tournais le dos à la ville de Savone, mon adversaire y faisait face, et nous allions commencer à nous escrimer, lorsque je vois le trompette s’élancer de côté, ramasser son dolman et se sauver en courant !… « Ah ! lâche ! m’écriai-je, tu fuis !… » Et je veux le poursuivre, lorsque deux mains de fer me saisissent par derrière au collet !… Je tourne la tête… et me trouve entre huit ou dix gendarmes !… Je compris alors pourquoi mon antagoniste s’était sauvé, ainsi que tous les assistants que je voyais s’éloigner à toutes jambes, y compris maître Pertelay, car chacun avait peur d’être arrêté et conduit devant le général.

Me voilà donc prisonnier et désarmé. Je passe mon dolman et suis d’un air fort penaud mes gardiens, auxquels je ne dis pas mon nom, et qui me conduisent à l’évêché, où logeait mon père. Celui-ci était en ce moment avec le général Suchet (depuis maréchal), qui était venu à Savone pour conférer avec lui d’affaires de service. Ils se promenaient dans une galerie qui donne sur la cour. Les gendarmes me conduisent au général Marbot sans se douter que je suis son fils. Le brigadier explique le motif de mon arrestation. Alors mon père, prenant un air des plus sévères, me fait une très vive remontrance. Cette admonestation faite, mon père dit au brigadier : « Conduisez ce housard à la citadelle. » Je me retirai donc sans mot dire, et sans que le général Suchet, qui ne me connaissait pas, se fût douté que la scène à laquelle il venait d’assister se fût passée entre le père et le fils. Ce ne fut que le lendemain que le général Suchet connut la parenté des personnages, et depuis il m’a souvent parlé en riant de cette scène. Arrivé à la citadelle, vieux monument génois situé auprès du port, on m’enferma dans une immense salle qui recevait le jour par une lucarne donnant sur la mer. Je me remis peu à peu de mon émotion : la réprimande que je venais de subir me paraissait méritée ; cependant j’étais moins affecté d’avoir désobéi au général que d’avoir fait de la peine à mon père. Je passai donc le reste de la journée assez tristement.

Le soir, un vieil invalide des troupes génoises m’apporta une cruche d’eau, un morceau de pain de munition et une botte de paille sur laquelle je m’étendis sans pouvoir manger. Je ne pus dormir, d’abord parce que j’étais trop ému, ensuite à cause des évolutions que faisaient autour de moi de gros rats qui s’emparèrent bientôt de mon pain. J’étais dans l’obscurité, livré à mes tristes réflexions, lorsque, vers dix heures, j’entends ouvrir les verrous de ma prison. J’aperçois Spire, l’ancien et fidèle serviteur de mon père. J’appris par lui qu’après mon envoi à la citadelle, le colonel Ménard, le capitaine Gault et tous les officiers de mon père lui ayant demandé ma grâce, le général l’avait accordée et l’avait chargé, lui Spire, de venir me chercher et de porter au gouverneur du fort l’ordre de mon élargissement. On me conduisit devant ce gouverneur, le général Buget, excellent homme qui avait perdu un bras à la guerre. Il me connaissait et aimait beaucoup mon père. Il crut donc, après m’avoir rendu mon sabre, devoir me faire une longue morale que j’écoutai assez patiemment, mais qui me fit penser que j’allais en subir une autre bien plus sévère de la part de mon père. Je ne me sentais pas le courage de la supporter et résolus de m’y soustraire si je le pouvais. Enfin, on nous conduit au delà des portes de la citadelle ; la nuit était sombre, Spire marchait devant moi avec une lanterne, et tout en cheminant dans les rues étroites et tortueuses de la ville, le bonhomme, enchanté de me ramener, faisait l’énumération de tout le confortable qui m’attendait au quartier général ; mais, par exemple, disait-il, tu dois t’attendre à une sévère réprimande de ton père !… Cette dernière phrase fixa mes irrésolutions, et, pour laisser à la colère de mon père le temps de se calmer, je me décide à ne pas paraître devant lui avant quelques jours, et à retourner rejoindre mon bivouac à la Madona. J’aurais bien pu m’esquiver sans faire aucune niche au pauvre Spire ; mais, de crainte qu’il ne me poursuivît à la clarté de la lumière qu’il portait, je fais d’un coup de pied voler sa lanterne à dix pas de lui et je me sauve en courant, pendant que le bonhomme, cherchant sa lanterne à tâtons, s’écrie : « Ah ! petit coquin… je vais le dire à ton père ; il a, ma foi, bien fait de te mettre avec ces bandits de housards de Bercheny ! belle école de garnements !… »

Après avoir erré quelque temps dans les rues solitaires, je retrouvai enfin le chemin de la Madona et j’arrivai au bivouac du régiment. Tous les housards me croyaient en prison. Dès qu’on me reconnut à la lueur des feux, on m’environne, on m’interroge et l’on rit aux éclats lorsque je raconte comment je me suis débarrassé de l’homme de confiance chargé de me conduire chez le général. Les membres de la clique, surtout, sont charmés de ce trait de résolution et décident à l’unanimité que je suis admis dans leur société, qui justement se préparait à faire cette nuit même une expédition, pour aller jusqu’aux portes de Dego enlever un troupeau de bœufs appartenant à l’armée autrichienne. Les généraux français, ainsi que les chefs de corps, étaient obligés de paraître ignorer les courses que les soldats faisaient au delà des avant-postes afin de se procurer des vivres, puisqu’on ne pouvait s’en procurer régulièrement. Dans chaque régiment, les plus braves soldats avaient donc formé des bandes de maraudeurs qui savaient, avec un talent merveilleux, connaître les lieux où l’on préparait les vivres pour les ennemis, et employer la ruse et l’audace pour s’en emparer.

Un fripon de maquignon étant venu prévenir la clique du 1er de housards qu’un troupeau de bœufs qu’il avait vendu aux Autrichiens parquait dans une prairie à un quart de lieue de Dego, soixante housards, armés seulement de leurs mousquetons, partirent pour les enlever. Nous fîmes plusieurs lieues dans la montagne, par des chemins détournés et affreux, afin d’éviter la grande route, et nous surprîmes cinq Croates commis à la garde du troupeau, endormis sous un hangar. Enfin, pour qu’ils n’allassent pas donner l’éveil à la garnison de Dego, nous les attachâmes, et les laissant là, nous enlevâmes le troupeau sans coup férir. Nous rentrâmes au bivouac harassés, mais ravis d’avoir fait une bonne niche à nos ennemis, et ensuite de nous être procuré des vivres.

Je n’ai cité ce fait que pour faire connaître l’état de misère dans lequel se trouvait déjà l’armée d’Italie, et pour montrer à quel point de désorganisation un tel abandon peut jeter les troupes, dont les chefs sont obligés non seulement de tolérer de semblables expéditions, mais de profiter des vivres qu’elles procurent, sans avoir l’air de savoir d’où ils proviennent.