Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre VI

CHAPITRE VI

Mon père est envoyé en Italie. — Comment se fixa ma destinée. — Je deviens housard.

Après avoir remis son commandement au général Lefebvre, mon père retourna s’établir à l’hôtel du faubourg Saint-Honoré et ne s’occupa plus que des préparatifs de son départ pour l’Italie.

Des causes très minimes influent souvent sur la destinée des hommes ! Mon père et ma mère étaient très liés avec M. Barairon, directeur de l’enregistrement. Or, un jour qu’ils allèrent déjeuner chez lui, ils m’emmenèrent avec eux. On parla du départ de mon père, de la bonne conduite de mes deux cadets ; enfin M. Barairon ayant demandé : « Et Marcellin, qu’en ferez-vous ? ― Un marin, répondit mon père ; le capitaine Sibille s’en charge et va l’emmener avec lui à Toulon… » Alors la bonne Mme Barairon, à laquelle j’en ai toujours su un gré infini, fit observer à mon père que la marine française était dans un désarroi complet, que le mauvais état des finances ne permettait pas qu’elle fût promptement rétablie, que du reste son état d’infériorité vis-à-vis de la marine anglaise la retiendrait longtemps dans les ports, qu’elle ne concevait donc pas que lui, général de division de l’armée de terre, mît son fils dans la marine, au lieu de le placer dans un régiment où le nom et les services de son père devaient le faire bien venir. Elle termina en disant : « Conduisez-le en Italie plutôt que de l’envoyer périr d’ennui à bord d’un vaisseau enfermé dans la rade de Toulon ! » Mon père, qui avait été séduit un moment par la proposition du capitaine Sibille, avait un esprit trop juste pour ne pas apprécier le raisonnement de Mme Barairon. ― « Eh bien, me demanda-t-il, veux-tu venir en Italie avec moi et servir dans l’armée de terre ?… » Je lui sautai au cou et acceptai avec une joie que ma mère partagea, car elle avait combattu le premier projet de mon père.

Comme alors il n’existait plus d’école militaire, et qu’on n’entrait dans l’armée qu’en qualité de simple soldat, mon père me conduisit sur-le-champ à la municipalité du Ier arrondissement, place Beauvau, et me fit engager dans le 1er  régiment de housards (ancien Bercheny), qui faisait partie de la division qu’il devait commander en Italie ; c’était le 3 septembre 1799.

Mon père me mena chez le tailleur chargé de faire les modèles du ministère de la guerre et lui commanda pour moi un costume complet de housard du 1er , ainsi que tous les effets d’armement et d’équipement, etc., etc… Me voilà donc militaire !… housard !… Je ne me sentais pas de joie !… Mais ma joie fut troublée, lorsqu’en entrant à l’hôtel, je pensai qu’elle allait aggraver la douleur de mon frère Adolphe, âgé de deux ans de plus que moi et campé au collège comme un enfant ! Je conçus donc le projet de ne lui apprendre mon engagement qu’en lui annonçant en même temps que je voulais passer avec lui le mois qui devait s’écouler avant mon départ. Je priai donc mon père de me permettre que je fusse réinstallé près d’Adolphe, à Sainte-Barbe, jusqu’au jour où nous nous mettrions en route pour l’Italie. Mon père comprit parfaitement le motif de cette demande ; il m’en sut même très bon gré, et me conduisit le lendemain chez M. Lanneau.

Vous figurez-vous mon entrée au collège ?… On était en récréation, les jeux cessent aussitôt ; tous les élèves grands et petits m’environnent. C’est à qui touchera quelque partie de mon ajustement… bref, le succès du housard fut complet !

Le jour du départ arriva… et je me séparai de ma mère et de mes trois frères avec la plus vive douleur, malgré le plaisir que j’éprouvais d’entrer dans la carrière militaire.