Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Suite de la quatrième époque/Chapitre XXX

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 485-491).


CHAPITRE XXX.
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Je développe mes comédies en prose, un an après en avoir fait le plan. — Je laisse passer une autre année avant de les mettre en vers. — Ce double travail altère profondément ma santé. — Je revois l’abbé de Caluso à Florence.


1797. J’atteignis enfin le terme de cette éternelle année 1800, dont la seconde moitié avait été si terrible et si funeste à tous les gens de bien. Dans les premiers mois de l’année suivante, les alliés n’ayant fait que des sottises, il fallut subir cette horrible paix (quelle paix !), qui dure encore, et qui tient toute l’Europe sous les armes, dans la crainte de la servitude.

Mais désormais devenu presque insensible pour avoir trop vivement senti les calamités publiques de l’Italie, je n’avais plus un autre désir que de mettre fin à ma carrière littéraire, déjà trop longue et stérilement féconde. C’est pourquoi, au mois de juillet de cette année, j’essayai avec ardeur mes dernières forces, en développant mes six comédies. Je les avais créées d’un même souffle, je voulus les développer ensemble et sans relâche. Chacune ne me prit tout au plus que six jours ; mais mon imagination s’échauffa si bien, et elle communiqua aux fibres de mon cerveau une tension si forte, qu’il me fut impossible d’achever la cinquième pièce. Je tombai gravement malade d’une inflammation à la tête, sans compter la goutte, qui se fixa dans la poitrine et finit par me faire cracher le sang. Il fallut donc quitter ce cher travail et songer à me guérir. Le mal fut violent, mais il dura peu ; ce qui dura, ce fut ma convalescence, la maladie m’ayant laissé très-faible. Pour me remettre à ma cinquième comédie et écrire toute la sixième, je me vis forcé d’attendre jusqu’à la fin de septembre ; mais, dans les premiers jours d’octobre, toutes étaient développées, et je me sentis soulagé du poids énorme qu’elles faisaient peser sur ma tête depuis des années.

À la fin de cette année, je reçus de Turin une triste nouvelle, celle de la mort de mon unique neveu, le fils de ma sœur, le comte de Cumiana, à peine âgé de trente ans. Une maladie l’emporta au bout de trois jours. Il n’avait pas été marié, et ne laissait point d’enfans. Ce malheur m’affligea beaucoup, quoique je l’eusse à peine vu dans son adolescence ; mais je partageai la douleur de sa mère, (son père était mort deux ans auparavant). Je dois confesser aussi qu’il m’en coûtait de voir toute ma fortune passer en des mains étrangères. Ma sœur n’a plus pour héritier d’elle et de son mari que les trois filles qui lui restent, toutes trois mariées, l’une, comme je l’ai dit, avec Colli, d’Alexandrie, l’autre avec un Ferrari, de Gênes, la troisième avec le comte de Callano, d’Aoste. Cette petite vanité à laquelle on peut imposer silence, mais qu’on ne déracine jamais du cœur d’un homme bien né, et qui lui fait désirer la perpétuité de son nom, ou du moins celle de sa famille, n’avait jamais pu sortir de chez moi, et je m’en affligeai plus que je ne l’aurais cru ; tant il est vrai, que pour se bien connaître soi-même, il faut l’expérience de la vie ; il faut s’être trouvé dans ces tristes situations, pour pouvoir dire ce que l’on est. Cette mort de mon neveu, qui me laissait sans héritier mâle, me fit prendre plus tard, à l’amiable, de nouveaux arrangemens avec ma sœur pour assurer le paiement de ma pension en Piémont. Je ne veux point, si je dois mourir le dernier, ce que je ne crois guère, me voir à la merci de mes nièces ou de leurs maris, que je ne connais pas.

En attendant, cette paix exécrable n’avait pas laissé de ramener une sorte de tranquillité en Italie, et le despotisme français ayant aboli le papier-monnaie tant à Rome que dans le Piémont, revenant, mon amie et moi, du papier à l’or, que nous tirions, elle de Rome, moi du Piémont, nous nous vîmes en un instant à peu près hors de l’embarras que nous avions éprouvé dans nos intérêts depuis cinq années, chaque jour prenant quelque chose sur ce qui nous restait. Aussi, vers la fin de 1801, nous rachetâmes des chevaux, mais quatre seulement, dont un de selle pour moi. Depuis Paris, je n’avais pas eu de cheval, et pas d’autre équipage qu’une méchante voiture de louage. Mais les années, les malheurs publics, tant d’exemples d’un sort pire que le nôtre, m’avaient rendu discret et modéré. Ainsi ces quatre chevaux étaient alors du luxe pour quelqu’un qui, pendant bien des années, s’était à peine contenté de dix et de quinze.

Du reste passablement rassasié et désabusé des choses du monde, sobre dans mon régime, toujours vêtu de noir, ne dépensant qu’en livres, je me trouve fort riche, et je me fais gloire de mourir d’une bonne moitié plus pauvre que je ne suis né. Aussi ne pris-je pas garde à l’offre que mon neveu C... me fit faire par ma sœur de s’employer à Paris , où il allait se fixer, pour me faire rendre ce que l’on m’avait confisqué en France, mes revenus, mes livres et le reste. Je ne redemande jamais rien aux gens qui m’ont volé, et d’une tyrannie ridicule où justice rendue passe pour faveur, je ne veux ni l’une ni l’autre. C... n’a pas même eu de moi une réponse sur ce point, comme aussi je n’avais rien répondu à sa seconde lettre, où il fait semblant de n’avoir point reçu la mienne. Et en effet, puisqu’il était décidé à rester général français, il devait feindre de n’avoir point reçu la seule réponse que je lui eusse faite ; et de mon côté, décidé à rester libre et à garder entière ma dignité d’Italien, je devais aussi désormais éviter de paraître avoir reçu ses lettres et ses offres, de quelque moyen qu’il usât pour me les adresser.

1802. Pendant l’été de 1802 (car je suis comme les cigales, et c’est l’été que je chante), je m’appliquai tout-à-coup à versifier mes comédies développées, et avec la même ardeur, la même fureur que j’avais apportée à les concevoir et à les développer. Cette même année, je ressentis encore, mais d’une autre manière, les funestes effets d’un travail excessif. On n’a point oublié que, pour toutes ces compositions, je prenais sur mes heures de promenade et sur d’autres, mais qu’à aucun prix je ne voulais toucher aux trois heures que chaque matin je consacrais à l’étude ; aussi cette année, après avoir mis en vers deux comédies et demie, les chaleurs du mois d’août me rendirent mon inflammation à la tête, et tout mon corps se trouva couvert d’un déluge de furoncles. Je m’en serais moqué, si l’un d’eux, le roi de tous, ne fût venu se loger dans mon pied gauche, entre la cheville externe et le tendon, et ne m’eût retenu au lit pendant plus de quinze jours, avec des douleurs spasmodiques et un érysipèle qui me causa les souffrances les plus atroces que j’eusse éprouvées de ma vie. Il fallut cette fois encore laisser là les comédies et rester au lit à souffrir, et à souffrir doublement ; car ce fut juste au mois de septembre que ce cher abbé de Caluso, qui depuis plusieurs années nous promettait une visite en Toscane, arriva à Florence, où il ne pouvait rester qu’un mois tout au plus. Il venait reprendre son frère aîné, qui depuis deux ans s’était retiré à Pise, pour échapper à l’esclavage du Piémont francisé. Cette année même, une loi émanée de cette soi-disant liberté enjoignait à tous les Piémontais de rentrer dans leur cage, à tel jour du mois de septembre, s’ils ne voulaient voir, selon l’usage, leurs biens confisqués et eux-mêmes bannis des bienheureux états de cette incroyable république. J’éprouvai donc une grande douceur à revoir ce bon abbé de retour à Florence, où la fatalité voulait qu’il me trouvât au lit, comme il m’y avait laissé, en Alsace, quinze ans auparavant, la dernière fois que nous nous étions vus ; mais cette joie était mêlée d’une cruelle amertume, empêché comme je l’étais, et ne pouvant ni me lever, ni bouger, ni m’occuper de rien. Je lui fis lire cependant mes traductions du grec, les Satires, le Térence, le Virgile, en un mot tout ce que j’avais en portefeuille, à l’exception des comédies, dont je n’ai encore rien lu à âme qui vive, pas même le titre, tant que je ne les vois pas arrivées à bon terme. Mon ami parut généralement satisfait de mes travaux ; il me donna de vive voix, et même par écrit, de fraternels et lumineux avis sur mes traductions du grec. J’en ai fait mon profit, et j’espère bien en profiter encore, quand je mettrai la dernière main à ces ouvrages. Mais au bout de vingt-sept jours, mon ami disparut comme un éclair à mes yeux ; son départ me laissa dans une profonde tristesse, et j’ignore comment je l’eusse supportée, si mon incomparable compagne n’eût été là pour me consoler de toutes les privations. Je guéris au mois d’octobre, et retournai aussitôt à mes comédies, que je terminai avant le 8 décembre. Il ne me reste plus qu’à les laisser mûrir et à les revoir.