Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Suite de la quatrième époque/Chapitre XXV

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 437-441).


CHAPITRE XXV.
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Pourquoi, comment, et dans quel but, je finis par me résoudre à faire par moi-même une étude sérieuse et approfondie de la langue grecque.


Déjà en 1778, à l’époque où ce cher Caluso était à Florence avec moi, je ne sais par quel caprice de désœuvré, par quel instinct de curiosité frivole, je l’avais prié de me tracer sur une feuille volante un simple alphabet grec, les grands et les petits caractères, d’où j’avais appris, tant bien que mal, à distinguer les lettres et à les appeler par leurs noms, mais rien de plus. Pendant long-temps je n’y songeai plus ; mais il y a deux ans, quand je me mis à lire ces traductions littérales, comme on l’a vu, je recherchai cet alphabet dans mes papiers , et, l’ayant trouvé, j’essayai d’en reconnaître les signes et de les prononcer, avec la seule pensée de pouvoir de temps en temps jeter les yeux sur la colonne du texte, et voir si je pourrais y saisir le son de quelques mots, de ceux du moins qui, étant composés ou ayant un air étrange, me donnaient dans les traductions la curiosité de recourir au texte ; et en effet, de temps à autre, je jetais de côté, sur les caractères de la colonne où il se trouvait, un coup d’œil sournois, à peu près comme le Renard de la fable sur la grappe défendue après laquelle il soupirait en vain. Il s’y joignait pour moi un obstacle matériel difficile à surmonter : mes yeux ne pouvaient se faire à ce caractère maudit ; qu’il fût grand ou petit, lié ou isolé, ma vue se troublait dès que je voulais l’y arrêter, et c’était à peine si, en épelant, je pouvais en arracher un mot chaque fois, et encore les plus courts ; mais un vers entier, jamais je n’aurais pu le lire, ni le fixer, ni le prononcer, moins encore en retenir par cœur l’harmonie.

Je ne savais en outre comment m’y prendre, ennemi par nature et désormais incapable d’une application servile de l’esprit et de l’œil aux choses de la grammaire, n’ayant d’ailleurs aucune facilité pour l’étude des langues (j’avais essayé de l’anglais à deux ou trois reprises, et je n’avais jamais pu en venir à bout), parvenu à l’âge où j’étais sans avoir de ma vie appris aucune grammaire, pas même l’italienne, à laquelle je manquais bien rarement, mais par simple habitude des livres plutôt que par des principes dont j’aurais été fort en peine de dire la raison et le nom ; avec tout ce beau cortège d’empêchemens physiques et moraux, dégoûté de ces traductions, je pris avec moi-même l’engagement d’essayer de vaincre tant d’obstacles réunis ; mais je ne voulus en parler à qui que ce fût, pas même à mon amie, ce qui est tout dire. Ainsi donc, après avoir passé deux ans sur les confins de la Grèce, sans avoir jamais pu y pénétrer autrement que du coin de l’œil, je perdis patience et résolus de la conquérir.

J’achetai donc une masse de grammaires, d’abord des grammaires gréco-latines, puis des grammaires purement grecques ; je voulais apprendre les deux langues en même temps ; que je comprisse ou ne comprisse pas, je passais les journées entières à répéter le verbe tuptô, et les verbes circonflexes, et les verbes en mi, par où mon secret fut bientôt connu de mon amie, qui, me voyant toujours marmoter des lèvres, voulut enfin savoir et apprit ce qu’il en était. Chaque jour je m’obstinai davantage, et faisant effort de l’esprit, des yeux, de la langue, je parvins, à la fin de 1797, à pouvoir fixer une 1797. page quelconque de grec, en grands ou en petits caractères, en prose ou en vers, sans que mes yeux en souffrissent encore et à comprendre toujours bien le texte, en faisant sur la colonne latine précisément ce que je faisais auparavant sur le grec, c’est-à-dire, en jetant un regard rapide sur le mot latin qui correspondait au mot grec, quand je n’avais pas encore vu celui-ci, ou si je l’avais oublié. J’arrivai enfin à lire nettement à haute voix, avec une prononciation passable, rigoureuse même quant aux accens, aux esprits et aux diphthongues, en me conformant à l’écriture, et non à la manière stupide des Grecs modernes qui, sans s’en apercevoir, ont mis cinq iota dans leur alphabet, ce qui fait un perpétuel iotacisme, un véritable hennissement de chevaux, de l’idiome du peuple le plus heureusement né à l’harmonie qu’il y eût jamais au monde. J’avais surmonté cette difficulté de la lecture et de la prononciation, en me mettant dans la bouche et en déclamant à haute voix, non seulement la leçon journalière du classique que j’étudiais, mais à d’autres heures, et pendant deux heures de suite, sans y rien entendre ou à peu près rien, il est vrai, à cause de la rapidité de ma lecture et du bourdonnement sonore de la déclamation, tout Hérodote, deux fois Thucydide avec son scholiaste, Xénophon, tous les orateurs de second ordre, et deux fois le commentaire de Proclus sur le Timée de Platon, ce dernier uniquement parce que le texte en était imprimé dans un caractère moins aisé à lire, et avec beaucoup d’abréviations.

Un travail si opiniâtre n’affaiblit pas mon intelligence, comme j’aurais pu le croire et le craindre. Il me tira, au contraire, de ma léthargie des années précédentes. Pendant cette année de 1797, je portai mes satires au nombre de dix-sept, où les voici. Je passai une nouvelle revue de mes trop nombreuses poésies, que je fis mettre au net pour les corriger. Enfin, me passionnant de plus en plus pour le grec, à mesure que je croyais mieux le comprendre, je commençai aussi à traduire, d’abord l’Alceste d’Euripide, puis le Philoctète de Sophocle, puis les Perses d’Eschyle, et en dernier lieu, pour essayer ou donner un peu de tout, les Grenouilles d’Aristophane. Si amoureux du grec que je fusse, je ne négligeai pas le latin ; dans le cours de cette même année, je lus et j’étudiai Lucrèce et Plaute ; je lus Térence dont, par une bizarre combinaison, je me trouvais avoir traduit tout le théâtre par fragmens, sans avoir jamais lu de suite une seule de ses six comédies. Si plus tard cette traduction s’achève et se publie, je pourrai équivoquer sur la vérité, en disant que j’ai traduit Térence avant de le lire et sans l’avoir lu.

J’appris en outre les divers mètres dont s’est servi Horace, honteux de l’avoir lu, étudié, je pourrais dire appris par cœur, sans rien savoir du rhythme de ses vers. Je pris également une idée suffisante des mètres grecs dans les chœurs, et de ceux qu’ont employés Pindare et Anacréon. En somme, cette année de 1797 raccourcit mes oreilles d’un bon pied pour le moins. Je n’avais eu d’autre but, en m’imposant toutes ces fatigues, que de satisfaire à ma curiosité, de sortir de mon ignorance, et d’échapper au souci de penser au français, en un mot, de me déceltiser.