Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Suite de la quatrième époque/Chapitre XXVI

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 442-454).

CHAPITRE XXVI.
modifier

Résultat inattendu de mes études un peu tardives sur la langue grecque. — Parjure à Apollon pour la dernière fois, j’écris la seconde Alceste.


1798.C’était là l’unique fruit que j’attendisse de mes études et que je voulusse en tirer ; mais il plut au bon père Apollon de m’en réserver un autre qui, ce me semble, avait bien son prix. En 1796, à l’époque où je lisais, comme on l’a vu, les traductions littérales, quand déjà j’avais lu Homère, Eschyle, Sophocle et cinq tragédies d’Euripide, arrivé à l’Alceste, dont je n’avais jamais eu aucune connaissance, je fus si frappé, si attendri, si enflammé de tout ce qu’il y a de sentimens dramatiques dans ce sublime sujet, qu’après avoir achevé la pièce, j’écrivis sur un morceau de papier, que j’ai encore, les paroles suivantes : « Florence, 18 janvier 1796. Si je ne m’étais pas juré à moi-même de ne plus composer aucune tragédie, la lecture de cette Alceste d’Euripide m’a si fort ému et transporté, que, sans perdre une minute, je jetterais sur le papier le plan d’une nouvelle Alceste, où je transporterais tout ce qui me paraît bien dans le grec, en y ajoutant si je le pouvais, et où j’élaguerais tout ce que le texte a de ridicule, ce qui n’est pas peu de chose ; et pour commencer, voici mes personnages, dont je diminuerais le nombre. » Suivait, en effet, le nom des personnages, tels que depuis on les a vus ; ensuite je ne songeai plus à ce papier. Je continuai à lire le théâtre d’Euripide dont chaque pièce ne me fit guère plus d’impression que les précédentes. Plus tard, quand je recommençai à lire, car j’avais coutume de lire au moins deux fois chaque chose, et que j’arrivai à l’Alceste, même émotion, même transport, même désir, et au mois de septembre de cette même année 1796, j’écrivis le scénario de ma pièce, bien décidé à ne jamais la faire. Cependant j’avais entrepris de traduire celle d’Euripide, qui me prit toute l’année suivante. Mais comme à cette époque je n’entendais aucunement le grec, je l’avais traduite sur le latin. Toutefois, cette préoccupation incessante de la tragédie d’Euripide m’enflammait chaque jour davantage du désir d’en faire une à ma guise ; enfin arriva ce jour de mai 1798, où mon imagination s’éprit si vivement de ce sujet, qu’en rentrant de la promenade je me mis sur-le-champ à le développer, et en ayant d’un trait écrit le premier acte, je mis à la marge : « Écrit dans le délire et les larmes. » Le jour d’après je développai les quatre derniers actes avec le même emportement, en y joignant l’esquisse des chœurs, outre la prose qui sert de commentaire ; le tout fut achevé, le 26 mai. Il n’y eut pour moi aucun repos que je n’eusse mis bas ce fardeau si long-temps porté et avec tant de persévérance. Toutefois, il n’entrait dans mes intentions ni de mettre cette pièce en vers, ni de la terminer.

Au mois de septembre 1798, continuant, comme je l’ai dit, l’étude sérieuse du grec, j’épousai avidement la pensée de confronter avec le texte ma traduction de l’Alceste, pour rectifier mes erreurs et faire un pas de plus dans l’étude de cette langue, qui ne s’apprend bien que par la traduction, et à la condition de s’obstiner à rendre, ou du moins à faire sentir chaque image, chaque mot, chaque figure de l’original. Mais une fois rembarqué dans la Première Alceste, mon enthousiasme se ralluma pour la quatrième fois, et prenant la mienne, je la relus, je pleurai, je fus content, et le 30 septembre 1798, j’en commençai les vers, que j’achevai, y compris les chœurs, le 21 d’octobre. Et voilà comment je manquai à ma parole après dix années de silence. Mais comme je ne veux pas plus du nom d’ingrat que de celui de plagiaire, reconnaissant cette tragédie pour appartenir tout entière à Euripide, ou du moins ne pouvant la regarder comme mienne, je l’ai placée parmi les traductions, où elle doit rester sous le titre de Seconde Alceste, inséparable de la Première Alceste qui est sa mère. Je n’avais confié mon parjure à personne, pas même à la moitié de mon âme, Je voulus m’en faire un divertissement, et au mois de décembre, ayant invité quelques personnes, je lus ma pièce, comme étant la traduction de celle d’Euripide, et ceux qui n’avaient pas celle-ci bien présente y furent pris jusqu’à la fin du troisième acte ; mais alors quelqu’un qui se la rappelait finit par découvrir la supercherie, et la lecture commencée au nom d’Euripide s’acheva au nom d’Alfieri. La tragédie eut du succès, et ne me déplut pas à moi-même, comme chose posthume ; j’y voyais cependant beaucoup de choses encore à retrancher et à corriger. J’ai raconté ce fait dans tous ses détails, parce que si, avec le temps, cette Alceste est jugée bonne, cette anecdote pourra servir à faire connaître la nature des poètes d’inspiration, et comment il arrive que ce qu’ils ont voulu faire parfois ne leur réussit pas, tandis que souvent ce qu’ils se refusent à accomplir s’impose à leur génie et réussit, tant il faut tenir compte de l’inspiration, et obéir à l’impulsion naturelle de Phébus. Si mon Alceste ne vaut rien, le lecteur rira deux fois à mes dépens, en lisant mon œuvre et mes mémoires, et il regardera ce chapitre comme anticipé sur la cinquième époque, et bon à détacher de l’âge mûr, pour le renvoyer à la vieillesse.

Ces deux Alcestes, une fois connues de quelques personnes à Florence, leur apprirent en même temps que j’apprenais le grec, ce que je n’avais cessé de cacher à tout le monde. La nouvelle en alla jusqu’à mon ami Caluso ; mais il le sut encore d’une autre façon que je dirai. J’avais envoyé à Turin, vers le mois de mai de cette année, un portrait de moi, très-bien peint par Xavier Fabre de Montpellier. Derrière ce portrait, dont je faisais présent à ma sœur, j’avais écrit deux petits vers de Pindare. Ma sœur le reçut, le trouva fort à son gré, le retourna de toutes les façons, et y ayant vu mon barbouillage grec, fit appeler Caluso qui était aussi de ses amis, pour le prier de lui expliquer ces vers. L’abbé connut par là que j’avais pour le moins appris à former les caractères ; mais il se douta bien que, pour rien au monde, je n’eusse voulu me donner le ridicule pédantesque et vain d’écrire un épigraphe que je n’aurais point compris. Il m’écrivit aussitôt pour me reprocher ma dissimulation et le mystère que je lui avais toujours fait de cette nouvelle étude : Je lui répondis alors par une petite lettre écrite en grec, que j’avais arrangée de mon mieux, sans le secours de personne, et dont je vais donner le texte et la traduction. Il ne la trouva point trop mauvaise pour un écolier de cinquante ans, qui n’avait guère qu’un an et demi de grammaire. Je flanquai ma petite épitre de quatre morceaux empruntés à mes quatre traductions, et lui envoyai le tout comme échantillon des études que j’avais faites jusque alors.

Les éloges de Caluso m’encouragèrent à poursuivre avec plus d’ardeur. Je revins à l’excellent exercice qui m’avait été le plus utile pour le latin et l’italien, et qui consistait à apprendre par cœur des centaines de vers de différens auteurs.

Mais dans cette même année 1798, je reçus encore d’autres lettres, et il me fallut répondre à des personnes en tout bien différentes de mon ami Caluso. La Lombardie était alors, comme je l’ai dit et comme chacun le sait, envahie par une armée française, depuis 1796. Le Piémont était chancelant. L’empereur avait conclu avec le dictateur français la paix ou plutôt la malheureuse trêve de Campo-Formio. Le pape était ébranlé, et sa Rome était occupée et en proie aux fureurs d’une servile démocratie ; tout à l’entour respirait la misère, l’indignation et l’horreur. La France avait alors pour ambassadeur à Turin, M. **....., de la classe ou du métier des gens de lettres à Paris, lequel travaillait sous main à la sublime entreprise de renverser un roi vaincu et désarmé. Au moment où je m’y attendais le moins, je reçus une lettre de cet homme, à ma grande surprise et à mon grand regret. J’insère, en guise de note, la demande et la réponse, sa réplique et la mienne, afin que l’on voie nettement, pour peu que l’on en doute, quelle fut la pensée et la droiture de mes intentions et de mes actes dans toutes ces révolutions d’esclaves.

On rirait bien si je donnais ici la liste de ceux de mes livres que M.**..... voulait, disait-il, s’employer à me faire rendre ; elle se composait d’environ cent volumes de ce qu’il y avait de pis dans les œuvres les plus informes de la littérature italienne ; et ce que j’avais laissé à Paris, il y avait six ans, formait pour le moins seize cents volumes et un choix de tous les classiques italiens et latins ; mais nul ne s’étonnerait de cette liste : c’était, on le sait, une restitution française.avais retrouvé toute ma force, et me sentais rajeuni de corps, comme aussi peut-être trop rajeuni de sens et de savoir, car mes chevaux m’avaient ramené au galop à l’époque où j’étais un âne. Et la rouille s’était de nouveau si bien emparée de mon esprit, que je me croyais retombé pour toujours dans l’impuissance d’inventer et d’écrire.