Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Quatrième époque - Virilité/Chapitre XIII

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 357-366).


CHAPITRE XIII.
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Court séjour à Turin. — J’y assiste à la représentation de Virginie.


Je goûtai à Turin quelques plaisirs, mais j’y éprouvai plus de déplaisirs encore. Revoir les amis de sa première jeunesse, et les lieux que l’on a connus les premiers, retrouver chaque plante, chaque pierre, en un mot, tout ce qui a éveillé nos premières idées et nos premières passions, c’est là, sans doute, une bien douce chose. Mais d’un autre côté, voir beaucoup de ces compagnons de mon adolescence, qui, du plus loin qu’ils m’apercevaient dans une rue, évitaient ma rencontre, ou qui, pris au dépourvu, m’adressaient à peine un salut glacial, si même ils ne détournaient la tête, des gens à qui je n’avais jamais rien fait que témoigner une amitié cordiale, voilà qui me perçait le cœur, mais qui m’eût fait plus de mal encore, si le petit nombre de ceux qui m’avaient conservé de la bienveillance ne m’avaient appris que les uns me traitaient ainsi parce que j’avais écrit des tragédies ; les autres parce que j’avais beaucoup voyagé ; d’autres parce que j’avais reparu dans le pays avec trop de chevaux : des petitesses en somme, petitesses excusables cependant, très-excusables même quand on connaît les hommes, et que l’on s’examine soi-même avec impartialité ; mais dont il faut se défendre autant que possible, en quittant ses concitoyens lorsqu’on ne veut pas faire ce qu’ils font ou ne font pas, lorsque le pays est petit et les habitans désœuvrés ; lorsqu’enfin on a pu les offenser involontairement, par cela seul qu’on a essayé de faire plus qu’eux, en quelque genre que ce soit, et de quelque façon qu’où l’ait essayé.

Un autre morceau très-amer qu’il me fallait pourtant avaler à Turin, ce fut l’inévitable nécessité de paraître devant le roi, qui devait se tenir pour offensé de voir que je l’eusse renié hautement en m’expatriant pour toujours. Toutefois, vu les usages du pays et la position même où je me trouvais, je ne pouvais me dispenser d’aller le saluer et lui faire ma cour, sans passer à bon droit pour un homme extravagant, insolent et mal élevé. J’étais à peine arrivé à Turin, que mon excellent beau-frère, alors premier gentilhomme de la chambre, me sonda aussitôt avec inquiétude, pour savoir si je voulais ou non me présenter à la cour. Mais je le tranquillisai immédiatement, et lui mis du baume dans l’âme, en lui disant que c’était bien mon intention ; et comme il insistait sur le jour, je ne voulus pas différer. Dès le lendemain, j’allai chez le ministre. Mon beau-frère m’avait dit que le gouvernement était alors pour moi dans d’excellentes dispositions, que je serais fort bien reçu, qu’on avait même quelque désir de m’employer. Cette faveur que je méritais pas, et à laquelle j’étais loin de m’attendre, me fit trembler. Mais l’avis était bon, j’arrangeai mon maintien et mes discours de manière à ce qu’on ne pût ni me surprendre ni m’engager. Je dis donc au ministre que, passant par Turin, j’avais cru de mon devoir d’abord de lui rendre visite, et ensuite de solliciter par son intermédiaire la faveur d’être admis devant le roi, uniquement pour offrir mes hommages à S. M. Le ministre m’accueillit avec des manières charmantes, et je dirais volontiers qu’il me fit fête. De parole en parole, il finit par me laisser entrevoir d’abord, puis par me dire positivement, que le roi verrait avec satisfaction que je voulusse me fixer dans ma patrie ; que mes services lui seraient agréables ; que je pourrais me distinguer ; et autres niaiseries pareilles. Je tranchai droit dans le vif, et répondis sans la moindre hésitation que je retournais en Toscane pour y continuer mes études et l’impression de mes ouvrages ; que j’avais trente-cinq ans ; que c’était un âge où l’on ne pouvait plus guère songer à prendre une direction nouvelle, et qu’ayant embrassé la profession des lettres, je voulais y persévérer, à tort ou à raison, pendant tout le reste de ma vie. Le ministre répliqua que la carrière des lettres était une belle et bonne chose, mais qu’il existait des occupations plus grandes et plus importantes, pour lesquelles j’avais et devais me sentir de la vocation. Je le remerciai poliment, mais je persistai dans mon refus. J’eus même assez de modération et de générosité pour ne pas infliger à ce digne et excellent homme d’inutiles mortifications qu’il eût pourtant bien méritées. Je pouvais encore lui laisser entendre que leurs dépêches et toute leur diplomatie me paraissaient et étaient assurément quelque chose de beaucoup moins grave et de beaucoup moins élevé que des tragédies, qu’elles fussent de moi ou de tout autre. Mais ce sont gens que l’on ne convertit pas ; et moi, par caractère, je ne dispute jamais, sinon, et rarement encore, avec ceux dont les maximes s’accordent avec les miennes ; avec les autres, j’aime mieux, dès le premier mot, me tenir pour battu en toute chose. Je me contentai donc de répondre négativement. Ma résistance et mon refus arrivèrent sans doute jusqu’au roi par le canal du ministre ; car, le lendemain, lorsque j’allai le saluer, S. M. ne me dit mot à ce sujet, ce qui ne l’empêcha pas de me recevoir avec la grâce et l’extrême amabilité qui lui sont naturelles. C’était, il règne encore[1], Victor Amédée II, fils de Charles Emmanuel, sous le règne de qui je suis né. Quoique j’aime fort peu les rois en général, et les rois absolus encore moins que les autres, je dois pourtant dire, pour être sincère, que la race de nos princes est excellente en somme, et surtout quand on la compare à presque toutes celles qui règnent aujourd’hui en Europe. J’avais pour eux au fond du cœur plus d’affection que d’éloignement ; car ce prince, et le dernier qui l’a précédé sur le trône, n’ont jamais eu que de fort bonnes intentions, ont toujours mené la conduite la plus sage et la plus exemplaire, et ont fait ou font encore à leur pays plus de bien que de mal. Toutefois, quand on vient à songer et à sentir vivement que le bien et le mal que font les rois dépendent uniquement de leur volonté, il faut frémir et se sauver. Et c’est ce que je fis au bout de quelques jours, ce qu’il en fallut pour revoir mes parens et mes connaissances de Turin, et pendant la meilleure partie de ce peu de jours, m’entretenir avec charme et profit pour moi, avec mon incomparable ami, l’abbé de Caluso, qui remit aussi un peu d’ordre dans ma tête, et me tira de la léthargie où l’écurie m’avait plongé, et pour ainsi dire enseveli.

Pendant que j’étais à Turin, il m’arriva d’assister, sans que j’en eusse une grande envie, à une représentation publique de ma Virginie, donnée sur le même théâtre où neuf ans auparavant on avait joué la Cléopâtre, et par des acteurs à peu près aussi habiles. Un de mes anciens amis de l’Académie avait préparé cette représentation avant que je n’arrivasse à Turin, et sans savoir que je dusse y arriver. Il me demanda de vouloir bien m’employer à former un peu les acteurs, comme je l’avais déjà fait pour la Cléopâtre. Mais moi dont le talent s’était peut-être un peu développé, moins pourtant que l’orgueil, je ne voulus m’y prêter en rien ; je savais trop bien ce qu’il en était de nos acteurs et de notre parterre. Je ne voulus donc à aucun prix devenir le complice de leur incapacité, qui m’était parfaitement démontrée, avant que j’eusse besoin de les entendre. Je savais qu’il aurait fallu commencer par l’impossible, c’est-à-dire leur enseigner à parler et à prononcer l’italien au lieu du vénitien, à réciter leurs rôles eux-mêmes, et non par la bouche du souffleur, à comprendre enfin, (car, ce serait exiger trop si je disais à sentir), non, à comprendre simplement ce qu’ils voudraient faire passer dans l’âme de leurs auditeurs. Mon refus, on le voit, n’était pas si déraisonnable, ni mon orgueil si déplacé. Je laissai donc mon ami y penser pour moi et me bornai à lui promettre bien malgré moi d’assister à la représentation. Et en effet j’y allai, intimement convaincu d’avance que, de mon vivant, il n’y avait pour moi à recueillir sur aucun théâtre d’Italie ni louange ni blâme. La Virginie obtint précisément la même attention et le même succès qu’avait obtenus dans son temps la Cléopâtre. Comme Cléopâtre encore, elle fut redemandée pour le lendemain. Mais pour mon compte, on peut bien le croire, je n’y retournai pas. C’est à dater de ce jour que commença mon désenchantement de la gloire, qui depuis a toujours été en augmentant. Toutefois je persisterai dans la résolution que j’ai prise d’essayer encore pendant dix ou quinze ans, jusqu’à l’approche de ma soixantaine, d’écrire dans deux ou trois genres de nouvelles compositions. Je le ferai de mon mieux et avec tout le soin dont je suis capable. Je veux avoir, en mourant ou en vieillissant, l’intime consolation de me dire qu’autant qu’il a été en moi, j’ai satisfait à l’art et à moi-même. Quant aux jugemens des hommes d’aujourd’hui, je le répète en pleurant, mais tel est encore en Italie l’état de la critique, qu’il ne faut en attendre ou lui demander ni la louange ni le blâme. Je n’appelle pas louange, celle qui ne distingue point, et ne sait pas, en donnant raison d’elle-même , encourager l’auteur, comme aussi je n’appelle point blâme celui qui n’enseigne pas à mieux faire.

Je souffris mal de mort à cette représentation de ma Virginie, plus encore qu’à celle de la Cléopâtre, mais pour des motifs tout différens ; je ne veux pas m’y appesantir davantage. Celui qui a le goût et l’orgueil de l’art saura les deviner assez ; tout autre les trouverait inutiles et ne les comprendrait pas.

En partant de Turin, j’allai passer trois jours à Asti, auprès de mon excellente et vénérable mère. Lorsqu’en suite nous nous séparâmes, il y eut beaucoup de larmes de versées, car nous pressentions l’un et l’autre que nous ne nous reverrions plus. Je ne dirai pas que j’éprouvais pour ma mère une tendresse aussi vive que je l’aurais dû, que je l’aurais pu ; depuis l’âge de neuf ans, j’avais cessé de vivre auprès d’elle, et ne l’avais revue que pour ainsi dire à la dérobée, et pendant des heures. Mais mon estime, ma reconnaissance, ma vénération pour elle et pour ses vertus n’ont jamais eu de bornes, et n’en auront jamais aussi long-temps que je vivrai. Que le ciel lui accorde une longue vie ; elle l’emploie si bien pour le bonheur et l’édification de toute la ville qu’elle habite ! Elle m’aime de l’amour le plus profond, et bien plus que jamais je ne l’ai mérité. Aussi le spectacle de son immense et sincère douleur, quand je me séparai d’elle, me laissa dans le cœur une amertume que j’y retrouve encore.

Dès que je fus sorti des états du roi de Sardaigne, je crus sentir que je respirais plus à l’aise, tant pesait lourdement encore sur ma tête ce qui pouvait rester du joug natal que déjà pourtant j’avais brisé. C’est au point que pendant le peu de temps que j’y demeurai, chaque fois qu’il m’arrivait de me trouver en face de quelques personnages influens du pays, j’avais plus l’air à mes yeux d’un affranchi que d’un homme libre. Je ne pouvais m’empêcher de me rappeler le mot admirable de Pompée venant en Égypte se mettre sous la garde et à la discrétion d’un Photin : « Celui qui entre dans la maison d’un tyran, s’il n’est esclave, le devient. » De même celui qui par désœuvrement ou par passe-temps rentre dans la prison qu’il avait quittée, risque fort d’en trouver la porte fermée, quand il voudra sortir, tant qu’il y reste des geôliers.

Pendant que j’approchais de Modène, les nouvelles que j’avais reçues de mon amie venaient tour à tour remplir mon cœur de peine ou d’espérance, mais toujours d’une grande incertitude. Les dernières, reçues à Plaisance, m’annonçaient enfin qu’elle était libre de quitter Rome, ce qui me ravissait de joie ; car Rome était le seul endroit où il me fût désormais impossible de la voir ; mais, d’un autre côté, les convenances avec leurs chaînes de plomb me défendaient impérieusement de la suivre, même alors. Ce n’était qu’avec beaucoup de peines, et en faisant à son mari d’énormes sacrifices d’argent, qu’elle avait fini par obtenir de son beau-frère et du pape la permission d’aller en Suisse aux eaux de Baden : car sa santé se trouvait alors sensiblement altérée par tant de dégoûts. Elle était donc partie de Rome au mois de juin 1784, et longeant les côtes de l’Adriatique par Bologne, Mantoue et Trente, elle se dirigea vers le Tyrol, précisément à la même époque où ayant quitté Turin, je retournais à Sienne par Plaisance, Modène et Pistoja. Cette pensée que j’étais alors si près d’elle, pour nous voir bientôt encore séparés de nouveau, et si loin l’un de l’autre, me donnait en même temps une émotion de douleur et de plaisir. J’aurais bien pu envoyer directement en Toscane ma voiture et mes gens, et m’en allant seul à franc étrier par la traverse, j’avais chance de la rejoindre bientôt, et du moins je l’aurais vue. Je désirais, je craignais, j’espérais, je voulais, je ne voulais plus ; anxiété que seuls connaissent ceux qui vraiment ont aimé ! Et il en est peu. Le devoir finit par l’emporter, le devoir et l’amour, non de moi, mais celui que j’avais pour elle et pour son honneur ; je continuai donc ma route en pleurant et en blasphémant, et toujours accablé sous le poids de ma douloureuse victoire, j’arrivai à Sienne, après un voyage d’environ dix mois. Je retrouvai dans Gori un consolateur qui jamais ne m’avait été plus nécessaire pour m’apprendre à traîner encore ma misérable vie et à fatiguer l’espérance.



  1. Il ne faut pas oublier qu’Alfieri écrivait, vers 1790, cette partie de ses Mémoires.