Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Quatrième époque - Virilité/Chapitre VIII

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 313-319).


CHAPITRE VIII.
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Accident qui me force à retourner à Naples et à Rome, où je me fixe.


Mon amie, je l’ai déjà dit plusieurs fois, vivait dans une affliction profonde. Ses chagrins domestiques n’avaient fait qu’augmenter avec le temps, et les continuelles persécutions de son mari finirent par amener une scène si violente pendant la nuit de Saint-André, que, pour ne pas succomber à de si horribles traitemens, elle se vit enfin contrainte à chercher un moyen de se soustraire à cette tyrannie barbare, et de sauver en même temps sa santé et sa vie ; et voici alors qu’il me fallut de nouveau (contrairement à ma nature) intriguer auprès de ceux qui avaient autorité dans le gouvernement pour obtenir d’eux qu’ils aidassent cette innocente victime à se délivrer du joug indigne qui pesait sur elle. Quoique ma conscience me dise que dans cette conjoncture je travaillai pour le bien d’autrui plutôt que pour le mien, et me rende ce témoignage que si je donnai à mon amie des conseils extrêmes, ce fut seulement lorsque ses maux le devinrent, car telle a toujours été ma maxime dans les affaires des autres, sinon dans les miennes ; quoique persuadé enfin qu’il n’y avait plus d’autre manière de procéder, je ne m’abaissai pas alors, et jamais je ne m’abaisserai à repousser les sottes et malignes imputations dont on me noircit à cette occasion. Il me suffit de dire que je sauvai mon amie de la tyrannie d’un maître insensé et toujours ivre, sans compromettre son honneur en aucune manière, et sans blesser le moins du monde les convenances de la société. Quiconque a vu de près ou seulement appris toutes les rigueurs de l’étroite captivité où elle se mourait heure par heure, trouvera qu’il n’était pas si aisé de se bien comporter en une pareille affaire, et de la mener à bonne fin, comme je crois l’avoir fait.

Elle entra d’abord dans un couvent de Florence où son mari la conduisit lui-même, comme pour visiter ce lieu, et où il se vit contraint de la laisser, à sa grande surprise ; mais tel était l’ordre du gouvernement, et toutes les dispositions étaient prises. Après qu’elle y fut restée quelques jours, son beau-frère, qui habitait Rome, l’ayant appelée dans cette ville, elle s’y rendit, et se retira dans un autre couvent. Les raisons qu’elle avait eues de rompre avec son mari étaient si nombreuses et si évidentes, que cette séparation fut universellement approuvée.

Elle partit donc pour Rome sur la fin de décembre, et je restai dans ce désert de Florence comme un aveugle qu’on abandonne. Je sentis véritablement alors et dans le fond de l’âme que sans elle je ne vivais qu’à moitié. Absolument inhabile à toute occupation, à toute œuvre élevée, et n’ayant plus aucun souci de cette gloire si ardemment aimée, ni de moi-même, il est donc bien clair que si dans cette affaire j’avais travaillé avec zèle pour le plus grand bien de mon amie, je n’avais rien fait pour le mien, puisqu’il n’y avait pas pour moi de plus grand malheur que celui de ne plus la voir. Je ne pouvais avec décence la suivre à Rome immédiatement ; je ne pouvais non plus me tenir à Florence. 1781. J’y restai cependant jusqu’à la fin de janvier 1781 ; mais les semaines étaient pour moi des années, et je ne savais plus ni travailler ni lire. Je pris enfin le parti de m’en aller à Naples chercher quelque remède ; et l’on se doute bien que si je choisis Naples, c’est que pour s’y rendre il faut passer par Rome.

Il y avait déjà plus d’un an que s’étaient dissipés les derniers brouillards de mon second accès d’avarice. J’avais placé en deux fois plus de 160,000 fr. dans les rentes viagères de France, ce qui rendait mon existence indépendante du Piémont. J’étais revenu à des dépenses raisonnables, j’avais racheté des chevaux, mais quatre seulement, ce qui peut-être était déjà trop pour un poète. Le cher abbé de Caluso était retourné à Turin depuis plus de six mois ; c’est pourquoi n’ayant aucun ami à qui confier ma peine, séparé de ma bien-aimée, et ne me sentant plus vivre, dès le 1er février je partis sans bruit, et pris à cheval la route de Sienne, pour y embrasser, en passant, mon ami Gori, et soulager un peu mon cœur avec lui. Je continuai ensuite vers Rome, dont l’approche faisait battre mon cœur, tant l’œil de l’amant ressemble peu à tous les autres. Cette contrée déserte, malsaine, qui trois ans auparavant m’avait paru ce qu’elle était, s’offrit cette fois à mes regards comme le séjour le plus délicieux du monde.

J’arrivai ; je la vis (ô Dieu ! mon cœur se brise encore rien que d’y penser !), je la vis captive derrière une grille, moins tourmentée peut-être qu’elle ne l’était à Florence ; mais, par d’autres motifs, tout aussi malheureuse. Hélas ! n’étions-nous pas séparés, et qui pouvait savoir quand nous cesserions de l’être ? Mais à travers mes larmes, c’était pour moi une consolation de songer que sa santé du moins allait se rétablir peu à peu ; de penser qu’elle pourrait du moins respirer un air plus libre, dormir d’un sommeil paisible, ne plus avoir sans cesse à trembler devant l’ombre invisible, odieuse, d’un époux ivre, qu’elle pourrait vivre enfin. Cette idée me rendait moins cruels et moins longs les jours horribles de l’absence, lorsque d’ailleurs il fallait bien m’y résigner.

Je restai à Rome fort peu de jours, pendant lesquels l’amour me fit mettre en œuvre une foule de servilités et de ruses qu’assurément j’eusse repoussées, s’il ne s’était agi que d’obtenir l’empire du monde ; servilités auxquelles plus tard je me refusai fièrement, lorsque, m’étant présenté sur le seuil du temple de la gloire, et n’osant guère espérer encore que l’accès m’en fût permis, je ne voulus ni flatter ni encenser ceux qui en étaient ou qui s’en disaient les gardiens. Je me pliai alors à faire des visites, à courtiser même son beau-frère, de qui seul désormais dépendait l’entière liberté de mon amie, douce illusion dont se flattait notre amour. Je m’étendrai peu sur ces frères, qui, à cette époque, étaient parfaitement connus de tout le monde, et puisque le temps les a, l’un et l’autre, ensevelis dans un même oubli, il ne m’appartient pas de les en tirer ; je ne saurais en dire du bien, et en dire du mal, je ne le veux pas. Mais si j’ai pu abaisser devant eux l’orgueil de mon caractère, que l’on juge par là de l’immense amour que j’avais pour elle.

Je partis donc pour Naples ; je l’avais promis, et ma délicatesse m’en faisait un devoir. Cette nouvelle séparation me fut plus douloureuse encore que celle de Florence. Pendant cette première absence, d’environ quarante jours, j’avais fait le cruel essai des amertumes qui m’attendaient dans la seconde, plus longue et plus incertaine.

À Naples, comme la vue de ces lieux enchantés n’avait pour moi rien de nouveau, et que j’avais au cœur cette blessure profonde, je ne trouvai pas l’allégement que j’en espérais pour ma peine. Les livres n’étaient plus rien pour moi ; les vers et les tragédies allaient mal ou restaient en chemin ; expédier des courriers et en recevoir, c’était là toute ma vie, et ma pensée ne pouvait se tourner que du côté de mon amie absente. Chaque jour je m’en allais, solitaire, parcourir à cheval ces belles plages de Pausilippe et de Baïa, ou encore vers Capoue et Caserte ou ailleurs, les yeux presque toujours baignés de larmes, et tellement anéanti, que mon âme pleine d’amour et de douleur n’éprouvait pas même le désir de s’épancher en vers. Je passai de la sorte les derniers jours de février et la moitié du mois de mars.

Toutefois, à certaines heures moins pesantes, je prenais sur moi-même, et j’essayais de travailler. J’achevai de mettre en vers l’Octavie, je refis plus de la moitié des vers du Polynice, et je crus avoir réussi à leur donner un peu plus de fermeté. J’avais terminé, l’année d’avant, le second chant de mon petit poème ; je voulus me mettre au troisième, mais c’est à peine si j’allai au-delà de la première stance, le sujet était trop gai pour l’état misérable de mon âme. Ainsi lui écrire et relire cent fois les lettres que je recevais d’elle pendant ces quatre mois, je n’eus pas d’autre occupation. Les affaires de mon amie commençaient pourtant à s’éclaircir un peu ; sur la fin de mars, elle avait obtenu du pape la permission de sortir du couvent, et de se tenir sans bruit séparée de son mari, dans un appartement que son beau-frère (toujours éloigné de Rome) lui laissait dans son palais. J’aurais voulu retourner à Rome, et je sentais trop bien que la bienséance me le défendait encore. Les combats que se livrent dans un cœur tendre et honnête l’amour et le devoir, non, il n’est pas pour l’homme de supplice plus terrible. Je laissai donc passer tout le mois d’avril, et j’avais pris la résolution de traîner encore de la même manière tout le mois de mai ; mais vers le 12 de ce mois, je ne sais trop comment il se fit que je me retrouvai à Rome. À peine arrivé, instruit, inspiré par l’amour et la nécessité, je repris et achevai le cours de mes servilités et de mes petites ruses courtisanesques, pour obtenir d’habiter la même ville que mon amie adorée, et de l’y voir. Ainsi, après tant d’efforts, de travaux, de fureurs pour me voir libre, me voilà transformé tout d’un coup en un homme qui fait des visites, qui salue jusqu’à terre, et fait à Rome métier de flatter, comme un candidat qui veut se pousser dans la prélature. Je fis tout, me pliai à tout, et je restai à Rome, toléré par les doctes éminences, et même soutenu par ces prestolets, qui, à tort ou raison, se mêlaient des affaires de mon amie. Heureusement qu’elle ne dépendait de son beau-frère et de sa triste séquelle que dans les choses de pure convenance, et nullement pour sa fortune, qui, placée hors de leur atteinte, était fort honorable, et alors parfaitement sûre.