Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Quatrième époque - Virilité/Chapitre VII

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 307-313).


CHAPITRE VII.
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Études poursuivies avec passion à Florence.


Au mois d’avril 1778, après avoir mis en vers la Virginie, et presque tout l’Agamemnon, je fus attaqué d’une maladie inflammatoire qui fut courte, mais violente, et accompagnée d’une angine qui contraignit le médecin à me saigner. Cette saignée me donna une longue convalescence, et de cette époque date pour moi dans ma santé un notable affaiblissement. L’agitation, l’ennui des affaires, l’étude et une passion de cœur m’avaient rendu malade, et quoique la fin de cette année eût vu se terminer aussi toutes mes discussions de famille, l’étude et l’amour, dont l’ardeur depuis alla toujours croissant, suffirent pour ne plus me laisser à l’avenir cette vigueur d’imbécile que je m’étais faite par dix années de dissipation et de voyages presque continuels. Cependant le retour de l’été me rendit des forces, et je travaillai beaucoup. L’été est ma saison favorite, et plus ses chaleurs sont grandes, mieux elle me convient, surtout pour composer. Depuis le mois de mai de cette année, j’avais commencé un petit poème, en octaves, sur le meurtre du duc Alexandre par Laurent de Médicis. Le sujet m’avait beaucoup plu, mais au lieu d’une tragédie, j’avais cru plutôt y trouver un poème. Je le travaillai donc par fragmens, sans en développer aucun à l’avance, pour reprendre l’habitude de rimer que me faisait perdre de plus en plus l’usage des vers libres dans un si grand nombre de tragédies. J’écrivais aussi des vers d’amour, tantôt pour louer mon amie, tantôt pour soulager la douleur profonde où me retenaient, pendant de longues heures, ses soucis domestiques. Les vers que je fis pour elle commencent, parmi ceux que j’ai imprimés, au sonnet dont voici le début :


Negri, vivaci, in dolce fuoco ardenti, etc.


Toutes les poésies d’amour qui viennent à la suite sont pour elle, et bien à elle, uniquement à elle, car jamais assurément je ne chanterai une autre femme. Il peut y avoir plus ou moins de bonheur et d’élégance dans la pensée et dans le style ; mais je voudrais que dans toutes on sentît quelque chose de l’immense amour qui me forçait à les écrire, et que chaque jour ne faisait qu’augmenter dans mon cœur. Peut-être le remarquera-t-on surtout dans les pièces écrites durant la longue absence qui nous sépara l’un de l’autre.

Je reviens à mes occupations de 1778. Au mois de juillet, je développai, dans l’accès d’une frénétique ardeur pour la liberté, la tragédie des Pazzi, et immédiatement après le Don Garcia, bientôt ensuite, je conçus mes trois livres du Prince et des Lettres, et les distribuai en chapitres dont j’ébauchai même les trois premiers. Mais ne me sentant pas encore assez de verve pour bien rendre mes pensées, j’ajournai ce travail pour n’avoir pas à le refondre plus tard tout entier lorsque j’y reviendrais pour le corriger. Au mois d’août de cette même année, à l’instigation de mon amie et pour lui plaire, j’esquissai la Marie Stuart. Au mois de septembre, je m’appliquai à mettre l’Oreste en vers, et c’est par où je terminai cette année si laborieuse et si pleine.

1779. Mes jours s’écoulaient alors dans un calme pour ainsi dire parfait ; rien n’y aurait manqué, si je n’avais eu trop souvent la douleur de voir mon amie en proie aux déplaisirs domestiques que ne cessait de lui susciter un vieux mari, chagrin, déraisonnable et toujours ivre. Ses peines étaient les miennes, et me faisaient éprouver tour à tour toutes les agonies de la mort. Je ne pouvais la voir que le soir, et quelquefois en dînant chez elle ; mais le mari était toujours présent, ou s’il n’était là, il se tenait la plupart du temps dans une chambre voisine. Ce n’est pas que je lui donnasse plus d’ombrage qu’un autre, mais tel était son système ; et pendant plus de neuf ans que vécurent ensemble ces deux époux, jamais il ne lui est arrivé à lui de sortir sans elle, jamais à elle de sortir sans lui. C’eût été assez à la longue pour ennuyer même deux jeunes amans du même âge ; aussi tout le jour je m’enfermais chez moi pour étudier, après avoir chevauché pendant une couple d’heures de la matinée sur une bête de louage, uniquement pour ma santé. Le soir, j’avais la douceur de sa vue, douceur trop souvent, hélas ! comme je l’ai dit, mêlée du regret amer de la trouver triste et opprimée. Si je n’avais eu cette opiniâtre préoccupation de l’étude, je n’aurais pu me résigner à la voir si peu et de cette manière ; mais aussi, si je n’avais eu cette unique consolation de sa chère présence pour adoucir l’âpreté de ma solitude, je n’aurais pu résister à cette ardeur continuelle, et, pour ainsi dire, à cette rage de l’étude.

Pendant 1779, je mis en vers la Conjuration des Pazzi, je conçus la Rosemonde, l’Octavie, le Timoléon ; je développai la Rosemonde et la Marie Stuart ; je versifiai le Don Garcia ; j’achevai le premier chant de mon poème, et j’avançai beaucoup dans le second.

Parmi ces chaudes et laborieuses occupations de l’esprit, je trouvais le temps de satisfaire aux besoins de mon cœur entre ma bien-aimée présente et deux amis absens avec qui je m’épanchais dans mes lettres. L’un était Gori, de Sienne, qui était venu deux ou trois fois à Florence pour me voir ; l’autre, cet excellent abbé de Caluso qui, vers le milieu de cette même année 1779, vint aussi à Florence où l’appelaient en partie le désir de se plonger pendant une année dans les douceurs de cette bienheureuse langue toscane, en partie (du moins je m’en flatte), le plaisir de revoir un homme qui l’aimait autant que je le faisais ; c’était aussi pour se livrer à ses études plus tranquillement et plus librement qu’il n’aurait pu le faire à Turin, où sans cesse assailli d’une nuée de frères, de neveux, de cousins, et d’importuns d’un autre genre, grâce à sa débonnaire et complaisante nature, il appartenait aux autres beaucoup plus qu’à lui-même. Pendant une année presque entière qu’il resta à Florence, nous nous voyions tous les jours, et nous passions ensemble plusieurs heures de l’après-diner. Sa conversation pleine d’agrément et de savoir, m’enseigna beaucoup plus de choses que je n’aurais pu en apprendre à pâlir durant des années sur une quantité de livres. Je lui garderai entre autres une reconnaissance éternelle pour m’avoir appris à goûter, à sentir, à apprécier la belle et immense variété des vers de Virgile ; jusque alors je m’étais borné à les lire et les comprendre. Qu’est cela ? autant dire rien, quand il s’agit d’un tel poète, et du profit que l’on peut trouver à le lire. J’ai tenté depuis (je ne sais si j’y ai réussi) de faire passer dans le vers libre de mon dialogue cette continuelle variété d’harmonie qui fait que rarement un vers ressemble à celui qui le précède ou le suit, et autant que le permet le génie de notre langue, ces artifices de coupe et ces transpositions par où cette merveilleuse-versification de Virgile ressemble si peu à celle de Lucain, d’Ovide, et de tant d’autres. Ce sont ces différences qu’il est malaisé d’expliquer par la parole et qui ne sont bien senties que par les gens de l’art. J’avais grand besoin, en effet, d’amasser çà et là un trésor de tours et de formes qui aidassent le mécanisme de mon vers tragique à prendre une physionomie qui fût la sienne, et à se tenir debout sur ses pieds par la seule force de sa structure. C’est un genre de composition où il n’est permis, ni de venir au secours du vers, ni de l’enfler d’une foule de périodes, d’images, de transpositions, de mots pompeux ou bizarres et d’épithètes recherchées. Le simple arrangement des mots relevé de quelque grandeur y répand l’essence du vrai, sans lui ôter la vraisemblance et le naturel du dialogue. Mais tout cela, que peut être j’exprime ici fort mal, dès lors et chaque jour plus vivement empreint dans mon esprit, ne se rencontra sous ma plume que bien des années après, si jamais je l’y rencontrai, et ce ne fut, je crois, qu’à l’époque où je fis à Paris une édition de mes tragédies. Si à force de lire, d’étudier, de sentir, de discerner, d’analyser les beautés et les tours de Dante et de Pétrarque, j’ai fini par apprendre à rimer passablement et avec quelque goût, l’art du vers blanc tragique (que je l’aie en effet possédé ou que je me sois borné à le définir), je ne le dois qu’à Virgile, à Cesarotti et à moi-même. Toutefois avant de pouvoir me rendre raison à moi-même de l’essence du style que je voulais créer, j’ai bien long-temps erré, j’ai long-temps tâtonné, et souvent il m’est arrivé de tomber dans l’obscur et l’étrange, pour vouloir trop bien éviter le lâche et le trivial. J’en ai parlé ailleurs assez longuement, quand j’ai essayé de faire comprendre ma manière d’écrire.

1780. L’année suivante, 1780, je mis en vers la Marie Stuart ; je développai l’Octavie et le Timoléon ; de ces deux dernières l’une était le fruit de la lecture de Plutarque, à qui j’étais aussi revenu, l’autre était une vraie fille de Tacite que je lisais et relisais avec transport. En outre, je refis d’un bout à l’autre tous les vers du Philippe, toujours en en retranchant quelque chose. Mais cette tragédie se ressentait toujours plus que les autres de son origine bâtarde, et il y restait encore trop de formes étrangères et impures. Je versifiai la Rosemonde, et une grande partie de l’Octavie qu’il me fallut interrompre sur la fin de l’année, à cause des peines de cœur dont je me vis accablé.