Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 245-246).

ANECDOTE

RELATIVE AU CHANCELIER DE SILLERY[1].


Le cardinal de Sourdis étant un jour au conseil, du temps du roi Louis xiii, se prit de parole avec le chancelier de Sillery[2], qui étoit alors un des plus puissans ministres, et lui dit tout ce qu’il eût pu dire à un autre dont il n’eût rien dû appréhender. Madame de Sourdis[3], mère du cardinal, ayant su ce qui s’étoit passé, alla en diligence chez le chancelier, et se jeta à ses pieds, protestant qu’elle ne s’en ôteroit point qu’il ne lui eût pardonné la faute de son fils. Il la pressa plusieurs fois de se lever, et n’en ayant pu venir à bout, il fut enfin contraint de lui dire qu’il la pardonnoit à cause d’elle. « Mais, lui dit-il, madame, je ne le fais qu’à condition que vous me permettrez de vous dire une vérité qui ne vous sera pas agréable. » Elle, qui s’estimoit assez heureuse d’obtenir ce pardon à quelque prix que ce fût, lui dit qu’elle ne se fâcheroit de rien qu’il lui pût dire, quoiqu’elle appréhendât fort qu’il ne lui parlât de certaines choses qu’il eût pu lui dire. Alors il lui dit : « Madame, je ne m’étonne pas si vos enfans font de telles choses ; car vous êtes la plus mauvaise mère du monde. » Cela la surprit extrêmement, vu qu’il n’y a guère de mère qui voulût faire pour avancer ses enfans ce que celle-là avoit fait. Et après lui avoir répété qu’elle n’avoit rien épargné pour les faire instruire, et pour les rendre honnêtes gens ; qu’après elle les avoit mis dans le monde, et avoit fait pour leur fortune tout ce qui lui avoit été possible, elle le supplia de lui dire donc en quoi il la trouvoit mauvaise mère. À quoi il répondit : « Madame, n’est-ce pas être fort mauvaise mère que d’avoir gardé toute la sagesse pour vous, et n’en avoir rien laissé à vos enfans ? » Ce qui se trouva être une galanterie obligeante, au lieu d’une plainte qu’il sembloit qu’il voulût faire d’elle.

  1. Manuscrits de Conrart, tome 10 page 133.
  2. Le chancelier de Sillery : Nicolas Brulart, marquis de Sillery, seigneur de Puisieux, chancelier de France, mourut en 1624. On a de lui des Mémoires (Paris, Charles de Sercy, 1676, 2 vol. in-12), qui ne sont qu’un recueil de pièces du temps.
  3. Madame de Sourdis : Isabelle Babou de La Bourdaisière, femme de François d’Escoubleau-Sourdis, marquis d’Alluye. Elle étoit tante de Gabrielle d’Estrées. La tige de cette famille étoit Laurent Babou, notaire à Bourges vers 1480. Louis xv, qui par les femmes descendoit de ce notaire en ligne directe au onzième degré, par la duchesse de Bourgogne, plaisantoit quelquefois de cette parenté avec ceux de ses courtisans qui paroissoient disposés à rougir de certaines alliances.