Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 234-244).


SUR LE SURINTENDANT D’EMERY[1].


Lorsque la princesse de Guémené souffroit les visites fréquentes de M. d’Emery[2], contrôleur général des finances, tout le monde croyoit qu’il fût amoureux d’elle, et qu’elle le reçût tous les jours à ce dessein-là. Cependant elle n’avoit aucune intention que d’en tirer avantage dans ses affaires, parce qu’elle savoit que la Reine, avec qui elle étoit fort bien, avoit si bonne opinion de lui, et en disoit tant de bien, qu’il y avoit apparence qu’avec le temps il pourroit avoir autant de part que personne au gouvernement. Comme la médisance eut semé partout le bruit de ces prétendues amourettes, la princesse de Guémené se résolut de faire cesser ce commerce si fréquent, qui avoit donné lieu à la calomnie. Mais parce qu’elle eût été bien aise de se garantir de blâme sans néanmoins rompre avec cet homme dont la faveur lui pouvoit être fort utile, elle lui fit entendre doucement qu’elle seroit bien aise qu’il ne la vît pas si souvent, et qu’il se contentât de la visiter de temps en temps, comme ses autres amis faisoient. Il fit semblant de s’y vouloir accommoder ; mais il ne tarda guère à prendre habitude avec madame de La Bazinière[3], de qui il avoit dit autrefois pis que pendre, pensant obliger par là la princesse de Guémené à lui laisser reprendre le premier train de ses visites chez elle. Il s’en déclara à la marquise de Sablé[4], de qui le commandeur de Jars[5] lui avoit donné la connoissance, et parce qu’il la voyoit aussi en ce temps-là fort fréquemment, la servant même avec grand soin dans ses procès contre ses enfans, et lui témoignant beaucoup d’amitié. Elle lui fit honte de vouloir mettre en parallèle la princesse de Guémené et madame de La Bazinière, et d’user de cet artifice envers la première, dont il ne lui prônoit jamais que la vertu et la dévotion, la sagesse, le grand sens et le grand esprit, puisque les louanges qu’il lui donnoit marquoient qu’il n’avoit aucun dessein que de se conserver son amitié, et qu’elle y étoit disposée, lui ayant témoigné qu’elle vouloit bien qu’il continuât à la voir de temps en temps.

Il arriva durant ces intrigues que la princesse de Guémené, qui ne prenoit pas plaisir aux discours que tenait partout madame de La Bazinière, qu’elle avoit fait quitter la princesse de Guémené à M. d’Emery pour elle, écrivit une grande lettre de plaintes à la marquise de Sablé ; et feignant de lui en faire un secret dont elle ne vouloit pas que personne eût connoissance, elle la prioit néanmoins, par un billet séparé, de la faire voir comme d’elle-même à M. d’Emery, et de lui faire croire qu’elle lui faisoit une fort grande confidence. Cela fut exécuté selon son intention par la marquise, à laquelle il demanda cette lettre, sous de grandes promesses de la lui rendre, et de la tenir fort secrète. Il ne l’eut pas plus tôt, qu’il la porta à madame de La Bazinière, et lui fit passer cette prétendue confidence pour une trahison que la marquise avoit faite à son amie. Madame de La Bazinière le conta ainsi à tout le monde ; et cela fit un étrange vacarme dans Paris. La marquise écrivit au commandeur de Jars que comme il avoit été l’entremetteur de sa connoissance avec M. d’Emery, elle vouloit aussi qu’il fût témoin du sujet qu’elle avoit de se plaindre de lui et de ne le plus voir ; et qu’elle le prioit de lui dire qu’il ne se donnât plus la peine de venir chez elle. Depuis cela l’ayant rencontré chez M. le chancelier[6], il voulut s’approcher d’elle pour lui parler : mais elle, avec une mine fort froide, lui fit une petite révérence, et passa outre sans s’arrêter ; si bien qu’ils ne se virent plus.

Quelque temps après M. d’Emery fut renvoyé chez lui ; les brouilleries du parlement s’échauffèrent ; le Roi sortit de Paris, et après quatre ou cinq mois d’absence y revint. Le maréchal de La Meilleraye avoit été fait surintendant des finances en la place de M. d’Emery ; mais tant par son humeur violente que par les difficultés de trouver de l’argent, il quitta cette charge, après avoir fait ses conditions avec la cour ; et au lieu de surintendant, on fit deux directeurs des finances, qui furent messieurs Haligre et de Morangis, sous lesquels M. Tubeuf conduisoit presque toutes les affaires. Cela dura ainsi jusqu’au mois de novembre 1649 ; mais comme on ne voyoit point de fonds pour payer les armées, et particulièrement les troupes d’Erlack, qui menaçoient à toute heure de quitter si elles n’étoient payées, et pour fournir aux autres dépenses qui sont grandes et inévitables, on résolut de faire un surintendant pour y pourvoir ; et parce que M. d’Emery avoit plus de connoissances que personne des affaires et de ceux qui étoient capables d’y entrer, on estima qu’il pourroit les rétablir mieux qu’aucun autre. Néanmoins, comme tous ceux qui y pouvoient quelque chose regardoient plutôt à leur intérêt particulier qu’à l’utilité publique, chacun commença à faire ses desseins. La Reine et le cardinal désiroient de faire revenir M. d’Emery pour les raisons que je viens de dire ; M. le duc d’Orléans n’y étoit pas contre, et M. le prince s’y portoit assez. Le premier président soutenoit que comme M. d’Emery avoit fait le mal, il n’y avoit que lui qui y pût remédier. Les frondeurs même étoient partagés sur son sujet ; car toute la cabale du président Le Coigneux lui étoit favorable à cause de l’alliance, le fils de M. d’Emery ayant épousé la fille du président Le Coigneux. Coulon[7] désiroit aussi son retour, à cause qu’il espéroit d’y retrouver son compte, sa femme ayant été autrefois fort bien avec M. d’Emery. D’autres encore, moins intéressés que ceux-là, ne s’y opposoient pas, dans l’espérance qu’ils avoient que comme M. d’Emery avoit toujours été agréable à la Reine, et qu’il avoit de l’ambition et de la hardiesse pour beaucoup entreprendre, il pourroit peut-être prendre la place du cardinal, à quoi il trouveroit sans doute grande protection de la part des princes. Néanmoins M. le prince, avant que de donner sa parole, demanda au président de Maisons s’il vouloit penser à cette charge, et qu’il s’emploieroit pour la lui faire avoir. Il lui répondit sur l’heure qu’il lui étoit trop obligé d’avoir eu cette pensée pour lui ; mais qu’il aimoit son repos, et sa charge qui l’occupoit déjà beaucoup avec ses autres affaires ; et qu’ainsi il lui rendoit grâces de l’honneur qu’il lui faisoit. Son fils et ses amis ayant su cela, le blâmèrent extrêmement d’avoir fait cette réponse si brusquement, et résolurent de faire tous leurs efforts pour remettre l’affaire en négociation ; ils y employèrent tout leur crédit et toute leur faveur. La marquise de Sablé, de qui le président de Maisons conduit toutes les affaires comme les siennes propres, fit agir tous ses amis, qui sont en grand nombre et des plus puissans, et particulièrement madame de Longueville et le prince de Conti, qui firent tout ce qu’ils purent pour faire le président de Maisons surintendant.

Pour M. le prince, après le refus du président de Maisons, il avoit eu quelque inclination à favoriser les violentes poursuites du marquis de La Vieuville, qui avoit eu cette charge du temps du connétable de Luynes, et qui mouroit d’envie d’y rentrer. En effet, il en étoit assez capable par sa sorte d’esprit, tout porté au calcul, à l’économie et au bon ordre ; mais d’ailleurs son humeur est si extravagante, et ses saillies si ridicules, que tout le monde jugeoit qu’il y réussiroit encore moins la seconde fois que la première. Pour tâcher néanmoins à y parvenir, il fit jouer toutes sortes de ressorts : ses amis cabalèrent ; il faisoit faire des complimens et des promesses sous main aux gens d’affaire, remerciant ceux qui lui étoient favorables, et flattant les autres pour tâcher à les gagner. Mais tout cela ne servit de rien, ni tout ce que put faire le marquis de Sablé et les autres amis du président de Maisons, lequel se conduisit si mal, que même après que l’affaire fut renouée par ceux qui agissoient pour lui, M. le prince lui en parla ; il lui dit encore qu’il ne faisoit que suivre les pensées de ses amis ; mais que pour lui, il aimeroit mieux demeurer en l’état où il se trouvoit que de se charger d’un si grand fardeau. On croyoit pourtant à la cour qu’il avoit des sentimens tout contraires ; mais qu’il en faisoit le dégoûté pour s’en faire prier ; jusque là qu’il fut accusé d’avoir fait imprimer un libelle sur le retour de d’Emery, au bout duquel est l’arrêt du parlement rendu contre son frère après sa banqueroute de 1620, quoiqu’on tienne pour certain que ce fut de la part du marquis de La Vieuville qu’il fut publié.

Il y en a qui assurent que le cardinal donna l’exclusion au président de Maisons parce que ce fut lui qui lui donna avis, au commencement de janvier 1649, qu’il y avoit une cabale formée pour arrêter le Roi dans Paris, et que ce fut sur cet avis qu’il l’en fit sortir : mais, soit qu’il ait été éclairci depuis que l’avis étoit faux, soit que le mauvais succès de la sortie du Roi lui ait donné du dépit pour tous ceux qui y ont contribué ; tant y a que depuis cela il a toujours été mal satisfait du président de Maisons. On alléguoit pour prétexte que c’étoit un homme obéré, qui se mêloit de toutes sortes d’affaires, et qui n’étoit pas en estime dans sa compagnie ; mais ces raisons étoient fort foibles, s’il n’y eût point eu d’obstacles d’ailleurs, et particulièrement la dernière, vu que d’Emery, en faveur duquel on donnoit l’exclusion au président de Maisons, étoit mille fois plus odieux que lui au parlement et au peuple : aussi étoit-ce ce qui fit tenir son retour si long-temps en balance ; joint que, selon la manière d’agir du cardinal, il étoit bien aise qu’on en parlât pour ressentir en quelle disposition seroient les esprits, et pour les y accoutumer petit à petit.

Comme on vit donc que les murmures n’étoient pas grands, parce que du côté du parlement j’ai déjà dit que la plupart des frondeurs ne lui étoient pas contraires (et à l’égard du peuple, on faisoit courre le bruit que ce qu’il reviendroit seroit pour rétablir ses affaires, pour faire payer les rentes, pour faire venir du blé et pour le faire donner à bon marché, parce qu’alors il étoit presque aussi cher que pendant que Paris étoit bloqué), ainsi il revint en son logis ; il y fut visité par toutes les personnes de la cour et de la ville, à qui il parut aussi doux et aussi civil qu’il étoit autrefois rude et orgueilleux. Force gens contribuèrent à son retour ; mais le vieux Senneterre[8] est sans doute celui à qui il en a la principale obligation. Il leva tous les doutes et tous les obstacles que faisoit principalement M. le duc d’Orléans, et fit en sorte qu’il eut sujet de croire que le duc de Beaufort, le coadjuteur et M. de Broussel n’y trouvoient rien à dire.

Quand il fut revenu, la marquise de Sablé pria madame de Longueville de lui dire qu’elle ne croyoit pas qu’il trouvât mauvais qu’elle eût sollicité pour le président de Maisons, lui ayant les obligations qu’elle lui avoit ; mais que ses sollicitations n’avoient toujours été qu’en cas qu’il eût l’exclusion ; et que le président de Maisons l’ayant eue, elle aimoit mieux qu’il fût dans la charge qu’aucun autre, parce qu’elle l’en tenoit le plus capable, et qu’elle estimoit que les affaires ne se pouvoient bien remettre que par son moyen.

La charge fut donnée à M. d’Avaux[9] et à lui conjointement ; et M. d’Avaux eut le premier lieu[10], comme plus ancien conseiller d’État. Par cette raison il devoit avoir le choix de l’emploi : et parce qu’au retour de d’Emery, Tubeuf, qui depuis long-temps n’étoit pas bien avec lui, jugeant bien qu’il lui seroit impossible de servir sans descendre de plusieurs degrés et sans recevoir beaucoup de dégoûts, résolut de demander à se décharger de l’épargne, qui étoit le plus beau de son emploi, parce que d’Emery voudroit assurément qu’il tombât entre les mains de quelqu’un qui dépendit de lui ; il n’eut pas plus tôt pris cette résolution, que d’Emery pensa au moyen de se conserver en effet l’épargne ; et, pour y parvenir, il dit à M. d’Avaux qu’il croit juste qu’il choisît des emplois en la charge pour ceux qui lui plairoient le plus. M. d’Avaux lui dit que M. Pépin étoit homme de mérite, et qu’il considéroit extrêmement ; qu’il le désiroit pour son premier commis, et qu’il seroit bien aise qu’il eût la guerre. M. d’Emery répondit que c’étoit le plus beau et le plus honorable de la charge ; mais qu’il consentoit de bon cœur qu’il la donnât à M. Pépin, ne voulant rien que ce qui lui seroit agréable. Comme il vit que c’étoit une chose résolue, il dit comme par manière d’acquit et en passant à M. d’Avaux : « J’ai avec moi…[11], qui est un bon garçon, et qui fera bien les états de l’épargne si vous le trouvez bon, parce qu’il a toujours été nourri dans cette nature d’affaires. » M. d’Avaux, qui ne savoit encore ce que c’étoit, lui dit qu’il le vouloit bien ; et l’autre lui repartit : « Monsieur, cela demeure donc arrêté. » Ce jour même on représenta à M. d’Avaux combien il lui importoit que ce que faisoit M. Tubeuf fût fait par une de ses créatures, pour se conserver l’autorité de la charge ; mais Pépin ayant plutôt regardé à la qualité de conseiller d’État et à douze mille livres d’appointemens attachés à l’emploi de la guerre, qu’à la conséquence de celui de l’épargne, et croyant d’ailleurs que M. Tubeuf ne voudroit point le quitter, et qu’ainsi la guerre seroit l’emploi le plus utile et le plus assuré, il se détermina à suivre sa première pensée ; si bien que M. d’Avaux acquiesça à ce qu’il voulut.

Le lendemain, Guerapin, maître des comptes, et qui avoit été premier commis de d’Emery avant sa retraite, alla voir M. d’Avaux, et lui dit que M. d’Emery ayant jeté les yeux sur lui pour lui donner la commission de l’épargne, selon la parole qu’il lui avoit donnée le jour précédent qu’il la lui laisseroit, il venoit lui offrir son service, et lui rendre grâce de ce qu’il l’avoit agréé. À quoi M. d’Avaux ne répondit que par des paroles de civilité ; et depuis les choses sont demeurées en ces termes.

M. d’Avaux ne tarda guère à s’ennuyer de cet emploi, dans lequel n’ayant pas été nourri, et consistant en plusieurs choses basses et peu convenables à la délicatesse de son esprit, il ne trouvoit pas autrement sa satisfaction dans l’exercice de sa charge ; et sans l’exercice son humeur altière ne pouvoit aussi être contente.

J’ai oublié à dire que pendant que M. d’Emery étoit retiré à sa maison de Châteauneuf, il tenoit tous les jours grande table, recevoit bien toute la noblesse du pays, la caressoit, prêtoit de l’argent à ceux qui en avoient besoin, et se mit bien ainsi dans tout le pays. Mais avec tout cela, quoiqu’il eût très-grand sujet de se croire heureux, il ne songeoit qu’à revenir à Paris, et mettoit toute sa félicité à rentrer dans les affaires ; de sorte que quand quelqu’un qui venoit de Paris passoit proche du lieu où il étoit, il le faisoit prier de l’aller voir, le recevoit avec mille caresses, de quelque petite condition qu’il fût ; il le traitoit bien, l’entretenoit avec plaisir, et ne le pouvoit laisser aller qu’avec peine, et après une fort longue conversation.

  1. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 141.
  2. M. d’Emery : Michel Particelli, sieur d’Emtry, que le cardinal de Retz a si bien peint. « C’étoit, dit-il, l’esprit le plus « corrompu de son siècle ; il ne cherchoit que des noms pour trouver des édits… Il disoit en plein conseil (je l’ai ouï) : que la foi n’étoit que pour les marchands ; et que les maîtres des requêtes qui l’alléguoient pour raison dans les affaires qui regardoient le Roi méritoient d’être punis. » (Mémoires du cardinal de Retz, tome 44, pag. 190 de cette série.)
  3. Madame de La Bazinière : Françoise de Barbezière, femme de Macé-Bertrand, seigneur de La Bazinière, trésorier de l’épargne, prévôt et maître des cérémonies des ordres du Roi. Son mari ayant été enveloppé dans la disgrâce de Fouquet, fut aussi renfermé à la Bastille. On croit que c’est ce qui a fait donner à la tour de l’angle sud-est de ce château le nom de tour de la Bazinière.
  4. La marquise de Sablé : Augustine Leroux, veuve d’Abel Servien, marquis de Sablé, surintendant des finances. Amie de La Rochefoucauld et de l’abbé Esprit, elle ne fut pas étrangère à la composition des Maximes. On lui en attribue même quatre-vingt-onze, qui ont été placées à la suite de celles du duc son ami, dans l’édition d’Amsterdam ; Pierre Mortier, 1705. On les trouve aussi dans quelques éditions postérieures.
  5. Le commandeur de Jars : François de Rochechouart de Jars, commandeur de Malte, mort en 1670.
  6. La marquise de Sablé étoit alliée du chancelier Seguier ; son fils, que l’on appeloit Laval, avoit épousé la fille du chancelier.
  7. Coulon : Conseiller au parlement, grand frondeur.
  8. Le vieux Senneterre : Henri, seigneur de Saint-Nectaire, que par corruption l’on écrivoit Senneterre, marquis de La Ferté-Habert, ambassadeur en Angleterre, ministre d’État, mort en 1662, à l’âge de quatre vingt-neuf ans. C’est le père du maréchal de La Ferté-Senneterre.
  9. M. d’Avaux : Jean-Jacques de Mesmes, comte d’Avaux, président à mortier, membre de l’Académie française, mort en 1688. Son plus jeune frère, Jean-Antoine, comte d’Avaux, fut le célèbre diplomate de cette famille.
  10. Le premier lieu : C’est-à-dire qu’il fut en première ligne.
  11. J’ai avec moi…; Ce nom est en blanc au manuscrit. Il paroît que d’Emery ne nomma pas dans ce moment sa créature. C’étoit un maître des comptes nomme Guerapin, ainsi qu’on le voit plus bas.