Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 359-427).



LIVRE SIXIESME


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CHAPITRE PREMIER.


Nouvelles émotions en France entre les catholiques et les huguenots. Le Roy ordonne l’exécution de l’edict de pacification. Grand hyver en France. Le sieur de Castelnau envoyé par le Roy en Savoye. Entrevue du Roy avec la reyne d’Espagne suspecte aux huguenots, qui brassent une contre - ligue avec les princes et peuples protestans, et font dessein sur les Pays-Bas. Les seigneurs et villes des Pays-Bas demandent au roy d’Espagne de faire retirer les garnisons espagnoles, et d’abolir l’inquisition. Les Espagnols rappeliez de Flandre. La duchesse de Parme faite gouvernante des Pays-Bas. Le cardinal de Granvelte y son conseil, veut maintenir l’inquisition. Les seigneurs du pays le chassent, demandent libre exercice de la nouvelle religion, qui leur est refusé.


[1565] Le Roy, voyant tant de mouvemens suscitez par la France, envoya des lettres patentes à tous les gouverneurs des provinces, pour faire garder et observer l’edict de pacification, et obvier à toutes émotions. Mais comme l’esté avoit esté chaud et ardent, durant lequel s’estoit commis une infinité de meurtres et cruautez au pays du Maine, Anjou, Touraine, Auxerrois et autres endroits où les huguenots estoient les plus foibles, et pour lesquels ils faisoient beaucoup de plaintes, il suivit un hyver si terrible et violent, qu’il gela toutes les rivières en France, plusieurs bleds et tous les oliviers, noyers, figuiers, lauriers, orangers et autres arbres onctueux, et grande partie du bois des vignes, et par mesme moyen refroidit les esprits et les cœurs des plus querelleurs. De sorte que toutes ces rumeurs de reprendre les armes s’assoupirent pour un temps.

Le Roy et la Reyne estoient, en cette saison, à Carcassonne, assiegez des neiges au mois de janvier. Je fus envoyé devers le duc de Savoye, qui pressoit fort que l’on luy rendist les villes de Piedmont, lesquelles luy et son fils ont enfin si dextrement retirées, qu’ils nous ont ferme le pas des montagnes et de l’Italie.

Ces froidures extresmes furent suivies de grandes pestilences en la pluspart des provinces de France, ce qui retenoit les huguenots de prendre les armes. Mais enfin, l’entrevue d’Elisabeth, sœur du Roy et reyne d’Espagne, à Bayonne, accompagnée du duc d’Alve et de plusieurs grands seigneurs d’Espagne, les grandes allegresses et magnificences qui s’y firent, et les affaires qui s’y traiterent l’esté subsequent, mirent les huguenots en merveilleuse jalousie et deffiance que la feste se faisoit à leurs despens, pour l’opinion qu’ils avoient d’une estroicte ligue des princes catholiques contre eux. Ce qui leur bailla occasion de remuer toutes pierres, et mettre tout bois en œuvre, pour en bastir une contraire, tant avec la reyne d’Angleterre, les princes huguenots d’Allemagne, Geneve, qu’es pays-Ras, leurs alliez et confederez en la religion pretendue reformée, et d’inciter tous ceux de leur party en France à prendre l’allarme et ouvrir les yeux à cette contre-ligue, disant que tout ainsi que les Espagnols, qui avoient desplaisir de voir la paix en France, taschoient d’y remettre la guerre civile pour la seureté de leur Estat, les huguenots de France, avec leurs confederez, devoient la jetter en Flandre, et se joindre avec les seigneurs et autres huguenots du Pays-Bas, et par tel moyen donner le mesme empeschement au roy d’Espagne de ce costé-là, qu’il leur vouloit donner en France. Ce fut environ l’an 1565 que le prince d’Orange, les comtes d’Egmont et de Hornes, et plusieurs autres seigneurs, gentils-hommes, officiers, marchands et artisans des bonnes villes du Pays-Bas, présentèrent requeste au roy d’Espagne, tendante à ce qu’il luy plust faire retirer les garnisons espagnoles, et faire cesser la rigueur des persecutions contre les huguenots, et oster l’inquisition. Chose qui l’estonna fort, craignant que pareil accident ne luy advinst en ses pays, que celuy qu’il avoit veu par les guerres civiles de France pour le fait de religion, et que l’on ne chassast ou coupast la gorge aux Espagnols, qui estoient dedans le pays fort hays.

C’est pourquoy il delibera de les retirer, et y envoyer Marguerite d’Autriche, sa sœur naturelle, duchesse de Parme, pour gouverner ce pays ; laquelle j’y fus visiter de la part du Roy à son arrivée, et recognus lors que les peuples se lassoient fort de la domination espagnole. Le cardinal de Granvelle luy fut baillé comme principal conseiller et chancelier, plein de grande expérience, pour avoir manié longuement de grandes affaires avec l’empereur Charles V. Mais sur tout le cardinal ne vouloit point que l’on y ostast l’inquisition, qui y avoit esté introduite par l’Empereur son maistre. Ce que les seigneurs du pays portoient impatiemment, et de se voir entierement frustrez de l’exercice de la religion prétendue reformée, qui avoit esté réduite, comme ils disoient, en la servitude de l’inquisition, qui porte avec soy le plus souvent une rigoureuse confiscation de corps et de biens.

Ce que les ministres, surveillans et autres, mirent si bien en l’esprit du prince d’Orange, du comte Ludovic de Nassau son frère, des comtes d’Egmont, de Hornes, de Brederode, et autres seigneurs et nobles du pays, qu’ils s’attacherent avec rudes paroles au cardinal de Granvelle, lequel, craignant plus grand danger, se retira. Estant hors du pays, tous ces seigneurs s’assemblerent plusieurs fois, mesmement à Bruxelles, où ils résolurent derechef de faire instance au roy d’Espagne que l’exercice de la religion fust estably au Pays-Bas, chose bien contraire à son intention. Neantmoins il ne voulut pas directement rejetter la requeste de ses sujets, mais bien la refusa obliquement, faisant publier le concile de Trente, par lequel la religion des huguenots estoit condamnée. Ce que voyant, les huguenots du Pays-Bas s’allerent plaindre à l’Empereur et aux princes huguenots de se voir enveloppez, par les desseins de leur roy, en une perpétuelle servitude qui leur estoit insupportable.


CHAPITRE II.


Le cardinal de Lorraine, voulant entrer à Paris en grande suite, est désarmé par le mareschal de Montmorency. Haine mortelle entre ces deux seigneurs. Le Roy remet à juger leur differend à son retour à Paris. Il accorde les maisons de Guise et de Chastillon, et reconcilie le cardinal de Guise et le mareschal de Mordmorency. La Reyne mere recherche l’alliance de l’Empereur et l’amitié des catholiques. Défiance des huguenots ; ils soupçonnent quelque intelligence entre le Roy et le duc d’Alve. L’Admiral tasche de donner ombrage au Roy des desseins de ce duc, et fait une belle remonstrance sur la conduite espagnole. Le peu de compte qu’on en fait augmente les defiances du prince de Condé et de l’Admiral.


Mais pour en revenir à la France, peu de temps après, le cardinal de Lorraine alla à Paris avec grand nombre de ses amis et serviteurs, avec armes, pistolets et arquebuses, seulement pour sa seureté et des siens (comme il disoit), plustost que pour offenser personne. Le mareschal de Montmorency, gouverneur de l’Isle de France, estant adverty de sa venue, l’envoya prier à Sainct-Denys de n’aller pas à Paris avec telle compagnie de peur de quelque sedition, mesmement s’il entroit avec les armes contre l’ordonnance, qui estoit fort gardée pour lors en France de porter armes à feu. Neantmoins le cardinal, ne faisant pas grand compte de cette prière, se délibéra d’y entrer ; ce que voyant le mareschal, accompagné du prince Porcian, alla au devant, et l’ayant rencontré en la rue Sainct Denys, le desarma et sa compagnie, où il fut seulement tué un de ses gens qui faisoit résistance de rendre ses pistolets. Le cardinal, pensant que l’on le voulust tuer, se sauva en la maison d’un marchand, où il ne fut point poursuivy ny recherché.

Et lors il conçut une haine mortelle contre Montmorency et les siens, qui auparavant estoient en procès avec ceux de Guise pour la comté de Dammartin. Plusieurs s’esmerveilloient que personne ne s’estoit remué pour le cardinal, chose du tout contraire à son attente. Mais celuy-là est fort mal asseuré qui met son esperance au secours et appuy d’un peuple, s’il n’est emeu de furie, ou conduit par un chef auquel il aye entiere confiance.

Cependant le Roy, qui estoit en Gascogne, où il recevoit divers advertissemens de tous endroits, que l’on faisoit ce qui estoit possible pour executer ses edicts par les provinces, receut en mesme temps les plaintes du cardinal et les excuses du mareschal, ausquels il fit entendre qu’il les oiroit à son retour pour adviser à ce qui seroit necessaire au fait de l’un et de l’autre ; et ainsi continuant son voyage, il alloit visitant la pluspart de son royaume.

[1566] L’année ensuivant, il fit assembler à Moulins les premiers des parlemens, et tous les plus grands princes, seigneurs et autres personnes de qualité, en forme d’Estats particuliers, où se trouverent ceux de Guise, de Montmorency et de Chastillon, que Sa Majesté avoit mandez ; qui estoit un moyen que l’on trouvoit bon en apparence pour accorder la veufve du feu duc de Guise et le cardinal de Lorraine avec l’Admiral, après qu’il eut fait serment de n’avoir eu aucune part à l’homicide commis en la personne du duc de Guise : et par mesme moyen, le Roy et la Reyne sa mere accorderent le cardinal de Lorraine et le mareschal de Montmorency. Vray est que les enfans du duc de Guise estoient absens et hors de la Cour.

L’on ne pouvoit juger autre affection en la Reyne, mere du Roy, que de trouver des remedes aux accidens qui troubloient le repos du royaume ; neantmoins elle se fortifioit tousjours des princes voisins, et mesme de l’empereur Maximilien, contre les huguenots, dont elle estoit en perpétuelle defiance, et chercha l’alliance de l’une des filles de l’Empereur, qu’elle obtint quatre ans après. Et pour se mieux maintenir avec les catholiques, et donner tousjours asseurance qu’elle estoit constante de ce costé-là, elle alloit souvent avec ses enfans es processions generales et grandes assemblées des catholiques.

Ce qui luy gagna entièrement le cœur des ecclesiastiques, de la noblesse et des peuples, et mit les huguenots au desespoir de sa faveur, lors principalement qu’ils virent qu’ouvertement le cardinal de Lorraine prenoit pied à la Cour, et faisoit toutes choses qu’il estimoit pouvoir attirer le Roy à la ligue catholique, et que le prince de Condé et l’Admiral commençoient à s’en esloigner avec les seigneurs, gentilshommes et autres leurs partisans ; que, d’autre part, le Connestable s’affectionnoit du tout au party catholique, et que les confrairies du Sainct-Esprit et autres reprenoient plus de vigueur, et les provinces ne pouvoient plus souffrir les ministres ny les presches publics et particuliers, et se separoient entierement des huguenots : qui estoient argumens certains qu’en peu de temps il se verroit quelque grand changement.

En ce temps, le duc d’Alve preparoit une armée pour les Pays-Bas, composée de Siciliens, Napolitains, Milanois, et de mille chevaux legers espagnols, et quatre compagnies de la Franche-Comté. Ce qui donna grand ombrage au prince de Condé, à l’Admiral et à ceux de leur party, qui conseillèrent aussi-tost au Roy de faire une levée de six mille Suisses et de quelques reistres et lanskenets, et renforcer les compagnies françoises qui avoient esté réduites à cent hommes pour le plus, autres à cinquante, ce qui fut fait ; mais, nonobstant cela, ils prirent grande jalousie et defiance que cette armée du duc d’Alve, sa venue au Pays-Bas et cette levée de six mille Suisses que le Roy faisoit, ne tombast sur leurs espaules.

Parquoy ils délibererent d’envoyer en Allemagne, aux Pays-Bas, et vers leurs amis et confederez, afin de se fortifier d’eux en ce besoin, faisant leurs affaires beaucoup plus secrettement que les catholiques, dont l’Admiral estoit le premier negociateur : lequel, voyant que le duc d’Alve continuoit de dresser son armée en Piedmont, prit occasion de remonstrer derechef au Roy et à la Reyne sa mere, qu’ils devoient prendre garde pour l’estat de France, sur lequel le duc d’Alve voudroit aussi-tost empieter, s’il pouvoit, que d’apporter une perpetuelle tyrannie aux Pays-Bas, et y establir telles forces que les François y pourroient à peine jamais remédier ; alleguant l’Admiral, que les Espagnols avoient fait toutes leurs conquestes sous pretexte d’amitié et d’alliances, et qu’ils n’avoient rien en plus grande recommandation que de ruiner la France par divisions ou par guerre ouverte, sous couleur de la religion catholique. Et concluoit qu’il ne falloit laisser passer le duc ; que si Leurs Majestez vouloient, c’estoit chose facile de l’en empescher et le combattre, ce que le prince et luy offrirent de faire, et de garder les frontieres à leurs despens.

Mais tous ces propos n’esmouvoient pas beaucoup le Roy, la Reyne sa mere, ny son conseil, qui se ressentoient encore des bonnes cheres et de l’entreveue de la reyne d’Espagne à Bayonne, qui avoit reconfirmé l’alliance et amitié que l’Admiral ne pouvoit renverser par les beaux discours d’Estat qu’il alleguoit, bien entendus pour la seureté de l’estat de France, mais exécutez tout à rebours de son intention. Ce qui fit entierement juger au prince de Condé, à l’Admiral et à ceux de leur party, que le masque estoit levé, et qu’il ne leur falloit plus douter de l’effet de la ligue catholique contre les huguenots.


CHAPITRE III.


Advis des huguenots aux Flamands sur l’arrivée du duc d’Alve, par le libelle intitulé le Sacré Concile. Requeste des religionnaires de Flandre pour abolir l’inquisition. Leur association, leur devise, et la raison du mot de gueux à eux donné. Liberté de religion accordée en Flandre par la duchesse de Parme, revoquée par ordre du roy d’Espagne. Retraite du prince d’Orange qui veille à sa seureté. Le duc d’Alve passe, avec une armée, d’Italie en Flandre par la France. Les huguenots continuent leurs soupçons de quelque intelligence, se préparent à la deffensive, et se plaignent par manifestes. Divers jugemens sur leur dessein de se saisir de la personne du Roy. Service du sieur de Castelnau Mauvissière et de ses deux frères en cette occasion.


Et pour y remédier, ils donnerent derechef advis à leurs confederez, tant par lettres que par personnes de creance, et firent publier un petit livre intitulé le Sacré Concile, qu’ils dedierent aux habitans du Pays-Bas, par lequel ils estoient conviez de clorre les passages à l’armée du duc d’Alve, autrement que bientost ils seroient à la servitude des Espagnols. Ce que les habitans du Pays-Bas n’osèrent ny voulurent entreprendre, dont ils se repentirent bien-tost après, comme aussi de n’avoir pas sceu juger, quand le roy d’Espagne decerna ses lettres patentes pour exécuter le concile de Trente, que c’estoit pour fortifier et tenir la main aux inquisitions.

Alors s’assemblèrent trois cens gentils-hommes des plus entendus à Bruxelles au mois d’avril 1566, et présentèrent une requeste à la duchesse de Parme, afin d’oster l’inquisition ; surquoy elle respondit qu’elle en avoit escrit au roy d’Espagne, et, en attendant la response, il falloit surseoir les poursuites de l’inquisition : mais, nonobstant cela, ces trois cens gentils-hommes firent confederation mutuelle avec ceux qui leur estoient favorables, de chasser l’inquisition, et firent mouler quantité de médailles, èsquelles y avoit deux mains accolées, et deux gobelets avec une besace, et de l’autre costé estoit aussi escrit : par flammes et par fer. Autres portoient les armoiries de Bourgogne, avec ces mots : escu de viane. Et s’appelloient ces confederez les Gueux, parce que l’un des conseillers de la duchesse de Parme, sur la difficulté que l’on faisoit d’accorder leur requeste, dit que ce n’estoient que des gueux. Lesquels, voyans que les poursuites de l’inquisition estoient relaschées, se résolurent de prescher publiquement par les villes, villages et presque par tout le Pays-Bas ; entrerent es églises, rompirent les images, et de là vinrent aux armes et se saisirent de quelques villes.

De sorte que la duchesse et son conseil s’y trouvèrent bien empeschez, et n’y purent apporter meilleur ny plus prompt remede, que de leur accorder des temples pour prescher, et, par ce moyen, les prier de laisser les armes. Ce qui fut traicté avec aucuns des seigneurs et confederez, qui firent tant avec les peuples, qu’ils poserent les armes, et pour le surplus obeyrent au roy d’Espagne et à ses officiers et magistrats. Dequoy le roy d’Espagne estant adverty, fut fort irrité et impatient de telle permission ; chose bien contraire au conseil d’Espagne et à l’inquisition, pratiquée premierement contre les Maures, Sarrasins et esclaves, qui autrement ne se pouvoient dompter.

Il manda lors à la duchesse de Parme et à son conseil, qu’il vouloit entierement que les edicts fussent gardez, et que l’on fist punition des sacrileges. Ce qui fut fait de quelques-uns, et les presches ostez, ayant, pour cet effect, la duchesse assemblé toutes les forces du roy d’Espagne aux Pays-Bas, pour courir sus aux huguenots et mutins ; lesquels, voyant que la force leur manquoit, eurent leurs recours à presenter nouvelles requestes à la duchesse pour avoir liberté de leur religion ; ce qui leur fut entièrement desnié : au contraire fut procedé contre ceux qui estoient de la partie, par confiscation, principalement contre les sacrileges. Quoy voyans, plusieurs se bannirent eux-mesmes, avec des ministres qui n’avoient plus permission de prescher.

[1567] Lors le prince d’Orange et ses freres, avec le comte de Brederode, qui portoient la faction des huguenots, se retirèrent, voyans que les comtes d’Egmont, d’Aremberg, le sieur de Marquerive et autres seigneurs, avoient pris les armes pour la duchesse de Parme, afin de faire exécuter les mandemens du Roy.

C’estoit au mois de may, auquel temps le duc d’Alve estoit desjà arrivé à Gènes, pour aller au Pays-Bas avec l’armée qu’il avoit dressée en Italie, lequel depuis passa par la Bourgogne sans aucun contredit, ny qu’aucun Allemand, Flamand ou François huguenot se remuast, mais seulement les Suisses qui s’armerent, craignans que le duc de Savoye n’eust quelque intelligence avec le duc, pour entreprendre sur eux. Les Bernois rendirent trois bailliages, qu’ils avoient de long-temps occupez, de la duché de Savoye, et, par ce moyen, se rallierent avec le duc, qui s’en contenta. La ville de Geneve demanda secours aux cantons de Berne et de Zurich, au prince de Condé et huguenots de France, plusieurs desquels volontaires y allerent, dont il ne fut point de besoin ; car ce n’estoit pas le dessein du duc d’Alve d’assaillir Geneve, parce qu’il avoit assez d’autres besognes taillées aux Pays-Bas.

Où estant donc arrivé sans aucun péril, l’admiral de Chastillon persuada au prince de Condé, et ceux de sa religion en France, que les recrues des compagnies de gens de pied et la levée des Suisses, n’estoient à autre fin que pour ruiner les huguenots, au mesme temps que l’armée espagnole arriveroit en Flandre. Et, pour cette cause, l’Admiral et ses freres resolurent avec le prince qu’il falloit pourvoir à leurs affaires, et que celuy-là estonneroit son compagnon, qui frapperoit ou s’armeroit le premier ; mais qu’il falloit monstrer auparavant que la necessité les contraignoit d’avoir recours aux armes. Il firent donc imprimer[1] les raisons et causes qui les y pouvoient contraindre, se plaignans que les edicts de pacification subsequens et declaratifs de la volonté du Roy, estoient tellement retranchez et inutiles, qu’il n’y avoit aucune paix asseurée pour les huguenots, ny chose qui en approchast, comme ils spécifierent par le menu ; et mesmement, qu’au lieu d’assigner une ville en chaque bailliage ou seneschaussée, ce qui leur avoit esté auparavant accordé leur estoit osté, comme à plusieurs gentilshommes de n’admettre aux presches autres que leurs sujets sur grandes peines : et avoit-on deffendu les synodes, qui estoit la chose la plus nécessaire pour entretenir la discipline de leur religion ; et que tous prestres, moines et nonnains, mariez par la permission des ministres, estoient contraints, sur peine des galeres aux hommes, et aux femmes de prisons perpétuelles, de quitter leurs mariages ; que les traitez, parlemens, la ligue de Bayonne, la levée des Suisses, qui n’avoient point donné empeschement au duc d’Alve d’aller en Flandre avec une armée trop suspecte à l’estat de France, monstroient assez que l’on les vouloit tous destruire et assassiner au despourveu : protestans qu’ils estoient contraints d’user de la juste deffence que les loix divines et humaines permettent à ceux que l’on veut opprimer, pour deffendre seulement leurs vies et leur religion, et que l’on ne leur pourroit imputer les malheurs et calamitez que la guerre civile tire après soy.

Voilà sommairement les causes que les huguenots alleguoient pour couvrir et servir de pretexte à la prise de leurs armes, qui estoient fort suspectes à plusieurs qui disoient que combien que la juste deffense contre la force et violence fust licite de droit divin et humain, et que l’on eust pu excuser les huguenots de s’asseurer de quelques villes pour leurs deffences contre les catholiques, si est-ce qu’il n’y a point de loy suffisante pour declarer la guerre à son Roy, se vouloir saisir de sa personne avec une armée offensive, qui est autre chose que d’en faire une seulement deffensive, et en cas d’extresme necessité, et seulement pour conserver ceux qui ont toute bonne et sincere intention. Parquoy se sont trouvez plusieurs, mesme entre les huguenots d’Allemagne, et des ministres, qui ont blasmé les huguenots de France d’avoir repris les armes en septembre l’an soixante et sept, pour surprendre le Roy à Monceaux et toute la Cour, comme l’on y pensoit le moins. A quoy il fut remédié par les moyens que je deduiray cy-après, où je ne fus pas inutile ny deux de mes frères, l’un desquels[2] a esté depuis capitaine des Suisses du duc d’Alençon ; l’autre[3] avoit esté nourry aux guerres de Piedmont, où il commandoit à un regiment de gens de pied, et tous deux fort connus et estimez aux armées et à la Cour.


CHAPITRE IV.


Le sieur de Castelnau Mauvissière envoyé par le Roy complimenter la duchesse de Panne, et le duc d’Alve son successeur au gouvernement des Pays-Bas. Il découvre, en retournant à la Cour, la conspiration faite par les huguenots pour surprendre le Roy. Il en donne advis a la Cour, qui n’en veut rien croire. Le Connestable s’en moque. Le chancelier de L’Hospital en blasme le sieur de Castelnau. Advis au Roy des assemblées que faisoit l’Admiral. La Reyne commence à s’en defier, et envoye aux nouvelles Vespasien de Castelnau, frère du sieur de Mauvissière, qui decouvre tout ce qui se brassoit. La Cour ne se peut resoudre à en rien croire, et le Connestable mesme, qui menace les deux freres de Castelnau. Nouvelle confirmation de l’entreprise de l’Admiral par Titus de Castelnau, autre frere du sieur de Mauvissière.


Or le duc d’Alve ne perdoit pas de temps pour executer la volonté du Roy son maistre aux Pays-Bas, tant à y remettre du tout l’inquisition, qu’à chastier ceux qui l’avoit voulu oster. Je fus envoyé en ce temps pour le visiter de la part de Leurs Majestez, et me rejouir avec luy de sa venue, ensemble dire adieu à la duchesse de Parme, qui estoit très-mal contente de l’authorité qui luy avoit esté retranchée, n’ayant plus autre puissance que de donner quelques passeports. De sorte qu’en cette visite je trouvay une grande jalousie et mauvaise intelligence entr’eux, comme elle est tousjours entre ceux qui commandent. Le duc d’Alve demeura avec les armes, la force et authorité ; la duchesse commença de plier bagage[4]. Ayant fait ce qui m’estoit commandé pour dire bon jour à l’un et adieu à l’autre, le duc me pria d’asseurer Leurs Majestez qu’il avoit particulier commandement du roy d’Espagne son maistre, de donner tout contentement au Roy son bon frère, et à la France, et de ne luy espargner ses forces et moyens s’il en avoit besoin. La duchesse de Parme me fit plusieurs discours de la sincerité avec laquelle elle s’estoit comportée au gouvernement du Pays-Bas, tant pour le conserver en l’obeyssance du Roy son seigneur, que pour ne donner aucune jalousie d’elle au Roy, à la Reyne sa mere et à la France ; me priant de les asseurer que là ou elle seroit, elle ne faudroit jamais de se comporter en sorte que l’on en auroit tout contentement. Ainsi je partis, ayant pris congé d’eux, pour m’en retourner à la cour de France.

Mais à peine estois-je sorty de Bruxelles, que je trouvay quelques François que j’avois cognus, entre lesquels y en avoit trois à qui j’avois commandé, qui s’en retournoient en France, et me prierent d’avoir agreable qu’ils vinssent en ma compagnie : ce que leur ayant accordé, ils me firent plusieurs discours des soupçons et defiances où estoient le prince de Condé, l’Admiral et les huguenots de France : que, pour y remedier, ils estoient tous préparez aux armes, et à commencer les premiers de faire la guerre, et se servir de la personne du Boy, de la Reyne sa mere, de ses frères et de leur conseil, qui vouloient destruire la religion pretendue reformée, et ceux qui la maintenoient. Ces gens-là estoient un reste d’aucuns qui avoient esté envoyez aux Pays-Bas, pour les exhorter de ne laisser entrer le duc d’Alve et se garder de ses persecutions, comme les huguenots de France donnoient ordre d’y remédier, dont ils me parlerent si particulierement par les chemins, que, de point en autre, ils me conterent l’entreprise et conspiration de prendre le Boy et tout son conseil à Monceaux, y chastier les uns, et empescher leurs ennemis et malveillans de ne leur faire plus de mal ; ce que je pensois plustost estre une fable qu’un discours véritable.

Neantmoins, estant retourné à la Cour, où l’on ne parloit que de passer le temps et aller à la chasse, je fis le récit de ce que j’avois appris en ce voyage, et comme aucuns François m’en avoient parlé, comme tenans le fait asseuré, dont l’on fit fort peu de cas ; car, ayant fort particulierement dit au Roy et à la Reyne, sa ere ce que j’en avois entendu, ils me dirent qu’il n’estoit pas possible que telle chose pust advenir : toutesfois mandèrent le Connestable, les ducs de Nemours, de Guise et autres, pour leur faire redire ce que je leur en avois raconté ; le chancelier de L’Hospital y fut aussi appellé.

Alors le Connestable m’addressa la parole, disant que c’estoit moy qui avois donné cette allarme à Leurs Majestez et à toute la Cour ; que veritablement j’avois raison d’avoir donné advis de ce que j’avois appris ; mais qu’il estoit connestable de France, et commandoit aux armées, et avoit ou devoit avoir si bonne intelligence par les provinces et tout le royaume, que rien n’y pouvoit survenir dont il ne fust adverty, et mieux que moy ; que ce n’estoit pas chose qui se portast en la manche, qu’une armée de huguenots, lorsqu’ils se voudroient remettre en campagne, et que cent chevaux ny cent hommes de pied ne se pouvoient mettre ensemble, dont il n’eust incontinent advis. Lors le chancelier de L’Hospital dit au Roy et à la Reyne sa mere, que c’estoit un crime capital de donner un faux advertissement à son prince souverain, mesmement pour le mettre en défiance de ses sujets, et qu’ils préparassent une armée pour luy mal-faire. De sorte que tous estoient fort mal —satisfaits de moy pour l’advis que j’avois donné.

Le lendemain arriverent quelques courriers de Lyon, ausquels Leurs Majestez demandèrent des nouvelles ; ils dirent qu’au mesme temps qu’ils estoient partis, il y avoit rumeur de quelques remuemens, et n’avoient jamais veu tant de gens courir la poste et prendre les traverses que sur ce chemin-là, mesmement pour aller à Chastillon, où estoit l’Admiral, qui faisoit les mandemens, departemens et rendez-vous aux troupes, et à ceux de son party qui se devoient assembler, y estant aussi le cardinal de Chastillon et d’Andelot ses freres, avec grand nombre de seigneurs, gentils-hommes, capitaines, habitans des villes, et autres de la faction, pour sçavoir ce qu’il falloit faire ; ce qui n’esmeut pas beaucoup la Cour, qui ne le pouvoit croire, non plus que ceux qui ne sentent point leur mal ne peuvent apprehender les accidens mortels qui leur pement advenir.

Sur cela, la Reyne mere m’envoya querir au cabinet du Roy, où estoient seulement Morvillier et Laubespine, tous deux grands conseillers, qui me demandèrent fort particulierement d’où j’avois eu ces advertissemens, de quelles personnes, et ce qu’ils estoient allez faire en Flandre. A quoy je ne pus rien adjouster à ce que j’avois dit auparavant. Lors la Reyne prit resolution à l’heure mesme de faire prendre la poste à un de mes freres qui estoit avec moy, et qui avoit sa maison en la vallée Daillan, pour apprendre ce qu’il pourroit touchant ce qu’avoient rapporté ces courriers ; voyage qui luy fut fort agréable et à moy, comme estans interessez que Leurs Majestez fussent esclaircies du doute auquel elles estoient. S’estant donc acheminé, il rencontre entre Paris et Juvisy, le comte de Saulx en un coche, avec sept ou huit qui estoient à cheval, et qui avoient chacun une cuirasse qui paroissoit sous le manteau, et s’en alloient disner à Savigny, pour de là aller à Chastillon trouver l’Admiral, ce qu’un de ceux qui alloient après, luy dit ; et estant plus avancé il rencontra plusieurs trains qui alloient jour et nuict sur le chemin. Lors il commanda à un des siens d’aller jusques à Chastillon, entrer dans la maison, se mettre parmy la presse, faire comme les autres et luy en rapporter nouvelles, et apprendre tout ce qu’il pourroit, et y demeura jusques au lendemain, voyant et apprenant tout ce qui s’y faisoit, et puis le vint retrouver avec le nom de la pluspart de ceux qui y estoient, et comme, à mesure que les uns venoient, les autres partoient pour aller vers Tanlay, où se dressoit entierement leur armée. Ainsi estant bien instruit de tout ce qui se passoit, revint en diligence trouver Leurs Majestez, auxquelles il asseura avoir vu, en moins d’un jour et une nuict, marcher et assembler plus de six cens chevaux, logeans les uns par les maisons des gentilshommes, et les autres en des granges, où ils trouvoient des vivres preparez, et autres par les villages, sans aucun bruict ny desordre, tous avec leurs armes.

Ce qui estonna fort la Cour, dequoy neantmoins l’on ne vouloit rien croire : au contraire les princes, les seigneurs et mesme les dames, me vouloient mal d’avoir donné cette allarme, et fait venir l’un de mes freres pour en confirmer l’avis que j’avois donné. Leurs Majestez m’envoyerent querir au cabinet, où estoit le Connestable, lequel me dit que l’on ne pouvoit asseoir aucun fondement sur ce que j’avois dit, et que mon frère avoit confirmé, et que, si ce n’estoit le respect de mes services, l’on nous mettroit prisonniers, jusques à ce que la vérité fust cognue de cette chose, qui ne pouvoit entrer aux esprits de la Cour, où l’on se laisse aller le plus souvent à ce que l’on désire. Et fut commandé à un lieutenant des gardes, si mon frère vouloit partir de la Cour, de l’arrester, dont nous fusmes advertis.

Le lendemain Titus de Castelnau, mon autre frere, arriva en diligence, et me dit qu’il avoit laissé toutes les troupes du prince de Condé, de l’Admiral et autres seigneurs et gentils-hommes, qui marchoient tous fort serrez pour aller repaistre à Lagny, et aussitost remonter à cheval pour environner la Cour qui estoit à Monceaux, et se saisir des personnes du Roy, de la Revne sa mere, de ses freres et de tous ceux qui leur estoient contraires. Et asseura avoir marché avec eux, et les avoir fort bien recognus. Sur cela, le Connestable dit que l’advertissement estoit trop important pour le mepriser, et qu’il falloit en savoir la vérité. Au mesme instant quelques-uns donnerent advis à la Cour que tous les huguenots de Picardie et Champagne estoient montez à cheval.


CHAPITRE V.


Le sieur de Mauvissiere et ses freres envoyez pour apprendre de certaines nouvelles de la marche des conjurez. Ledict sieur de Mauvissiere se saisit contre eux du pont de Trillebardou. La Cour, fort surprise, delibère et résout de remener le Roy de Meaux à Paris. Le mareschal de Montmorency deputé vers l’Admiral, et le sieur de Castelnau, despesché à Paris, amene du secours au Roy. Dessein des huguenots avorté. Leur response au mareschal de Montmorency. Leurs hostilitez contre Paris. Le Roy se prépare contre eux, et mande ses forces.


Je fus avec mes freres, et quelques-uns qui me furent baillez, envoye pour les recognoistre, qui fut la veille Sainct Michel au mois de septembre ; et me furent baillez deux chevaucheurs d’escurie, et quelques courtauts de l’escurie du Koy, pour en envoyer nouvelles asseurées. Nous montons à cheval sur les quatre à cinq heures pour aller à Lagny, où ils commençoient desjà à paroistre.

Et à l’instant s’avancèrent environ cent chevaux, et quelques harquebusiers à cheval, pour se saisir du pont de Trillebardou, que je gagnay premier qu’eux, et le leur rompis, combien qu’ils fissent grand effort et diligence de l’empescher à coups d’harquebusades, advertissant Sa Majesté de moment en moment de tout ce qui se passoit. Il n’y avoit lors pas un seul homme armé à la Cour, ou la pluspart encore n’avoient que des haquenées. Leurs Majestez me manderent de les aller trouver à Meaux près de Lagny, et trouverent que les advertissemens estoient trop veritables. Incontinent les Suisses furent mandez de se haster, ayant logé à Chasteau-Thierry, qui n’est qu’à quatre lieues de là ; ils marcherent toute la nuit, durant laquelle personne ne reposa. Le Roy, les princes, les dames et courtisans estoient sur pied, aussi estonnez qu’ils avoient esté incrédules auparavant. Le Connestable et le duc de Nemours n’avoient pas grande peine d’asseurer le Roy, qui estoit jeune, et n’apprehendoit point le peril, non plus que ses freres. Quelques-uns du conseil furent d’opinion de ne bouger de Meaux, où les Suisses seroient suffisans pour conserver la ville et les personnes de Leurs Majestez, en attendant que l’on advertiroit la noblesse catholique, la gendarmerie et les serviteurs du Roy pour les venir secourir ; mais les autres, et la plus grande partie, furent d’advis de se retirer à Paris, et partir trois heures devant le jour, pour y aller aussitost que les Suisses seroient arrivez : qui fut la derniere resolution, effectuée comme elle avoit esté conçue. Au mesme instant le mareschal de Montmorency fut envoyé devers le prince de Condé, le cardinal et l’admiral de Chastillon, pour regarder à leur donner quelque contentement. Cependant chacun se preparoit à la Cour pour partir. Je fus envové toute la nuit à Paris, trouver le prevost des marchands, les eschevins et premiers de la ville, pour faire prendre les armes et ouvrir la Bastille, où l’on en avoit retiré quantité de ceux qui avoient esté desarmez à la guerre précédente, ensemble pour parler au duc d’Aumale, qui estoit à Paris, au mareschal de Vieilleville et au sieur de Biron, à present mareschal de France, afin que tous montassent à cheval pour aller au-devant du Roy, qui partoit de Meaux avec toute sa cour, les dames, les charriots et bagages, qui monstroient assez grand nombre ; mais il y avoit peu d’hommes de combat (qui encore n’avoient ny armes ny bons chevaux), comme j’ay dit, sinon les six mille Suisses, à la teste desquels le Connestable marchoit, ordonnant de faire marcher le Roy en bataille, avec la noblesse et autres qui estoient à la suite de la Cour.

De sorte que les huguenots, qui la pensoient surprendre le jour de Sainct Michel, lors quelle seroit occupée à la celebration de l’Ordre, ou pour le moins l’investir à Meaux, furent deceus de leur espérance, bien estonnez de voir le Roy tant accompagné de cavalerie et infanterie, ne pouvans juger, à les voir en ordre de bataille et marcher de cette façon, si c’estoient tous gens de guerre ou non, n’ayans que cinq ou six cens chevaux pour faire cette execution, pendant que, des provinces du royaume ils attendoient le reste de leurs confederez.

Et, comme les huguenots envoyoient quelques-uns pour recognoistre et escarmoucher, il se trouvoit des courtisans qui faisoient le mesme. Sur quoy les huguenots firent divers semblans de vouloir appreher pour combattre les Suisses qui couvroient le Roy et sa cour, lesquels estoient aussi bien disposez à les recevoir, et monstroient en toutes les occasions, non-seulement beaucoup de volonté de bien faire, mais encore une grande esperance de victoire, s’ils fusssent venus aux mains. Or enfin le prince de Condé et l’Admiral, qui n’avoient que les pistolets, espées et cuirasses, se contenterent de faire bonne mine, et le Roy cependant s’advança à Paris. Le Connestable demeura avec les Suisses, qui coucherent au Bourget, et le lendemain entrerent à Paris.

Les huguenots se logerent à Sainct Denys et autres villages circonvoisins, desquels le mareschal de Montmorency ne rapporta autre chose, sinon qu’ils avoient prevenu les preparatifs qui se faisoient pour les ruiner, et oster l’exercice de leur religion, laquelle toutesfois n’estoit permise que par un edict provisionnel, qui se pouvoit revoquer à la volonté du Roy, selon qu’il jugeroit estre le bien de son Estat. Cependant les huguenots font la guerre autour de Paris, brûlent les moulins, essayent par tous moyens d’empescher les vivres qui vont à Paris, saisissent les passages des rivieres, hastent leurs confederez, tant de cheval que de pied, prennent des prisonniers, et usent de tous actes d’hostilité, les plus cruels qui se peuvent imaginer.

Sur ce, le Roy ne perd point de temps, lequel mande de tous costez ses serviteurs, afin de ramasser tout ce qu’il pourroit pour le secourir. L’on donne le meilleur ordre que l’on peut pour bien garder la ville. L’on regarde aux vivres de dedans, et comme l’on en pourra avoir de dehors ; mais le pain de Gonnesse et des autres villages circonvoisins, qui s’y apporte presque tous les jours, ne venant point, plusieurs se trouvèrent estonnez ; l’on loge aux faux-bourgs Sainct-Martin, Sainct-Denys et autres de ce costé : les huguenots y sont tous les jours à faire la guerre ; et se font divers petits combats et escarmouches : le Connestable et les princes et conseillers d’Estat, qui sont avec le Roy, n’ont pas faute d’exercice au conseil pour adviser les moyens, non-seulement de se deffendre contre cette invasion de l’armée huguenotte, mais de regarder comme l’on les pourra attaquer.


CHAPITRE VI.


Le sieur de Castelnau Mauvissière va, par ordre du Roy, demander secours au duc d’Alve. Les huguenots s’opposent à son voyage et le repoussent dans Paris. Il prend un autre chemin, et arrive en Flandre avec beaucoup de difficulté. Sa negociation avec le duc d’Alve, qui agit avec plus d’ostentation que d’effet, et refuse le congé de venir servir le Roy à plusieurs capitaines espagnols et italiens de son armée. Le duc l’amuse malicieusement pour donner temps aux huguenots de se fortifier et d’entretenir la guerre en France. Il refuse le secours tel qu’on luy demande, et fait d’autres offres pour son avantage. Le sieur de Castelnau le remercie de ses lanskenets, et accepte un corps de troupes sous le comte d’Aremherg. Le sieur de Castelnau se met en marche avec le secours, qui refuse la route ordonnée par le Roy, ayant ordre du duc d’Alve de ne point combattre. Les huguenots affoiblissent leurs troupes en les separant pour en envoyer partie au-devant du secours. Le Roy fait marcher son armée vers Sainct-Denys, après quelques vains pourparlers de paix, les huguenots demandans l’execution de l’edict de pacification, et l’eloignement de la maison de Guise, qu’ils disoient pretendre au royaume.


Et parce que les forces du royaume et serviteurs du Roy estoient escartez par les provinces, et mal aisez à ramasser pour aller à Paris, le Roy, avec l’advis de la Reyne sa mere, du Connestable, des ducs de Nemours et d’Aumale, resolut de m’envoyer vers le duc d’Alve pour le prier, par l’amitié et alliance qui estoit avec le roy d’Espagne son beau-frere, et par le zele et affection qu’il portoit à la conservation de la religion catholique, de secourir en toute diligence Leurs Majestez qui estoient assiegées en la ville de Paris, et, pour cet effet, me bailler trois ou quatre regimens de gens de pied espagnols et italiens, avec les mille chevaux legers espagnols et les mille italiens qu’il avoit amenez ; qui estoit un secours tout prest à marcher sans bruit, que j’amenerois en cinq ou six jours loger à Senlis, où l’on leur feroit preparer les vivres, les logis, et tout ce qui leur seroit besoin, pour se trouver le lendemain aux portes de Sainct-Denys, du costé de la France, pendant que le Roy feroit sortir le Connestable, les princes, la noblesse, les Suisses, et tout ce qui estoit à Paris, avec vingt pieces d’artillerie, pour desloger les huguenots de Sainct-Denys, lesquels n’y pouvoient demeurer ny en sortir qu’ils ne fussent combattus et vaincus ; de telle sorte que l’on en feroit en ce lieu-là, ou en quelqu’autre part qu’ils allassent, perir la faction. Ce qui apporteroit pareil avantage au roy d’Espagne et au duc d’Alve sur les Pays-Bas, qu’à la France. L’ambassadeur d’Espagne, qui estoit pour lors appelle dom Francisque d’Alve, homme de guerre, qui a depuis esté fait grand maistre de l’artillerie en Espagne, asseura Leurs Majestez que le duc ne faudroit d’envoyer son secours aussi-tost que je serois arrivé près de luy, et aurois representé l’estat et necessité de Leurs Majestez.

Donc incontinent je fus despesché avec lettres de creance pour cet effet, avec protestations d’immortelle amitié et obligation, et tout ce qui se pouvoit dire et promettre sur ce sujet. L’ambassadeur escrivit aussi fort favorablement, et fut advisé de me bailler nombre, tant de gens d’armes, archers, arquebusiers à cheval, mareschaux des logis, fourriers, chevaucheurs d’escurie et autres, jusques à soixante chevaux, tels qu’ils se purent rassembler dans Paris, pour faire ce voyage. Et pour ce que la ville estoit environnée de tous les costez des faux-bourgs Sainct-Denys, Sainct-Martin, Montmartre, Sainct-Honoré et autres portes de ce costé, fut résolu que je sortirois la nuit par la porte Sainct-Antoine, avec de bons guides, pour effectuer le voyage. Mais, estant à un quart de lieue de la ville, je fus chargé et rejetté, avec grand nombre de cavalerie huguenotte, dedans le faux-bourg Sainct-Martin, sans aucun pouvoir de passer ; ce qui desplaisoit fort à Leurs Majestez, au Connestable, et aux ducs d’Aumale et de Nemours, qui firent tout ce qu’ils purent la nuit suivante pour envoyer decouvrir de tous ces costez-là, et mesmement le duc d’Aumale monta à cheval pour cet effet et pour favoriser mon passage, mais il n’y eut aucun moyen.

Sur quoy fut résolu que je prendrois l’autre costé, et sortirois par la porte Sainct-Germain-des-Prez pour aller passer à Poissy ou à Meulan (car ils tenoient le pays jusques-là}, et essayer de gagner Beauvais ou Abbeville, et passer au travers de la Picardie : comme je fis, sans jamais avoir pu trouver moyen de repaistre qu’en un village appelé Lihons, où je ne fus pas sitost descendu de cheval, qu’il fallut remonter à l’occasion de deux cens chevaux qui s’acheminoient à Sainct-Denys, estans les champs et les chemins tous pleins de diverses troupes qui alloient trouver les huguenots. Enfin je fis tant que je gagnay Peronne, où je trouvay les sieurs d’Humières et de Chaulnes, ausquels je dis mon voyage, et Sa Majesté leur escrivant aussi pour assembler leurs compagnies et leurs amis afin de nous attendre sur la frontière et faire donner des vivres. Et après avoir repu, je me deliberay d’aller toute la nuit à Cambray, parce que Humières avoit advis qu’il se faisoit une assemblée de huit ou neuf vingts chevaux entre Peronne et Cambray, sous la conduite de quelques huguenots de ce pays-là, comme il estoit vray, et faillirent de me charger par le chemin.

J’avois envoyé à Cambray, où l’evesque et le gouverneur de la citadelle m’avoient fait autrefois bonne chere, afin qu’ils me fissent ouvrir les portes environ deux heures avant le jour, et de là je trouvay toute seureté pour aller à Bruxelles où estoit le duc d’Alve, qui me reçut fort favorablement en apparence, avec la commission que j’avois eue ; et après avoir un peu pensé et vu les lettres de Leurs Majestez et celles de l’ambassadeur d’Espagne, il me fit un discours du ressentiment qu’il avoit de voir Leurs Majestez en peine, assiégées à Paris par de si mauvais sujets lutheriens, desquels il falloit couper le pied par la racine afin de les exterminer ; et que, suivant la volonté et intention du Roy son maistre, de secourir et aider de tous ses moyens le roy Très-Chrestien, son bon frere, il estoit prest de monter à cheval avec toutes ses forces pour aller rompre la teste aux huguenots et remettre Leurs Majestez en liberté, et plusieurs autres grandes braveries. Mais comme je n’a vois point de commandement d’accepter ces grandes offres, je le suppliay de me respondre particulièrement à la requeste que je lui faisois, de me donner le secours de deux mille chevaux legers seulement, et de trois ou quatre regimens espagnols que je lui remenerois bientost après, avec beaucoup d’honneur et de profit, et grande obligation du Roy et de la Reyne sa mere, de ses freres, et de tous les catholiques de la France ; et le pressay fort de me donner prompte response, comme j’en avois le commandement. Mais je n’en pus tirer aucune, sinon ambiguë, et qu’il me rendroit content. Et après avoir demeuré près de quatre heures avec luy, m’enquerant de diverses choses, il me fit tenir des chevaux prests à l’issue de son logis, avec grand nombre de seigneurs et capitaines espagnols et italiens pour m’accompagner, qui tous me conjurerent en particulier que je priasse le duc d’Alve de leur donner congé pour aller faire service au Roy mon maistre en cette occasion. Et tout le reste du jour, jusques au soir bien tard, infinis capitaines espagnols et autres (et le lendemain jusques après disner que j’allai trouver le duc), me firent semblables offres, avec beaucoup d’instance et de prières de luy en parler, et la pluspart me donnoient leurs noms par escrit. Je pensois avoir une response asseurée du duc à mes demandes, lesquelles requeroient diligence ; mais je l’en trouvai fort esloigné, me disant tousjours qu’il offroit luy-mesme d’y aller en personne avec toutes ses forces, qu’il mettroit ensemble dans sept semaines, terme que je ne pouvois accepter.

Je luy dis toutes les offres que les capitaines m’avoient faites, en quoy il monstroit d’estre fort satisfait, me parlant du naturel des Espagnols, qui estoient desireux d’aller chercher la guerre et les occasions de combattre ; asseurant que celle qui s’offroit d’aller servir le Roy luy seroit plus agreable que toutes autres. Que si, toutesfois, il donnoit congé à quelques-uns, chacun y voudroit aller, tellement qu’il demeureroit seul. Parquoy il insistoit tousjours d’y aller lui-mesme, dont j’estime qu’il avoit le cœur bien esloigné, et n’avoit plus grand plaisir que de nous voir à la guerre ; car s’il eust voulu me bailler promptement les forces que je luy demandois, il est croyable que les huguenots se fussent trouvez pris des deux costez à Sainct-Denys. Or, je n’oubliay rien pour le presser, non-seulement le second jour, mais six ou sept après, sans pouvoir tirer de luy aucune response que les précédentes.

Cependant le Roy, qui n’attendoit que ce secours d’Espagnols, et qui avoit secrettement fait preparer toutes choses à Senlis pour les recevoir, afin d’aller de là à Sainct-Denys, m’envoyoit tous les jours des courriers, comme ils pouvoient eschapper, pour me haster. Quoy voyant, je me resolus de faire instance au duc de se resoudre sur ma demande, ou me permettre de m’en retourner. Sur quoy il me remit au lendemain, qu’il me pria de disner avec luy, où enfin il me dit qu’il luy estoit impossible de laisser aller les Espagnols, ny les deux mille chevaux legers, sans aller luy-mesme ; mais que volontiers il me bailleroit quatre ou cinq mille lanskenets, de long-temps entretenus aux Pays-Bas, sous la charge du comte Ladron[5], et avec cela quinze ou seize cens chevaux de la gendarmerie des Pays-Bas, desquels il se deffioit aucunement ; qui estoit autant ou plus de forces que je ne luy en demandois. Et se ferma entierement là-dessus ; mais ils ne se pouvoient mettre ensemble pour marcher de vingt jours. Ce que je manday au Roy, qui se renforçoit à Paris, et comme je trouvois plus d’apparences de belles paroles, de bonnes cheres et braveries, que d’effets au duc ; et qu’en attendant que ces troupes fussent prestes à marcher, Sa Majesté me mandast sa volonté. Sur ce il me fut escript, par deux courriers en mesme temps, d’essayer encore une fois d’obtenir ma premiere demande ; et, s’il ne vouloit l’octroyer, luy demander douze compagnies de chevaux legers espagnols et italiens, pour marcher en diligence à Senlis, sinon que j’advisasse de quelque cavalerie et gendarmerie du pays ; que, pour le regard des lanskenets, le Roy ne les vouloit nullement, ayant ses six mille Suisses, qui estoient assez. Je ne perdis pas une heure de temps à prier et presser le duc de me faire response, où il demeura entier en celle qu’il m’avoit desjà faite.

J’acceptay, ne pouvant mieux, la gendarmerie du pays, et le remerciay de ses lanskenets, le suppliant que ce qu’il bailleroit fust prest dedans trois jours à marcher. Il m’envoya, aussi-tost que je fus en mon logis, le comte d’Aremberg, autrement le seigneur de Barbanson, l’un des honnestes seigneurs et bons chefs de guerre qui fussent dedans les Pays-Bas, me dire que le duc d’Alve luy avoit donné la charge de huit compagnies de la gendarmerie des Pays-Bas, qui feroient près de seize cens chevaux ; et outre cela qu’il y avoit plus de deux ou trois cens gentilshommes du pays, et de ses amis, tous volontaires, qui offroient de venir, pourveu que je priasse le duc de leur donner congé. Lequel j’allay trouver aussi-tost pour l’en prier, et communiquer avec le comte d’Aremberg de nostre parlement. Ce qui fut accordé et résolu, mais non si-tost que je le désirois ; car il se passa plus de quinze jours pour assembler toutes ces troupes, ausquelles il fallut bailler une monstre avant que nous acheminer à Cambray, où estoit nostre rendez-vous ; et, prenant congé du duc d’Alve, me fit encore mille protestations du desir qu’il avoit luy-mesme de servir Leurs Majestez, et de voir le Roy paisible en son royaume : à quoy je luy respondis que ce n’estoit point un secours espagnol, si prompt et conforme à toutes ses belles paroles, et aux offres que m’avoient faites tant d’Espagnols. Alors il me dit qu’il en estoit le plus marry, que c’estoit ma faute de ne l’avoir laissé aller, mais qu’il me bailleroit cent arquebusiers à cheval de sa garde, sous l’un des meilleurs capitaines qui se pust voir, nommé Montere, qu’il fit appeller pour se tenir prest à marcher quand nous partirions pour aller à Cambray ; où nous eusmes bien de la peine de faire venir toutes nos troupes, et a les en faire partir, non qu’il se trouvast faute de bonne volonté au comte, lequel faisoit ce qu’il pouvoit de sa part.

À la fin nous partismes de Cambray le quinziesme novembre 1567, pour nous acheminer au secours du Roy avec une fort belle troupe de cavalerie, qui faisoit nombre avec les volontaires d’environ dix-sept cens chevaux en fort bon équipage. Comme nous eusmes passé Peronne, leur pensant faire prendre le droit chemin de Senlis, où il n’y avoit que cinq ou six journées d’armée, le comte d’Aremberg me dit qu’il n’avoit pas charge du duc de tenir ce chemin-là ; et fit apporter la carte, résolu de tirer droit à Beauvais, quelque remonstrance que je luy fisse que ce n’estoit ny le chemin, ny le commandement que j’avois ; à la fin il me monstra l’article de ses instructions, qui portoit d’aller trouver le Roy à Paris, sans combattre ny rien hasarder par les chemins, encore qu’il crust de remporter la victoire, et ne prendre aucunement le chemin de Senlis, où je le voulois mener, pour de là aller aux portes de Sainct-Denys, ains aller secourir le Roy dedans Paris, ne pouvant faire autre chose que ce qui luy estoit commandé.

Dont j’advertis incontinent Leurs Majestez, lesquelles me manderent par Chicot, qui estoit pour lors chevaucheur d’escurie, et, depuis, par Faveiles, secrétaire du duc d’Alençon, que, s’il estoit possible, je menasse le comte d’Aremberg à Senlis, où se trouveroit le marquis de Villars, beau-frère du Connestable, pour le rencontrer avec trois cens chevaux françois, et aller au champ de bataille ; où, au mesme instant, le Roy feroit sortir toutes les forces de Paris. Mais cela ne servit de rien ; car le comte suivit son dessein d’aller à Beauvais, et de là à Pontoise pour passer à Poissy, où le prince de Condé et l’Admiral envoyèrent d’Andelot et le comte de Montgommery avec une partie de leurs forces pour empescher nostre passage. Dequoy le Roy estant adverty, il fut résolu que l’armëe sortiroit de Paris pour aller à Sainct-Denys, après avoir recherché tous moyens de quelque pacification avec les huguenots, et regarder s’il y auroit quelque condition pour leur faire laisser les armes. Ce que l’on avoit tasché de faire par divers moyens inutiles, mesme jusques à envoyer des hérauts avec leurs cottes d’armes, pour protester contre le prince de Condé, l’Admiral et tous les seigneurs et gentilshommes de leur faction, et leur enjoindre d’aller ou envoyer, avec l’obeyssance et devoir de sujets, presenter leur requeste desarmez au Roy ; en quoy leur seroit donné toute seureté, et que cependant cessassent tous actes d’hostilité, leur promettant tout contentement. A quoy ils firent response qu’ils supplioient le Roy très-humblement de leur accorder l’edict de pacification, et chasser ou esloigner de sa personne et de son conseil tous ceux de la maison de Guise, lesquels, sous ombre qu’ils se disoient issus de la race de Charlemagne, apportoient tout le mal en France avec les pretentions qu’ils avoient, par les divisions, de ruiner la maison de Bourbon, et, après, s’emparer de l’Estat. Tout cela ne servoit que de couleur, et d’entretenir des allées et venues, pour attendre les forces des uns et des autres : l’on n’esperoit pas toutesfois que le comte d’Aremberg se dust trouver à la bataille.


CHAPITRE VII.


Le connestable de Montmorency marche en bataille vers Sainct Denys. Le prince de Condé, quoyque plus foible, sort de la ville pour le combattre. Ordre de sa bataille. Bataille de Sainct-Denys. Vaillance du Connestable et du mareschal de Montmorency son fils. Le champ de bataille demeure au Roy. Le Connestable blessé. Sa mort, son éloge. Question de guerre touchant l’honneur de la bataille : s’il consiste en la quantité des morts ou au gain du champ. Les huguenots reviennent le lendemain au champ de bataille. Arrivée du comte d’Aremberg auprès du Roy. Entrée en France du duc Jean Casimir avec les reistres au secours des huguenots.


Le Connestable, voyant que d’Andelot, son neveu, et le comte de Montgommery estoient allez pour le rencontrer à Poissy, fut d’opinion de faire sortir l’armée du Roy de Paris, par plusieurs portes, la vigile de Sainct-Martin, afin de choisir une place avantageuse pour combattre ou pour se loger. Il fit marcher devant luy le mareschal de Montmorency son fils, avec une troupe de cavalerie et les Suisses. À la gauche il mit le duc de Longueville, le sieur de Toré, de Chavigny, de Lansac, de Rets, avec force gens de pied, faisant suivre toute l’infanterie parisienne. À sa droite il mit le comte de Brissac et Philippe Strossy, qui estoient deux braves colonels, avec de belles troupes d’infanterie ; plus avant le mareschal de Cossé et Biron, et plus bas le duc d’Aumale et le mareschal d’Amville, avec deux escadrons de cavalerie.

Et ainsi le Connestable ordonna ses forces en bataille pour combattre le prince de Condé, s’il se presentoit, comme il fit, et plus foible que l’armée du Roy, parce que d’Andelot et Montgommery estoient allez pour nous combattre ou nous empescher le passage de Poissy, comme j’ay dit. Neantmoins le prince, de naturel chaud et ardent, pour combattre et voir les ennemis, résolut avec l’Admiral de sortir de Sainct-Denys, et mettre sa cavalerie en bataille, selon l’ordre ancien des François, en haye, parce qu’il n’estoit assez fort pour doubler ses rangs. En fit trois troupes, dont estoient de la sienne les comtes de Saulx[6] et de La Suze, les sieurs de Couchavannes, de Scecheles, les vidames de Chartres et d’Amiens, d’Esternay, Stuart et autres, qui sortirent de Sainct Denys pour se représenter en teste au Connestable. À sa dextre marchoit l’Admiral, du costé de Sainct-Ouin, avec lequel estoit Clermont d’Amboise. À sa gauche estoit Genlis du costé d’Aubervilliers. Et mirent aussi leur infanterie en trois troupes, comme la cavalerie.

Le Connestable, ayant fait mener quantité d’artillerie, fit tirer plusieurs volées à Genlis, qui l’endommageoient fort et ses troupes. Ce que voyant, le prince de Condé luy envoya dire qu’il fist avancer son infanterie devant la cavalerie ; ce qu’il fit avec beaucoup de dommage aux nostres. Et, au mesme instant donna avec la cavalerie de l’autre costé et à la dextre du prince de Conde, vers Sainct-Ouin ; l’Admiral fit aussi avancer ses gens de pied, qui firent pareillement grand dommage aux nostres. Et luy-mesme donna avec sa cavalerie, laquelle rencontroit la gauche du Connestable, qui fut mise en quelque désordre, et mesme les gens de pied du Connestable. Le prince de Condé, voyant la meslée de ses deux costez, devança ses gens de pied, qu’il avoit aussi deliberé de faire marcher devant luy, pour aller avec sa cavalerie charger la bataille où estoit le Connestable, qui tint ferme, encore que partie de ses troupes fussent chargées si rudement que la pluspart ne tinrent pas coup.

Le Connestable, se voyant environné des ennemis, et blessé devant et derrière, faisoit tout ce qu’un chef d’armée eust sceu faire, et donna si grand coup a Stuart, escossois, qu’il luy rompit deux dents en la bouche. Le mareschal de Cossé, voyant que les troupes de Genlis se retiroient, et que le mareschal de Montmorency avoit soustenu et mis en route ce qui s’estoit présenté devant luy, s’avança pour secourir le Connestable. Ce que voyant l’Admiral, et que le mareschal d’Amville avoit encore une troupe qui n’avoit point combattu, et faisoit ferme pour attendre l’occasion, et que plusieurs des troupes de l’armée du Roy se rallioient, fut d’avis, la nuit s’approchant, de faire retraicte à Sainct-Denys, s’ils n’estoient poursuivis des nostres, comme ils ne furent pas, car l’armée du Roy ne jugea pas les en pouvoir garder.

Et ainsi le champ de bataille nous demeura, la victoire toutesfois entremeslée de quelque dommage. Les morts furent emportez et les despouilles par les nostres. Le Connestaljle, fort blessé, mourut trois jours après, âgé de soixante et dix-huit ans[7], neantmoins encore fort et robuste, lequel n’avoit jamais tourné la teste en combat où il se fust trouvé ; et fit cognoistre en cette occasion aux Parisiens et à ceux qui l’avoient voulu calomnier d’avoir plus porté de faveur à l’Admiral, cardinal de Chastillon et d’Andelot, ses neveux, qu’au service du Roy et de la religion catholique, qu’il estoit à tort accusé. Et combien qu’il fust grand et illustre, pour estre monté à tous les degrez d’honneurs et de charges que pouvoit souhaiter un tel seigneur, si est-ce que le comble de sa félicite fut de mourir, âgé de soixante et dix-huit ans, en une bataille, pour sa religion et pour la deffence de son roy, devant la plus belle et florissante ville du monde, qui estoit comme son pays et sa maison, ayant eu, après sa mort, des funérailles très-honorables et presque royales.

Plusieurs, après la bataille, debattoient à qui estoit demeurée la victoire, ce qui estoit malaisé de juger en cette guerre civile, à cause que les victorieux perdoient autant ou plus que les vaincus, comme j’ay dit ci-devant. Et pour cette cause les Romains ne vouloient pas decerner des triomphes à ceux qui estoient victorieux durant leurs guerres civiles. Toutesfois, si l’on veut débattre la victoire entre ennemis, c’est chose certaine que celuy est victorieux qui chasse son ennemy et demeure ferme au champ de bataille, maistre de la campagne, des morts et des despouilles, comme fut l’armée du Roy, encore qu’elle eust fait plus grande perte de gens et de son second chef ; comme il advint à un roy de Perse qui défit Léonidas et quatre mille Lacedemoniens, lesquels en tuerent deux fois autant. Mais comme le but de l’armée du Roy estoit de mettre Sa Majesté et la ville de Paris en liberté, et chasser les huguenots de Sainct-Denys, aussi en ce point avoit-elle encore cet avantage sur eux d’en estre venue à bout. Toutesfois, ils voulurent le lendemain faire une braverie, et retourner au lieu de la bataille, les tambours et trompettes sonnans, comme s’ils eussent voulu convier derechef l’armée du Roy de retourner au combat, laquelle ne pensoit pas que, s’estans retirez de la façon que nous avons dit, ils se deussent representer, et aussi il n’y avoit ny chef, ny lieu de sortir si-tost de la ville. Quoy voyans, les huguenots brûlerent le village de La Chapelle et quelques moulins, et approchèrent jusques aux fauxbourgs et barrières de Paris.

Cependant le comte d’Aremberg joignit le Roy, entra et fut bien reccu à Paris, et ses troupes logerent au Bourg-la-Reyne et au pont d’Antony. Il fit offre de son service au Roy, et tesmoigna avoir un extresme regret de ne s’estre pas trouvé à la bataille. Sa Majesté monta à cheval pour aller voir ses troupes qui estoient en bataille près dudit Antony, lesquelles furent trouvées très-belles et aussi bien montées et armées que gendarmerie qui eust long-temps esté aux Pays-Ras. Le Comte fut logé au logis de Villeroy pour estre plus près du Louvre, afin d’assister au conseil, estant au reste fort honorablement deffrayé de toutes choses.

Cependant les forces et la noblesse venoient de tous costez à Paris, où l’on prit nouvelle délibération d’attaquer derechef les huguenots, qui s’en allèrent le lendemain à Montereau-faut-Yonne, pour aller au devant de leurs reistres qui estoient sept mille, et six mille lanskenets, sous la charge et conduite du duc Jean Casimir.


CHAPITRE VIII.


Suppression de l’office de connestable. Le duc d’Anjou, frère du Roy, fait lieutenant general. Le duc d’Aumale envoyé contre les reistres avec le sieur de Tavannes. Le duc d’Anjou fait abandonner Montereau-faut-Yonne aux huguenots qui marchent pour joindre Casimir. Remarque du sieur de Castelnau touchant la personne de l’électeur Palatin, père de Casinnr. Occasion manquée de combattre les huguenots à Nostre-Dame de l’Espine. La Reyne tasche de faire la paix par l’entremise du mareschal de Montmorency. Bernardin Bochetel, evesque de Rennes, envoyé ambassadeur vers l’empereur et les princes d’Allemagne, pour faire voir les mauvais desseins des huguenots sur la France. L’électeur Palatin et Casimir, son fils, continuent d’appuyer le party huguenot. Leurs interests dans cette guerre. Le Roy veut aussi avoir des reistres à son service. Offres faites au prince de Condé. Le sieur de Castelnau maintient qu’un roy peut traiter avec ses sujets, et leur doit garder sa foy et sa parole.


Or, après la mort du Connestable, la Reyne, mère du Roy, estima que, pour avoir les armes et la puissance avec l’authorité entière, elle ne pouvoit mieux faire que tacitement supprimer ce grand estat de Connestable, qui luy estoit suspect ; et donna la charge de lieutenant general au duc d’Anjou, son second fils, qu’elle aimoit uniquement. Comme il en eut pris la possession, aussitost il se prépara pour suivre, avec toutes les forces de l’armée, les huguenots. Et parce que les nouvelles estoient que le duc Casimir s’avançoit fort, le duc d’Aumale fut envoyé à la frontière, où estoit le cardinal de Lorraine et tous les enfans de la maison de Guise, afin d’assembler les forces de Champagne et de Bourgogne pour empescher les reistres de se joindre avec les huguenots. Et fut fait commandement à Tavannes, lieutenant du Roy en Bourgogne, bon capitaine, et depuis fait mareschal de France, d’assister le duc d’Aumale de tout ce qu’il pourroit, comme il fit, pour luy estre, et à toute la maison de Guise, fort affectionné ; outre que le duc estoit gouverneur de Bourgogne, et commandoit en Champagne, en attendant la majorité de Henry de Lorraine, son neveu.

Cependant le duc d’Anjou, accompagné de tout le meilleur conseil que l’on pouvoit alors trouver en France, spécialement du duc de Nemours et du mareschal de Cossé, que la Reyne sa mere luy avoit baillé comme sa créature, avec beaucoup d’authorité près de luy et en l’armée à cause de sa charge, partit de Paris avec toute l’armée, qui s’augmentoit tous les jours, pour aller à Nemours rassembler encore quelques forces, et de là à Montereau, pour essayer d’y combattre les huguenots. Ce qui eust esté mal-aisé s’ils eussent voulu garder ce passage, qui n’estoit pas leur dessein, car ils tirèrent vers Sens, et quittèrent Montereau. Au mesme temps arrivèrent les troupes de Guyenne, conduites par Sainct-Cire, lesquelles marchoient vers la rivière de Seine, et y prirent les places de Pont-sur-Yonne, Bray et Nogent-sur-Seine, qui furent en partie rançonnées, en partie saccagées. De sorte que les huguenots, faisans leur retraite et chemin pour aller trouver leurs secours, abandonnèrent tous ces passages de la rivière de Seine, qui ne pouvoienl tenir contre une puissante armée, combien que la guerre civile en France eust rendu les hommes accoustumez et opiniastres à garder de fort mauvaises places.

Mais pour lors l’armée huguenotte n’avoit autre dessein que d’aller joindre le duc Casimir, second fils de l’électeur Palatin, du tout favorable à leur party, selon que j’ay cogneu en plusieurs affaires que j’ay traitées avec luy, et fort passionné en leur cause, toutefois si grand mesnager et avaricieux, qu’il ne les aidoit que de son affection et bonne volonté ; car de prester argent ou de respondre, il n’y vouloit aucunement entendre, ains, au contraire, faisoit faue destranges capitulations aux huguenots.

Or l’on vouloit sur toutes choses les attirer au combat avant qu’ils eussent joint leurs reistres, et s’en présenta une belle occasion à Nostre-Dame de l’Espine près de Chaalons en Champagne, où nostre armée les suivoit de fort près ; mais l’on faillit à la prendre par la négligence, comme l’on disoit, du mareschal de Cassé, qui ne fit pas monter à cheval pour les suivre, harassez comme ils estaient après avoir fait de grandes traités, et par de si mauvais chemins en la Champagne, qu’à la vérité ils n’en pouvoient plus et marchoient avec beaucoup de desordre, ayans tant de chevaux defferrez et de soldats nuds pieds, que dix des nostres, suivans trente des leurs, les tailloient en pieces ou prenoient prisonniers. Tant y a que, pour n’estre poursuivis, ils gagnèrent la Lorraine aux plus grandes journées qu’ils peurent. Et lors le duc d Anjou avec son armée alla sejourner à Vitry, et l’armée des huguenots à Senne pour joindre leurs reistres et lanskenets.

La Reyne, mère du Boy, vint trouver son fils à La Chaussée et à Vitry, pour voir quel moyen il y auroit ou de faire la guerre, ou traiter de quelque accord ; et amena avec elle le mareschal de Montmorency, qui n’avoit point porté les armes depuis la mort du Connestable son père, et sembloit qu’il estoii fort propre pour s’entremettre de quelque accord.

Le Roy envoya aussi Bernardin Rochetel, evesque de Rennes, en Allemagne, vers l’Empereur et les princes, pour leur remonstrer qu’il n’estoit point question en France du fait de la religion, qui estoit permise par tous les endroits du royaume ; maia que c’estoit pour l’Estat que le prince de Condé et ses confederez avoient pris les armes, le voulans oster à Sa Majesté et à ses freres, qui ne pensoient nullement à la guerre quand les confederez, sous prétexte de religion, se mirent en devoir de se saisir de sa personne, de la Reyne sa mere et des princes, seigneurs et conseillers qui estoient près d’eux, comme ils firent bien cognoistre les ayans assiegez dedans Paris, et donné une bataille aux portes d’icelle. Ce voyage de l’evesque de Rennes servit aucunement envers quelques princes d’Allemagne, pour leur donner plus mauvaise impression de l’ambition des huguenots, que celle qu’ils avoient auparavant conçue, pensans qu’ils n’avoient pris lis armes que pour la défense de leurs vies et religion. Mais envers l’electeur Palatin, cela ne pouvoit plus servir, d’autant que luy et son fils Casimir estoient embarquez en ce party, encore qu’auparavant il fust et les siens tenus et obligez à la couronne de France, de laquelle il estoit pensionnaire, et son fils Casimir nourry à la cour du roy Henry ii. L’on fit une deffense aux estats de l’Empire qu’aucun prince n’eust à lever armée sans licence des Estats ; mais cela estoit une apparence, qui ne servoit d’autre chose envers les princes huguenots, que d’accorder au comte Palatin tacitement tout ce que luy et le duc Casimir son fils faisoient pour le secours des huguenots, qui esperoient bien que, quelque chose qui advint de la paix ou de la guerre, le Roy payeroit l’armée de Casimir ; comme il advint, et dont je fis l’accord et la capitulation, comme je parleray cy-après. Et en cet endroit je diray en passant que les reistres ne sont autres que chevaux de louage qui veulent avoir argent et des arrhes, et de bons respondans de leurs monstres avant que monter à cheval, encore que le duc Casimir, qui avoit esté persuadé que, s’il estoit victorieux, il auroit tel payement qu’il voudroit, et, s’il estoit vaincu, il n’en auroit que faire, ne se fit pas trop tenir.

Neantmoins le Roy, voyant les huguenots fonder tout leur appuy sur la venue de leurs reistres, delibera aussi d’en avoir quelques-uns, en attendant que Sa Majesté fist plus grandes levées sous un prince d’Allemagne, qui a tousjours plus de pouvoir et authorité que des colonels particuliers.

Cependant l’on renvoya offrir au prince de Condé et à ses confederez l’edict de pacification fait à Orléans, s’il vouloit poser les armes, lequel seroit publié en tous les parlemens ; mais ils ne s’y vouloient point fier. Car les ministres preschoient en public qu’il n’y avoit en cela autre caution que des paroles et du parchemin, qui n’avoient servi qu’à les penser attraper, pour leur oster la vie et la religion, afin d’acquiescer à la passion de ceux de Guise.

D’autre part l’on faisoit entendre au Roy qu’il n’est jamais honorable au prince souverain de capituler avec son sujet. En quoy il estoit mal conseillé ; car nécessité force la loy, et vaut beaucoup mieux plier que rompre en matière d’Estat, et s’accommoder au temps pour avoir la paix que d’en venir à une guerre civile, qui peut mille fois davantage diminuer l’authorité et puissance du souverain, qu’un traité fait avec son sujet, quand mesme il ne seroit né prince du sang. Et est tousjours bon de chercher le remède aux périlleux accidens par les voyes d’un accord honorable. Ne voit-on pas les roys et les princes tous les jours contracter avec leurs moindres sujets, leur obliger la foy et les biens ? chose que le sujet et vassal ne feroit jamais, s’il estoit illicite de contracter avec son roy et seigneur, et s’il ne luy gardoit la foy, comme l’on disoit qu’il n’y estoit pas tenu : opinion fort pernicieuse ; car les roys, d’autant plus qu’ils sont élevez par-dessus les autres hommes, d’autant plus aussi doivent-ils tenir leur parole et leur foy, le plus asseuré fondement de la societé humaine, et sans laquelle l’on ne pourroit jamais trouver de fin asseurée aux guerres civiles et estrangeres. L’edict d’Orleans n’avoit-il pas mesme servy près de quatre ans pour nous tenir en paix ? aussi avoit-il esté publié es parlemens, à la requeste des procureurs du Roy, et n’y avoit en cela autre seureté que la foy et parole de Sa Majesté, laquelle n’a point esté violée de son costé. Car les huguenots, sur une opinion vray-semblable ou imaginaire que je laisse à chacun libre de juger, eurent recours aux armes, et se portèrent les premiers à l’offensive, au lieu qu’ils devoient prendre asseurance en la foy du Roy, qui estoit le moyen de l’obliger davantage envers eux ; ou, s’ils ne vouloient du tout s’y fier, ils pouvoient se tenir sur leurs gardes sans commencer aucuns actes d’hostilité.


CHAPITRE IX.


Les huguenots joignent leurs reistres. Le sieur de Caslelnau envoyé par le Roy en Champagne vers ceux de la maison de Guise pour les porter à combattre les reistres, ce qu’ils refusent. Progrès des huguenots en Bourgogne, Provence, Dauphiné et Languedoc. Prise de Blois pur le sieur de Mouvans. La foy violée dans les deux partis. Chartres assiégé par les huguenots. Le sieur de Castelnau de Mauvissière envoyé demander secours pour le Roy au duc Jean Guillaume de Saxe, qui amené cinq mille chevaux.


Or en ces extremitez, pour tirer quelques fruits des allées et venues qui se faisoient en l’armée des huguenots, l’on leur fit proposer de faire arrester leurs reistres, et que le Roy feroit de mesme envers les siens qu’il joindroit bien-tost à Pont à Mousson. Mais tout cela ne servoit de rien, car ils ne vouloient pas perdre une heure de temps pour aller joindre le secours des leurs, comme ils firent, sans que le duc d’Aumale, le cardinal de Lorraine et tous ceux de Guise, qui avoient ramassé les forces de Champagne et de Bourgogne, et tous leurs amis et serviteurs, les pussent empescher dont ils donnèrent advis au duc d’Anjou qui estoit à Vitry.

[1568] Incontinent, Sa Majesté m’envoya devers eux regarder s’il y avoit moyen de les combattre, qu’il leur envoiroit trois mille chevaux et le comte d’Aremberg. Surquoy les sieurs d’Aumale, de Guise et le cardinal de Lorraine s’assemblèrent pour me faire response, laquelle me fut faite par Tavannes, duquel ils prenoient entièrement le conseil : qui est que, si l’on eust fait cet offre auparavant que le duc Casimir se fust joint avec les huguenots, et eust fait la monstre et reçu argent, qu’ils avoient tiré et emprunté jusques ès-bourse des laquais, avec trois mille chevaux et les troupes du comte d’Aremberg, l’on eust pu faire quelque chose ; mais que pour lors il falloit prendre autre délibération, qui estoit de partir eux-mesmes avec ce qu’ils avoient de forces pour aller joindre le duc, et envoyer en Adlemagne, Italie Espagne et de tous costez vers les amis du Roy pour demander aide et secours, et n’y espargner rien.

Estant de retour avec cette response, il fut résolu d’aller à Troyes, et y mener l’armée du Roy pour avoir commodité de vivres, et la tenir forte contre les huguenots, qui avoient toutes leurs forces, ce qui fut fait. Et à l’instant l’armée huguenotte s’achemina en Bourgogne pour y vivre plus commodément que par la Champagne, que nous avions mangée ; et prit, força et saccagea Mussi, Crevant et autres villes, desquelles les pauvres habitans furent entièrement rumez. Cependant les autres provinces du royaume n’estoient pas exemptes des maux et calamitez de cette guerre civile ; car en Provence les huguenots prirent la ville de Cisteron, et se fit en cette province une guerre cruelle, mesme de Sommerive, fils du comte de Tende, catholique, contre son père, huguenot, et gouverneur du pays. Les huguenots du Dauphiné prirent aussi les armes sous la conduite de Montbrun, et ceux du bas Languedoc sous d’Acier, frère de Crussol, duc d’Uzès, et se saisirent de Nismes et Montpellier ; ceux du haut Languedoc, Rouergue et Quercy, sous les vicomtes et autres chefs, et huguenots du pays ; ceux d’Auvergne et de Bourbonnois, sous Ponsenac, qui fut défait et mis en déroute, et la pluspart de ses troupes. En cette sorte, si les huguenots avoient de l’avantage en un lieu, les catholiques l’emportoient en un autre, et la pluspart des villes prises par les uns estoient reprises par les autres, comme furent Mascon et Cisteron. Et ce qui restoit du pillage des huguenots estoit repillé par les catholiques, qui tenoient la campagne en Forest et Poictou, sous Montluc et Lude.

Mouvans, l’un des principaux chefs des huguenots de Provence, Dauphiné et Auvergne, defit les compagnies de Sainct-Aray, et mena ses troupes jusques à Orleans pour asseurer la ville, qui estoit menacée ; puis alla prendre la ville de Blois après l’avoir battue, et capitulé avec le gouverneur et les habitans, ausquels la foy ne fut pas gardée, disant que les catholiques faisoient gloire de ne tenir promesse aux huguenots. De sorte que, de tous les deux costez, l’on violoit le droit des gens sans aucune honte. Les morts n’estoient pas mesme exempts de ces licences trop inhumaines ; car, entre les autres, le corps de feu Ponsenac fut déterré[8], auquel l’on donna mille coups par la malveillance de quelques catholiques, tant l'appetit de vengeance dominoit la pluspart des esprits forcenez des François, animez au carnage les uns contre les autres, qui par telle furie preparoient un beau chemin et entrée aux estrangers pour se faire seigneurs de la France.

Ce que voyant le Roy, la Reyne sa mere, et son conseil, et que les huguenots avec le duc Casimir marchoient dedans le royaume, envoyerent quérir le duc d’Anjou avec l’armée pour se venir loger à Paris et es environs, comme elle fit. Cependant les huguenots s’en allèrent à Chartres qu’ils assiegerent. Je fus à l’instant et en diligence envoyé en Allemagne quérir le duc Jean Guillaume de Saxe[9], lequel avoit esté au service du roy Henry second avec quatre mille chevaux, lors que nous avions la guerre avec le roy d’Espagne, et que la paix fut faite au Chasteau Cambresis, avec les mariages et alliances d’Elizabeth, sœur du Roy, et de Marguerite de France, avec le roy d’Espagne et Philibert, duc de Savoye. Le duc de Saxe avoit envoyé offrir son service à la Reyne mere du Roy, pour maintenir les enfans du feu roy Henry contre ses ennemis et mauvais sujets, la suppliant de luy donner le portrait d’elle, du feu Roy et de tous ses enfans : chose qui luy avoit esté promise de long-temps, et qu’il desiroit tousjours ; dont la Reyne ayant souvenance, qui ne meprisoit jamais aucun moyen qui luy pust servir pour le bien et deffense de l’Estat, luy voulut envoyer par moy, avec la commission que j’avois, les portraits qu’elle avoit de long-temps fort bien faits, en des tablettes grandement enrichies de pierreries, lesquelles valloient plus de huit mille escus.

Ce présent fut fort agréable au duc Jean Guillaume, lequel mit a part toutes autres considérations et affaires, pour se preparer d’aller servir Leurs Majestez, et d’assembler en grande diligence cinq mille chevaux reistres, sous les colonels et capitaines qui luy estoient affectionnez, et qu’il avoit auparavant retenus. Et ne perdit pas un seul jour, tant pour les assembler que pour les faire marcher, et passer le Rhin en moins de vingt-sept jours. De sorte qu’en cinq semaines je l’amenay à Rethel, où fut choisi le lieu pour la monstre, usant d’une si grande police en venant trouver le Roy, qu’il ne se faisoit aucun dommage là où il passoit.


CHAPITRE X.


Arrivée du sieur de Castelnau Mauvissiere avec le secours. Il est mal reconnu de son service, parce qu’on avoit changé d’advis et qu’on inclinoit à la paix. On le renvoye vers le duc de Saxe pour le remercier de son service et le congedier. Raisons données au duc par le sieur de Castelnau. Le duc se plaint du Roy. Ses raisons et ses sentimens. Le sieur de Castelnau l’appaise et le conduit à la Cour.


J’advertissois Leurs Majestez deux fois la semaine de nostre chemin et de nos journées, lesquelles. arrivant à Rethel, me mandèrent que l’argent partoit de Paris avec les tresoriers et controlleurs pour faire la monstre ; mais, avant qu’ils fussent là, que j’eusse à prendre la poste pour les venir trouver au plustost qu’il me seroit possible à Paris, afin de leur rendre compte moy-mesme de mon voyage, outre quelqu’autre particulier commandement qu’ils me vouloient donner.

Sur quoy estant party et arrivé à Paris, incontinent que Leurs Majestez me virent, comme elles m’avoient dit, lors que je fus despesché pour effectuer cette commission, que ce seroit le plus grand et notable service que je leur pourrois jamais faire, et à la couronne, d’amener en diligence cette armée de reistres, aussi nie dirent-elles lors que je m’estois trop hasté, d’autant que tous les plus sages du royaume avoient conseillé, avec la nécessité du temps, de faire la paix ; autrement que l’Estat estoit perdu ou, pour le moins fort esbranlé par le grand nombre d’estrangers qui estoient en France, laquelle estoit entierement ruinée, et les peuples desesperez.

Davantage, que Chartres estoit assiegée de l’armée des huguenots, et en telle necessité, que les premières nouvelles qu’on en attendoit, ce seroit la prise. Que de là à Paris il n’y avoit que bien peu de chemin, où Leurs Majestez se contentoient d’avoir donné la bataille de Sainct-Denys, en laquelle estoient seulement des François ; mais que d’y avoir tant de reistres et estrangers les plus forts, cela estoit trop hasardeux. Quoy voyant le Roy, estoit resolu de traiter la paix avec les huguenots, et pour cet effet avoit desjà asseurance du prince de Condé et de l’Admiral, qui ne demandoient autre chose ; aussi commençoient-ils d’estre bien las de leurs reistres.

Avec toutes ces raisons et plusieurs autres grandes considérations, ils me dirent qu’il me falloit aller faire un autre service à Leurs Majestez, qui estoit de retourner en diligence vers Jean Guillaume de Saxe, tant pour luy dire qu’il estoit le bien-venu, que pour le remercier de la peine qu’il avoit prise de s’acheminer avec de si belles troupes pour servir à un roy qui luy demeureroit à jamais obligé, avec telle reconnoissance qu’il en auroit contentement. Que plus de dix jours avant que l’on eust nouvelle de sa venue et entrée en France, Leurs Majestez avoient esté conseillées, pour le bien et conservation de l’Estat, de faire accord avec le prince de Condé, chef des huguenots, qui ne demandoient que l’exercice de leur religion, asseurance de leurs vies, obeyr et faire service au Roy en toutes choses et poser les armes. Que l’on estoit desjà si avant en ce traité, qu’il n’estoit possible de s’en retirer.

Voilà sommairement ce qui m’estoit commandé de dire au duc Jean Guillaume, et le persuader de trouver bonne la paix, qu’il devroit plus conseiller que la guerre, dont les evenemens sont tousjours perilleux et incertains. Au surplus, que pour le regard de ses troupes levées pour quatre mois, elles en seroient entièrement payées, et avois l’argent contant pour la première monstre, laquelle faite, Leurs Majestez le prioient bien fort de s’en venir les voir avec tels de ses colonels, capitaines, chefs et autres qu’il luy plairoit, où ils seroient bien-venus et honorez, comme j’avois, s’il luy plaisoit, la charge de les conduire à Paris. Que pour son armée, Leurs Majestez le prioient trouver bon de prendre le costé de la Picardie à la main droite, pour y vivre plus commodément, jusques à ce que la paix fust establie, et que luy-mesme eust veu et cognu le besoin qu’il y en avoit, et que les troupes auroient des commissaires des vivres pour leur faire bailler tout ce qui seroit necessaire. Estant retourné vers le duc Jean Guillaume, et luy ayant fait entendre ce que dessus, il fit appeller tous ses colonels et capitaines, et se mit en grande colère, disant qu’il se plaignoit grandement du Roy, et en particulier de moy, de luy avoir apporté cette nouvelle, qui seroit aussi desagreable à ses reistres qu’à luy, pour les avoir amenez en esperance de faire un bon service au Roy et les faire combattre contre ses ennemis, avec bonne intention de luy remettre et asseurer sa couronne. Que c’estoit lui faire un deshonneur de l’avoir amené si avant dedans la France, à la foule du pauvre peuple, sans le delivrer de l’oppression des huguenots que le Roy craignoit par trop, et ne les avoit pas chastiez comme maistre, mais leur avoit accordé toutes choses comme compagnon. Que pour le regard du duc Jean Casimir, son beau-frère, encore qu’il eust espousé sa sœur, fille de l’électeur Palatin, il avoit bonne espérance que, s’ils se fussent rencontrez au combat, il luy eust fait cognoistre qu’il estoit bien plus juste de combattre pour la bonne cause du Roy, que pour la mauvaise de ses sujets. Qu’il craignoit de retourner en Allemagne, où l’on se mocqueroit de luy d’estre venu en France pour n’y faire autre chose ; et me monstra beaucoup de mecontentement, ou sur les répliques que je luy fis et la priere de venir voir le Roy, qui le rendroit très-content, et desiroit prendre conseil de luy en ses plus grandes affaires.

Il s’accorda à la fin à tout ce que je luy proposay, et aussi-tost qu’il auroit fait la monstre, de faire prendre à ses troupes le chemin de Picardie, et luy de s’en venir à la Cour, où il fut fort bien receu, traité, caressé et deffrayé de toutes choses, avec mille remerciemens de sa peine. L’on luy communiqua la necessité de faire la paix, et prit-on son opinion mesme sur la grande quantité d’estrangers qui estoient en France ; en quoy toutesfois l’on lui monstra de n’avoir aucune deffiance de ses troupes, ains au contraire d’estre tout asseuré de sa foy, encore que l’on eust au conseil une merveilleuse deffiance des ducs Casimir et Jean Guillaume, beaux-frères, tous deux allemands et puisnez de leurs maisons, pauvres et grandement armez pour entreprendre contre l’Estat, comme ils en avoient beau jeu par nos divisions, bien qu’ils ne s’accordassent pour rendre les huguenots plus forts que les catholiques. Aussi la religion de ces deux estoit différente (encore qu’ils s’appellent tous protestans) ; car le duc Jean Guillaume estoit de la confession d’Ausbourg, et le duc Jean Casimir de celle de Calvin et de Beze, où la difference n’est guère moindre qu’entre les catholiques et les huguenots.


CHAPITRE XI.


Paix faite avec les huguenots. Raisons des huguenots pour la souhaiter, quoyque douteuse. Le Roy s’oblige par le traité de satisfaire Casimir. Loüange du sieur de Morvillier. Le sieur de Castelnau Mauvissiere employé pour le traité et pour mettre les reistres hors du royaume, et en mesme temps deputé vers le duc d’Alve pour le remercier de son assistance. Le duc fasché de la paix. Grandes difficultez pour traiter avec Casimir, qui veut rentrer en France et venir vers Paris. Le Roy conseillé de le faire combattre, et de rappeller pour cet effet le duc Jean Guillaume de Saxe, son beau-frère, qui s’offre de servir contre luy. Le sieur de Castelnau Mauvissiere, commissaire du Roy, menace les reistres et le duc Casimir, qui luy donnent des gardes et le retiennent. Enfin il les oblige de traiter, et les met hors de France. Le Roy, pour recognoistre les grands services du sieur de Castelnau, luy donne le gouvernement de Sainct-Disier, qui depuis luy fut osté sans recompense.


À la fin l’on conclut la paix avec le prince de Condé, l’Admiral et autres seigneurs leurs associez. Ce qui n’estoit pas malaisé, car l’on accordoit tout ce qu’ils demandoient, et beaucoup plus qu’ils n’avoient esperé ; hormis un article, que, pour soulager le pauvre peuple, ils se desarmeroient incontinent, et rendroient les villes et places fortes, avec deffenses de plus faire associations ny levées d’hommes, ny de deniers pour l’avenir ; et toutes choses passées seroient oubliées et abolies. Aucuns jugeoient bien que la paix ne dureroit pas longuement, et que le Roy, ayant les villes en sa puissance, et les huguenots desarmez, ne pourroit endurer ce que par contraincte il leur avoit accordé de peur de perdre l’Estat.

Les huguenots, d’autre part, estoient fort las de la guerre, tant pour le peu de moyens qu’ils avoient de supporter une telle despence en cette guerre, que pour autres considerations ; car le Roy, se resolvant de mettre toutes choses à l’extrémité, les eust peu ruiner à la longue, parce que Sa Majesté n’eust manqué de secours du Pape, du roy d’Espagne, et des princes catholiques, qui eussent esté bien aises de maintenir la guerre en France. Ce qui les fit en partie resoudre de recevoir plustost une paix douteuse, que tirer avec leur ruine celle de tout le royaume, qui estoit inevitable, où ils eussent eu la plus petite part, comme auront tous ceux qui appelleront les estrangers à leurs secours, sous quelque pretexte que ce soit, de religion ou autre remuement d’Estat. Neantmoins, si les huguenots, recherchez de la paix, au lieu qu’ils la devoient demander les premiers, eussent insisté de garder un an, pour leur seureté, la pluspart des villes et forteresses qu’ils avoient occupées, l’on les leur eust laissées pour gage de ce que l’on leur promettoit. Et est croyable que la guerre n’eust pas si-tost recommencé, comme elle a fait quatre mois après, les estrangers estant à peine hors du royaume.

Aussi estoit-ce la difficulté de trouver de l’argent pour les payer ; car le Roy, par le traicté de la paix, prenoit la charge entiere de contenter le duc Casimir, et entroit en la capitulation que le prince de Condé avoit faite avec luy, laquelle portoit de rudes conditions, outre les buchetallons ordinaires, c’est-à-dire les capitulations que font les reistres sur l’ordre ancien de servir à un prince, mesme contre le Sainct Empire, en la défensive, et autres clauses portées par icelles. En quoy celles qu’ils avoient faites avec les huguenots estoient très-desavantageuses ; et y avoit un article en celle du duc Casimir, qui portoit qu’outre le service des quatre mois, comptant celui du retour, s’ils rentroient seulement un jour ou plusieurs dedans le cinq et sixiesme mois, ils en seroient payez entierement, comme s’ils l’avoient servi du tout.

Donc pour le fait des reistres, les deputez, qui estoient le mareschal de Montmorency et Morvillier, le premier conseiller d’Estat pour la robe longue qui fut et aye esté de long-temps en ce royaume, accorderent, pour le regard de Casimir, de ses reistres et lanskenets, que le Roy entreroit de point en point en leur capitulation, comme si Sa Majesté les avoit fait lever pour son service et par ses commissaires, et qu’elle deputeroit un gentil-homme pour aller trouver Casimir, tant pour le faire payer que pour luy faire fournir vivres, et accorder avec luy de toutes choses, au plustost et à la moindre foule des sujets que faire se pourroit.

Je fus choisi et envoyé pour cet effect avec ample commission et pouvoir de tout ce que dessus. Neantmoins Leurs Majestez, auparavant que je partisse pour ce voyage, m’envoyèrent remercier le duc d’Alve de son secours, cependant que l’on faisoit les despesches et commissions pour le duc Casimir. Ce remerciement, que je fis au duc, le rendit fort estonné de voir que la paix estoit conclue en France, où toutes les plus fortes raisons que j’eus pour le persuader que le Roy ne pouvoit faire autrement, estoient qu’il n’y avoit homme en France, de quelque qualité qu’il fust, qui n’eust demandé et conseillé la paix, jusques au duc de Montpensier, Chavigny et Hugonis, qui estoient les plus violens à la guerre ; ce qui rendit le duc d’Avle si estonné, qu’il fit cognoistre n’avoir pas plaisir de nous voir d’accord.

Je ne demeuray que huict jours en ce voyage, d’où estant retourné, l’on me despescha aussi-tost vers Casimir et ses troupes, qui commençoient à tourner la teste vers l’Auxerrois : l’on me dit que je le trouverois disposé de s’acheminer à la frontiere pour se retirer en Allemagne. Mais la première difficulté fut que je n’avois porté l’argent que l’on m’avoit asseuré à la Cour devoir estre six jours après moy ; mais il n’y arriva pas de cinq semaines après, durant lesquelles ils achevèrent les trois mois de service et celuy de retour, et entrèrent dedans un cinquiesme quatre ou cinq jours, duquel ils vouloient estre payez entierement, selon leur capitulation. Je voulus accorder avec Casimir, jusques à luy faire un present de douze ou quinze mille escus ; mais il ne vouloit entrer en aucun accord, sçachant bien que ses reistres et lanskenets voudroient avoir le mois entier puisqu’il estoit commencé, et que, si je ne le faisois promptement payer, et accorder les autres articles, le sixiesme mois commenceroit, qu’il faudroit aussi payer ; dequoy, après de grandes disputes, sans qu’aucune raison y pust servir, je donnay advis au Roy. Mais l’on me manda de la Cour qu’il estoit impossible de trouver si promptement de l’argent, à quoy neantmoins l’on travailloit sans aucune intermission. Que pour le regard des autres articles, j’en accordasse ; mais pour payer le cinquiesme mois où ils estoient entrez, ny moins le sixiesme, quand bien ils y entreroient, le Roy ne le pouvoit faire ; que pour un present de douze ou quinze mille escus à Jean Casimir, puisque je l'avois offert, je n’en serois pas dedit. Que l’on essayeroit de m’envoyer cette somme, avec trois ou quatre cens mille escus, s’il estoit possible, lesquels on cherchoit de tous costez. Que pour le reste, je prisse quelque terme de le payer aux foires de Francfort, où il seroit satisfait selon que je l’avois promis ; ce qui seroit aussi-tost ratifié par le Roy que je luy en aurois donné advis : qui fut une autre difficulté, laquelle nous menoit tellement à la longue, qu’au lieu de s’advancer vers les frontières d’Allemagne, le duc Casimir me fit faire des protestations qu’il estoit contrainct par ses colonels et reitmaistres de retourner vers Paris, ou aller chercher l’Admiral ou le prince de Condé, dont ils disoient tous les maux du monde. Ces difficultez et accidens nouveaux estonnoient fort la Cour, et que je ne les avois encore pu acheminer plus avant que la Bourgogne, d’où ils vouloient retourner.

Surquoy aucuns de la Cour, et, comme l’on disoit, le cardinal de Lorraine, tous ceux de Guise et leurs partisans, prirent occasion de remonstrer au Roy qu’il ne devoit point endurer cette bravade de Casimir, attendu qu’il estoit separé d’avec les huguenots, qui avoient rompu leur armée, tous escartez et retirez en leurs maisons. D’autre part, que les forces du Roy estoient encore pour la pluspart ensemble, mesmement la gendarmerie, les Suisses et le regiment du comte de Brissac, qui estoit ordonné d’aller en Piedmont.

Qu’il falloit envoyer vers le duc Jean Guillaume de Saxe, qui avoit tant fait de plaintes de l’avoir fait venir et s’en retourner sans combattre, et sçavoir de luy s’il voudroit marcher vers le duc Casimir, son beau-frere, qui vouloit ruiner la France, sans se contenter de la raison que l’on luy offroit en toutes choses ; et que là-dessus il me falloit faire une despesche pour tenter avec Casimir les derniers remedes pour le faire sortir par la voye de douceur ; et au cas qu’il ne s’en voulust contenter, luy déclarer que le Roy seroit contrainct d’user de la force qu’il avoit encore en main, pour descharger ses sujets de l’oppression et de la foule qu’ils recevoient de luy et de ses troupes ; et que, par mesme moyen, je donnasse tous les jours advis à Leurs Majestez de nos journées et deportemens, et d’un lieu advantageux pour le combattre, si besoin estoit. Qu’aussi-tost que l’on auroit ma response et celle de Jean Guillaume de Saxe, l’on feroit marcher les forces en diligence au lieu que je manderois, bien que la Reyne ne vinst à cette extremité qu’à son grand regret ; mais que Dieu et tout le monde seroit juge de la rigueur dont vouloit user Casimir et ses troupes, qui ne vouloient pas sortir de France ; et autres raisons portées par la despesche, que j’avois à peine leue que l’on me manda par un autre courrier en diligence, que le duc Jean Guillaume de Saxe avoit escrit à Leurs Majestez qu’il louoit Dieu que l’occasion se presentast, pendant qu’il avoit les forces en main, de s’employer à leur faire quelque bon service, et qu’il estoit prest, à l’heure mesme, de tourner teste vers le duc Casimir, son beau-frère, puis qu’il se monstroit si opiniastre et difficile à sortir hors du royaume. Ce qui estoit interprèté de quelques-uns de la Cour en bien, et des autres en mal, disans que les deux beaux-freres se pourroient accorder au lieu de se battre. Ce que, pour mon regard, je n’eusse pu croire, mais bien que l’un et l’autre, qui avoient affaire de toutes leurs pièces, n’eussent pas esté marris de gagner tousjours la solde de plusieurs mois. Et quand bien l’on viendroit à l’extremité, c’estoit le moyen de recommencer la guerre en France, où personne ne pouvoit gagner que les estrangers. La conclusion de cette despesche, composée de diverses opinions, fut que je fisse ce que je pourrois, par la voye de la douceur, avec le duc Casimir et ses troupes, pour les faire sortir du royaume ; mais que je n’obmisse rien pour luy protester que, s’il faisoit autrement, les forces du Roy tourneroient la teste vers luy, et le duc Jean Guillaume de Saxe, son beau-frere, le premier, au grand regret de Sa Majesté. Mais nonobstant toutes ces remonstrances il vouloit avoir son compte, et faisoit jouer la farce par ses colonels et reitmaistres, qui se bailloient la capitulation l’un à l’autre, à laquelle ils se vouloient entierement tenir, protestans contre moy de tout le mal qui en adviendroit.

Par ainsi je fus obligé de venir à l’extremité des menaces et de la contrainte qu’ils donneroient au Roy et à tous les François de les mettre dehors. Ce qui les mit en telle colère, que, deux jours après, il ne fut possible de leur parler. Et sur ce, ils firent mine de monter à cheval pour retourner vers Paris, et prenans une opinion que je me voulois retirer, mirent devant et derrière mon logis une compagnie de lanskenets en garde, sans vouloir laisser entrer ny sortir personne. Dequoy voyans que je ne me donnois aucune peine, sinon que je manday au duc Casimir que je serois bien aise de sçavoir si j’estois prisonnier, et s’il avoit déclaré la guerre au Roy mon maistre, violant en mon endroit la loy des gens, ils tinrent un grand conseil pour me respondre, et à la fin ils deputerent le colonel Tik Chombert[10], l’un des plus violens, avec un nommé Lanchade, pour me visiter et dire que cette garde m’avoit esté envoyée pour autre occasion que pour ma seureté, et pour garder que les reistres mutinez (parce que je les avois menacés des forces du Roy) ne me fissent un mauvais tour, et autres paroles plus tendantes à fin d’accord que toutes les precedentes ; aussi que j’avois mandé à Langres et es villes voisines, de ne leur bailler aucuns vivres, mesme pour argent, sans mon ordonnance, et de retirer tous ceux qu’ils pourroient du plat pays. Et me mirent sur ce propos de leur faire donner des vivres, ce que je leur dis n’estre en mon pouvoir, parce que les villes, la noblesse et tout le pays se plaignoient de moy, de les retenir si longuement, à la foule et entiere ruine des peuples ; et que, s’il leur en arrivoit du mal et de la nécessité, ils ne s’en prissent qu’à eux-mesmes.

Ils retournerent faire leur rapport au conseil ; et le soir le duc Casimir me pria de nous aller promener ensemble pour parler de ces affaires, comme nous fismes plus de trois heures, sans rien avancer. Mais le lendemain nous commençasmes à parler plus ouvertement, où Casimir me fit de belles protestations que le fait ne dependoit pas de luy ; que je fisse avec ses reistres, et qu’il quitteroit sa part. Mais il estoit question de deux mois, qui montoient à près de deux cens mille escus, lesquels n’avoient esté employez que pour temporiser et ruiner le peuple. Or enfin, laissant à dire tous les particuliers discours que j’eus avec le duc, moyennant un present de quinze mille escus, que je promis luy donner outre ses monstres, je composay avec ses reistres à une monstre pour le cinq et sixiesme mois où ils estoient entrez, au paiement de laquelle je m’obligeai de faire fournir l’argent deux mois après à Francfort.

Et ainsi, avec bien de la peine, je mis ces estrangers hors du royaume, au bien et soulagement d’iceluy, et au contentement de Leurs Majestez, lesquelles ayant esté retrouver pour leur rendre compte de mon voyage, elles me firent beaucoup de belles promesses, et, peu de jours après, me donnèrent le gouvernement de Sainct-Disier, lequel depuis, pendant mon séjour de dix ans que j’ay esté ambassadeur en Angleterre, m’a esté osté pour le bailler au duc de Guise, comme il l’avoit demandé pour une des villes d’asseurance ainsi que je diray cy-après[11], sans en avoir eu aucune recompense.


SUPPLÉMENT DU CHAPITRE XI.

par l’éditeur.


Le chancelier de L’Hôpital fut celui des ministres qui contribua le plus à la paix. Il publia un petit ouvrage intitulé : Discours des raisons et persuasions de la paix en l’an 1568. Cette production est remarquable, soit parce qu’elle peint très-bien l’état de la France à cette époque, soit parce qu’elle donne une idée fort juste des théories du chancelier. Nous en citerons les passages les plus curieux.

L’Hôpital remarque d’abord que les protestans sont parfaitement unis, tant par la conformité des sentimens et des principes, que par le danger qui les menace : « Au contraire, observe-t-il, le camp du Roy est divisé en querelles, envies et emulations : l’ambition y est debordée ; l’avarice y domine ; chascun y veut tenir rang ; la discipline corrompue et la licence demesurée ; les volontés mal unies, et les contentions fort différentes. La pluspart desirent la paix ; les autres ont leurs enfans, freres et parens de contraire bande ; autres y sont par acquit ; plusieurs à regret, plusieurs avec scrupule de conscience, craignans de nuire à l’advancement et progrès de leur religion ; autres y sont pour butiner ; bref il est composé de pieces rapportées ; plusieurs se sont jà debandés, et tous en general sont lassés et ennuyés du long traict de temps qu’ils ont esté inutilement en campagne ; dont, jusques au bas peuple, chascun murmure, entrant en mescontentement, soupçons et insinuations estranges, selon que les humeurs d’un chascun, et l’infidelité du temps en fournit la matiere ; joint que l’inquietude et l’impatience est naturelle à ceste nation, si elle n’est vivement reprimée par telles barres que nous avons veu retenir les autres. »

Les zélés catholiques prétendoient qu’il falloit en venir à une bataille décisive, et que, s’ils étoient vainqueurs, le parti protestant seroit abattu pour jamais. « Cela seroit trop vray, leur répond L’Hôpital, s’ils y mouroient tous ; mais c’est plustost souhaiter que discourir : nous ne sommes plus au temps qu’on assignoit jour et champ de bataille pour combattre obstinément jusques à l’entière destruction de l’une des parties : ce siecle est aussi ingénieux et soigneux de pourvoir à la retraite, que les anciens estoient à vaillamment combattre. La perte de trois, quatre, cinq et six mille hommes les affoiblira, mais ce n’est pas les effacer ; la fureur ne sera que plus enflammée, la discipline plus exacte, toutes choses mieux considerées de l’autre costé, et moins observées de la part du vainqueur, estant l’insolence coustumière compagne de la victoire ; ils ont des villes pour eux retirer, rafraischir et rassembler à nous nuire à couvert : bref ce sera à recommencer. »

Le chancelier accorde, pour un moment, que les vœux des catholiques seront pleinement exaucés, qu’on exterminera les protestans, et que leurs biens seront confisqués. « Si est-ce, ajoute-t-il, que les enfans et successeurs, pour leur innocence, seront espargnés : ils croistront avec une extresme felonnie et rage, sachans et sentans la cruauté exercée envers leurs pères, et voyans leurs biens usurpez et ravis iniquement, comme ils penseront. Le désir de vengeance et du recouvrement de leurs biens les fera rallier et reprendre nouvelle intelligence ; de sorte qu’au lieu d’ensevelir le mal et la dissention civile, ce seroit la nourrir plustost et forger une hydre espouvantable. Cela ne seroit à craindre en une petite faction ; mais on n’a jamais vu une grande conjuration esteinte et reprimée à force d’armes, que les cendres des morts ou bannis n’aient souvent rallumé un grand feu. »

Il fait sentir à Charles IX que les chefs des catholiques ont les prétentions les plus inquiétantes ; et l’on voit qu’il préféreroit au triomphe des Guise tous les inconvéniens qui pourroient résulter du progrès des doctrines nouvelles. « Que seroit-ce, dit-il, si le Roy, par leur moyen, avoit obtenu pleine victoire, puisque, n’ayant encore faict que ruiner son peuple, ils entonnent si haut ? C’est l’un des plus grands maux qui puissent arriver à un prince, de se rendre si très fort obligé à quelqu’un ou plusieurs, qu’il semble tenir d’eux en partie son Estat : les exemples en sont assez frequens, dont le récit ne pourroit estre que très odieux. Certainement la longueur de la guerre servira à eslever et agrandir certains hommes, leur donnera credit, faveur et authorité envers le peuple, nom et bruit envers les estrangers, et licence envers leur prince, chose très-perilleuse en un Estat, et vraye semence d’autres fureurs civiles, et mesmes attendu l’aage du Roy et de messeigneurs ses freres. Quel ordre donc ? À la vérité, nous sommes bien malades, puisque ny la guerre ny la paix ne nous est propre, et que nous ne pouvons porter ny le mal ny le remède. »

L’Hôpital ne voit de salut pour la France que dans un traité avec les protestans, et il termine son discours par cette touchante exhortation : « Que le Roy use de clémence, il eprouvera celle de Dieu ; que le Roy ne tienne point son cœur, et Dieu luy ouvrira le sien ; que le Roy donne à la republique son offence, et tantost elle recognoistra avec usure ce bienfait, et luy fera hommage de son respect et fidelité ; que le Roy oublie tout le mal-talent avec ses sujets, et ils s’acquitteront et s’oublieront eux-mesmes pour l’honorer et servir de tout leur pouvoir. »

Les vues de L’Hôpital étoient d’un ordre très-élevé ; mais ce n’étoient que des théories, et la suite a prouvé qu’elles ne pouvoient malheureusement s’appliquer aux circonstances. Il quitta peu de temps après le ministère, et se retira dans sa terre de Vignay, près d’Etampes, où il rendit les sceaux le 7 octobre 1568.

  1. Ils firent donc imprimer. Cet ouvrage est intitulé :Requestes, protestations, remonstrances et advertissemens faits par monseigneur le prince de Condé et autres de sa suite, où l’on peut aisément cognoistre les causes et moyens des troubles et guerres présentes, Orléans, Ribier, 1567.
  2. L’un desquels. Titus de Castelnau. Il ëpousa en 1571 Jeanne de Courtenay, veuve du seigneur de Saint-Pol. Il fut assassiné deux ans après par les protestans.
  3. L’autre. Vespasien de Castelnau. Il mourut en 1069, au siège de Saint-Jean d’Angely.
  4. Commença de plier bagage. Elle alla rejoindre en Italie son époux le duc Octave. Son administration avoit été très-douce : elle publia en partant un manifeste où elle faisoit l’apologie de sa conduite, et donnoit à entendre qu’elle voyoit avec peine les mesures sévères du duc d’Albe.
  5. Ladron, lisez Lodron.
  6. Comte de Saulx. François d’Agoult, comte de Sault.
  7. Agé de soixante et dix-huit ans. Le connétable avoit soixante quatorze ans. Il mourut le lendemain de la bataille de Saint-Denis.
  8. Ponsenac fut déterré. Ponsneac n’avoit point été vaincu, comme le dit Castelnau : il avoit au contraire remporté un avantage sur les catholiques entre Gannat et Cognac. Après ce combat, il fut tué par ses soldats, qui allèrent ensuite joindre près de Chartres l’armée du prince de Condé.
  9. Le duc Jean Guillaume de Saxe. Il étoit le second fils de Jean Frédéric, que Charles-Quint avoit dépouillé de son électorat. Il fut la tige des ducs de Saxe-Weimar.
  10. Chombert. Schomberg.
  11. Ainsi que je diray cy-après. Le gouvernement de Saint-Dizier fut donné au duc de Guise sous Henri III. Nous avons déjà observe que les Mémoires de Castelnau ne vont pas jusqu’à cette époque.